Michelet, Hetzel, et les véroniques du peuple - article ; n°80 ; vol.23, pg 6-20

Marianne Roussier-Puig

Description

Romantisme - Année 1993 - Volume 23 - Numéro 80 - Pages 6-20
15 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Sujets

• Sociologie, société et politique

Informations

• Publié par: ROMANTISME
• Publié le: 01 janvier 1993
• Nombre de lectures: 27
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 2 Mo

Extrait

Marianne Roussier-Puig
Michelet, Hetzel, et les véroniques du peuple
In: Romantisme, 1993, n°80. pp. 6-20.
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Roussier-Puig Marianne. Michelet, Hetzel, et les véroniques du peuple. In: Romantisme, 1993, n°80. pp. 6-20.
doi : 10.3406/roman.1993.6207
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1993_num_23_80_6207 Illustration non autorisée à la diffusion
ne regarde pas si je pleure sauve-nous, sauve la France". Gravure de Théophile "Va,
Schuler, dans Michelet, Histoire de la Révolution Française, Hetzel, 1883, t. 2, Livre
VI, chap. 6, p. 207. Voir ci-après p. 16. Toutes les légendes sont celles des
illustrations de cette édition, tirées du texte, mais parfois d'un autre chapitre. Marianne ROUSSIER-PUIG
Michelet, Hetzel, et les véroniques du peuple
En 1872, la faillite de la "Librairie Internationale" d'Albert Lacroix semble
mettre fin de fait au droit exclusif que possède celui-ci sur l'édition de l'Histoire de
France et de l'Histoire de la Révolution de Michelet 1. En réalité, après avoir
obtenu un concordat, Lacroix publiera encore, entre 1876 et 1879, les grandes
éditions illustrées par Daniel Vierge des deux ouvrages de l'historien. Mais en
1879, Albert Lacroix, qui a déjà abandonné quelques années plus tôt ses droits sur
Les Misérables et Les Travailleurs de la Mer illustrés à Pierre- Jules Hetzel, signe
avec lui un nouveau traité. Cette fois-ci, il "vend et cède à Messieurs Hetzel et
Cie le droit exclusif de publier et d'éditer l'Histoire de France et l'Histoire de la
Révolution de Michelet en éditions populaires illustrées par livraisons à cinq, dix
ou quinze centimes, destinées à être réunies, suivant les besoins de la vente, en
fascicules et volumes" 2.
Ces éditions populaires, les premières, du texte intégral des deux grandes
Histoires de Michelet, paraîtront en effet d'abord en livraisons sur deux colonnes,
à cinq centimes, deux fois par semaine; puis cinq volumes grand in 8 réuniront les
livraisons de l'Histoire de France et quatre celles de l'Histoire de la
Révolution, à partir de 1882 3. Leur fabrication est astucieuse. Le livre populaire,
qui évite les pages blanches et les marges vides, est grand consommateur d'ima
ges. Hetzel s'assure d'abord le "prêt" des bois de Vierge : c'est un total de 898
bois, grands et petits, que la maison Lacroix lui fournira pour qu'il les remploie
dans son édition populaire. L'article 4 du traité prévoit en plus que "Messieurs
Hetzel et Cie feront faire à leurs frais les clichés des illustrations qui leur seront
nécessaires pour leurs éditions populaires". Ces dernières annoncent en effet la
participation de nombreux artistes à leur illustration : Schuler, Philippoteaux,
Raffet pour les "scènes historiques" ; Clerget, Riou pour les "vues pittoresques";
la Charlerie, Bayard, pour les portraits, et bien d'autres. Dans cet ensemble
hétérogène, où il est fort difficile de faire le départ entre gravures d'origine et
remplois, un nom attire l'attention, celui de Théophile Schuler. Or l'artiste préféré
de Hetzel, illustrateur attitré de Erckmann-Chatrian et de P.-J. Stahl était, en
1879, mort depuis un an. Les trente-neuf scènes historiques signées Schuler dans
l'édition Hetzel de l'Histoire de la Révolution viennent d'une œuvre plus ancienne
de l'artiste, elles sont tirées de l'illustration en cent-dix huit planches qu'il réalisa
pour l'Histoire d'un Paysan, roman que Erckmann-Chatrian publièrent chez Hetzel
en 1868.
ROMANTISME n°80 (1993 - П) 8 Marianne Roussier-Puig
Une telle pratique du remploi est devenue monnaie courante dans la deuxième
moitié du siècle. L'éditeur seul se charge de combiner texte et images et
l'illustrateur perd alors tout contact avec l'œuvre et avec l'écrivain. Exécutées dans
