Responsabilité et fragilité - article ; n°1 ; vol.76, pg 127-141
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Description

Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique - Année 2003 - Volume 76 - Numéro 1 - Pages 127-141
15 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 2003
Nombre de lectures 25
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Paul Ricoeur
Responsabilité et fragilité
In: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°76-77, 2003. pp. 127-141.
Citer ce document / Cite this document :
Ricoeur Paul. Responsabilité et fragilité. In: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°76-77, 2003. pp. 127-141.
doi : 10.3406/chris.2003.2415
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/chris_0753-2776_2003_num_76_1_2415et fragilité* Responsabilité
Paul Ricœur
Je veux d'abord vous remercier de m' avoir invité à inaugurer, par cette
conférence, les manifestations du Centenaire de l'AEPP. Vous avez voulu
m'interroger sur le sens que peut avoir encore l'histoire au vu de ses aspects
tragiques ou, pour le dire sans me prononcer sur la notion du tragique, au vu
des violences incroyables de ce terrible XXe siècle.
Vous me permettrez d'apporter deux correctifs à la question que vous
m'adressez. D'abord, vous me permettrez de ne pas attaquer de plein fouet le
thème intimidant du sens de l'histoire et de le tenir en réserve jusqu'à la der
nière minute, jusqu'à la fin de cette conférence-débat. Je préfère partir du
thème général de notre rassemblement : quelle responsabilité aujourd'hui
dans le monde où nous vivons ? Si je préfère commencer ainsi, c'est d'abord
parce que je crois pouvoir dire quelque chose d'entrée de jeu sur la responsab
ilité. Et c'est ensuite parce que le trajet, qui irait d'un sens de l'histoire à
des responsabilités qui trouveraient une justification dans ce sens allégué ou
présumé, est devenu pour nous incertain, peut-être même impraticable ; alors
que la voie étroite allant du sens de la responsabilité au sens de l'histoire est
encore ouverte, au prix sans doute d'une révision sévère de ce qu'on a pu
entendre autrefois par « sens de l'histoire ».
Le second correctif que je propose est mineur mais non dénué d'import
ance. On abuse aujourd'hui du terme : conscience tragique de l'histoire,
pour y accumuler pêle-mêle les catastrophes naturelles aux bilans écrasants,
la perte inattendue ou prématurée d'un être cher, les conflits majeurs dans
lesquels l'intervention des hommes aggrave la situation et précipite la catas-
* Conférence donnée à l'Association des Etudiants Protestants de Paris, Rue de Vaugirard le
24 mars 1992, après une introduction par François Scheer et Olivier Abel -ndlr.
Yll Paul Ricœur
trophe ; ce dernier usage du mot est plus proche de l'origine grecque du tra
gique. C'est pour éviter cette équivoque que l'on préférera parler ici de la fra
gilité liée à l'exercice public de l'action humaine, plutôt que du tragique de
l'action, en dépit d'une parenté importante entre les deux phénomènes ; celle-
ci consiste en ceci que le fragile comme le tragique naît du conflit entre des
êtres humains de qualité, que leur grandeur même affronte ; tous les exemples
que nous allons considérer mettent en jeu la grandeur, non la petitesse des
agents humains ; en outre, le fragile, comme le tragique, révèle une sorte
d'obstination dans la finitude, de clôture à l'autre, de la part des grandeurs
même que l'action affronte. La grande différence, néanmoins, entre le fragile
et le tragique réside dans leur rapport différent à la responsabilité. Le tragique
évoque une situation où l'homme prend douloureusement conscience d'un
destin ou d'une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même ; la
dimension « fatale » ou « destinale » du conflit fait que le conflit est irrémé
diable, que la « collision » - pour reprendre le terme de Hegel dans ses Leçons
sur l'Esthétique - aboutit à la destruction mutuelle des protagonistes. Le fra
gile ne comporte pas cette faculté en vertu de laquelle ces derniers concourent
à leur perte par les efforts mêmes qu'ils déploient pour écarter l'issue désas
treuse. Le fragile appelle au contraire à l'action, en vertu d'un lien intrinsèque
- que l'on va maintenant montrer - avec l'idée de responsabilité. Mais il ne
faudra peut-être pas oublier cette parenté inquiétante avec le tragique toutes
les fois que les interventions humaines les mieux intentionnées tendront à
aggraver les maux qu'elles prétendent guérir.