ces conditions, les éditions populaires suscitent la méfiance. En l'occurrence, il ne
s'agit pour Hetzel que de "bricoler" au meilleur prix une édition populaire des
œuvres majeures de l'historien que la "République des Républicains" est en train
de consacrer père fondateur de la légende nationale. Dans cette entreprise
opportuniste, le profit semble l'emporter sur le souci éducatif à l'égard du grand
public auquel le livre est destiné.
La question qui se pose est celle de l'unité de l'objet littéraire ainsi obtenu.
Que peuvent dire en effet, sur un texte, des illustrations qui n'ont pas été conçues
pour lui ? D'autre part, la présence simultanée de deux séries concurrentes de
planches, celles de Vierge, venues du fonds Lacroix, et celles de Schuler, venues
de l'Histoire d'un Paysan, ne fait-elle pas courir au texte le risque d'un
encombrement maximum par les images ? Celles-ci seront-elles dès lors à même
de remplir leur fonction, qui est d'éclairer le texte de Michelet, voire d'en faire
jaillir un sens neuf et ultime, aux yeux du lecteur des années 1880 ?
Hetzel et Michelet, théoriciens du livre populaire
Avant de conclure à l'insignifiance de cet ensemble disparate, examinons si
c'est aussi fortuitement qu'il y paraît que se trouvèrent réunies les différentes con
tributions à la présente édition. Il est vrai que l'enquête n'est pas aisée à mener :
des quatre principaux "collaborateurs", deux, Michelet et Schuler, sont morts
avant 1879. Un troisième, Vierge, a exécuté son travail plusieurs années
auparavant. Si ses contacts avec Michelet sont avérés, on n'en sait néanmoins pas
grand-chose, et il est d'autre part certain que, ayant travaillé pour une commande
d'Albert Lacroix, il est étranger à l'équipe de Hetzel. Pourtant trois de ces hommes
au moins : Michelet, Schuler et Hetzel, même si les deux premiers ne se sont
jamais rencontrés, se trouvent réunis par l'intérêt que chacun porte à l'histoire
populaire.
Pour Michelet, comme pour Hetzel aux alentours de 1868, le malheur de la
France depuis le coup d'Etat se réparera par l'éducation du peuple. Quelle
pédagogie mettre en œuvre, quels livres proposer ? En 1846 déjà, Michelet
s'interrogeait dans son Journal : "Que faut-il pour les masses ? Des romans ?
Non. Elles disent toujours : 'est-ce bien vrai?'" 4. Et en 1869, dans Nos Fils, la
figure de l'enfant relaie celle du peuple en formulant à nouveau la même exigence
de vérité : "Les livres qu'il nous faut[...] ce sont les livres vrais d'abord [...] Les
enfants ont ici l'instinct droit de nature. Quand vous leur racontez quelque chose :
'est-ce vrai ?', c'est le mot qu'ils disent d'abord" 5. Quant à l'éditeur de Erckmann-
Chatrian, il tient les romans de ces derniers pour des "œuvres graves" et son
avertissement aux lecteurs des Romans Nationaux qu'il publie en 1865 précise que
le travail des écrivains comme celui de l'illustrateur confère au livre : "le cachet de
réalité, de vérité absolue qui fait la force de l'histoire et laisse loin tout ce qui n'est
qu'œuvre de fantaisie" 6. Ce souci de vérité explique les affinités qui lient Hetzel à
Schuler. Ce dernier met au service de l'Histoire d'un Paysan la touche réaliste qu'il
a acquise au contact de la peinture de genre 7. Lorsque Hetzel recommande à son
"cher Schuler" : "Je vous prie de ne pas me faire de hors-d'œuvre d'ornement [...] véroniques du peuple 9 Les
Notre public ne veut que des vignettes à sujet faisant tableau tirées d'un des sujets
donnés par le texte même" 8 - manifestant ainsi combien l'image du livre
populaire a une fonction plus réaliste que décorative -, il est sûr d'être entendu de
l'Alsacien républicain dont le patriotisme s'enflamme devant les scènes
historiques : "Je ne m'occupe que de votre livre, difficile à illustrer, parce que le
roman domine trop parfois, et ainsi que vous je suis satisfait que les auteurs
comprennent qu'à la fin l'histoire doit prendre le dessus" 9, écrit-il à Hetzel à
propos de YHistoire d'un Paysan. Le livre populaire par excellence, celui qui
instruira les masses, c'est donc le livre d'histoire. Pour Michelet, il importe
d'abord d'enseigner "la France sous plusieurs titres