Le lien entre le fragile et la responsabilité - lien que je viens de dire intri
nsèque - peut être montré en partant de l'idée même de responsabilité. Je dirai
- avec Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité - que la responsabilité a
pour vis-à-vis spécifique le fragile, c'est-à-dire à la fois le périssable par fa
iblesse naturelle et le menacé sous les coups de la violence historique.
Le philosophe l'appelle principe parce qu'il s'exprime d'emblée comme
un impératif que rien ne précède ; mais c'est enveloppé dans un sentiment
que nous découvrons ce principe, un sentiment par lequel nous sommes
affectés, atteints, au niveau d'une humeur fondamentale où nous nous tenons
tout d'abord. Nous nous sentons requis, enjoints par le fragile, sous les mult
iples figures que l'on va évoquer un peu plus loin - enjoints de faire quelque
chose pour..., de porter secours, certes, mais mieux, de faire croître, de per
mettre accomplissement et épanouissement.
La force de sentiment consiste d'abord en ceci qu'elle nous fait ressentir
une situation qui est, mais ne devrait pas être. L'impératif fait corps avec ce
128 Responsabilité et fragilité
que nous percevons comme déplorable, insoutenable, inadmissible, injusti
fiable. Voyez, quand un enfant naît : du seul fait qu'il est là, il oblige. Nous
sommes rendus responsables par le fragile. Or, que veut dire : rendus respon
sables ? Ceci : quand le fragile n'est pas quelque chose mais quelqu'un,
comme ce sera le cas dans toutes les situations considérées - individus,
groupes, communautés, humanité même - ce quelqu'un nous apparaît
comme confié à nos soins, remis à notre charge. Nous en sommes chargés.
Mais attention : l'image de la charge, du fardeau qu'on prend sur soi, ne doit
pas rendre inattentif à l'autre composante sur laquelle l'expression « confié à
nos soins » met l'accent. Le fragile qui est quelqu'un compte sur nous ; il
attend notre secours et nos soins ; il a confiance que nous le ferons. Ce lien
de confiance est fondamental. Il est important que nous le rencontrions avant
le soupçon, comme étant intimement lié à la requête, à l'injonction, à l'impér
atif. Il en résulte que dans le sentiment de responsabilité nous sentons que
nous sommes rendus responsables de.... par... .
Arrêtons-nous ici pour mesurer l'écart qui s'est creusé entre une analyse
de la responsabilité introduite par le rapport au fragile et une analyse plus tra
ditionnelle, selon laquelle la responsabilité consiste à pouvoir se désigner
soi-même comme l'auteur de ses propres actes. Cette définition n'est certes
pas abolie. Si nous ne pouvions, après coup, reprendre dans une brève remé-
moration le cours de nos actes et les rassembler autour d'un pôle que nous
disons être nous, auteur de nos actes, nul ne pourrait non plus compter sur
nous, attendre que nous tenions nos promesses.
Mais voyez combien cette notion de responsabilité, survenant dans l' après-
coup de l'action, est courte : d'abord elle est tournée vers le passé et non vers
le futur. Et cela reste vrai lors même que nous nous tenons prêts à réparer les
dommages causés par nos actions (c'est la définition de la responsabilité en
Droit Civil), ou que nous assumons les conséquences pénales d'actions délic
tueuses (c'est la définition de la responsabilité par le Code Pénal). Certes, les
conséquences assumées constituent déjà une tranche de futur par rapport aux
actes eux-mêmes. Mais ces conséquences, elles aussi, ont déjà eu lieu quand
le jugement est porté ; c'est donc toujours vers l'arrière que nous sommes
tirés, vers la retrospection. C'est là une grande différence avec l'appel venu
du fragile. La question est alors : que ferons-nous de cet être fragile, que
ferons-nous pour lui ?
C'est vers le futur d'un êt

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