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Dèslemilieuduprintemps,laCraucommenceàse recouvrirdemoutons.Onlesavaitdispersés enpetits lotsdansuneinfinitéde bergeriesetdemaspour passerl'hiver.Maintenantilssortentdetouslescôtés encompagnies,enbataillons,régiments,corpsd'armée, hordefaisantfumerlaterresousdesmilliersdepetits pas.LesbêtesregardentducôtédesAlpes.Pardes mouvementsinsensibles,elless'assemblent,ellesse poussentets'agglomèrentducôtédel'Est.Chaque matin,ellesreniflent,ellesbêlentverslesoleillevant. Ons'aperçoitqu'ils'agitmoinsd'ordresémanantdes hommesqued'uneobéissance à desprincipesnaturels. Lesbergersontmoinsl'airdecommanderqued'être emportésetquandonlesvoits'affairerautourdes bâts,chargerlesmuletsetlacharrette,c'estcommedes naufragésquipréparentlesradeaux. Ya-t-illavoixd'unpatron,d'ungénéral,d'un dieu,ouest-celepoidsnatureldecescentmillebêtes quientraîne?maisunmatinlesvoilàlemuseaupointé verslaroute.D'unpasàl'autresanshâte,maisavec uneobstinationqueriennepeutcontraindre,latrans-1
LANOUVELLEREVUEFRANÇAISE humancesemetenmarche.ParSalon,parLambesc, parCoudoux,partouteslespetitesvalléesquimontent versleplateaudelaTévarése,Aix-en-Provence,Sainte-Victoire,ellesedirigeverslavalléedelaDurance. Pendantquelespremiersmuletsportantlesbâts pénètrentdanslesforêtsdechênesvertsducôtéde Rognes,d'autress'engagentsurlepontdeMallemort, desmilliersdebêtesremplissentlesroutesàCharleval, laRoqued'Anthéron,Saint-Estève,lePuySainte-Réparade,faisantretentirdesonnailles,debêlements, decris,decoupsdesiffletsetdugrondementdeleur marche,leslargesdéploiementsdelaDurancebasse. Pourcespremierspaysquelatranshumancetraverse, qui cesontles«TempsdeRomereviennent.La poussièrefumesouslepasdestroupeaux,commeelle fumaitsousleslégionsenmarche.Cenesontplusles vieillesmuraillesdutempsdesCésars,lestorsesde Minerve,lesruinesdetemplesquisontanachroniques, maistoutecettequincaillerieautomobileengluéedans lafouleinnombrabledesbêtes.Lesvoituresdetourisme oud'affaires,lescamions,lescamionnettes,quinese sontpasdétournésàtempsdesroutesd'invasion, sontarrêtés,auborddesfossés,entrelesplatanes. Lesconducteursqui,ilyaquelquesinstants,apparte-naientencoreauxxesiècle,aumonde delavitesse, sontauxprisesaveclesvieuxcaractèresancestraux. Onnepeutpasnepascomprendrelagrandeurnaturelle quiémanedecesvastesmouvementscommandéspar lesnécessitésimpérieusesdelavie.Onnes'impatiente pascommedansunembouteillageordinaire.Onattend. Onapprend.I,esvieillescuriositéssontsatisfaites.Tel qui,ilyacinqminutes,conduisaitunevoituredesport, estsaisidel'espritd'immobilitéquianimaitlepeintre desparoisdescavernes.Iladmirelesénormescornes desbéliers;ilestdivinementeffrayédecettemultitude demuseauxtendusverslesmontagnesdel'Est;il
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comprendlagloiredel'hommequimarcheentête, quimetdel'ordredanscettehordeetcechaos,qui présideàcegigantesquechangementderésidenceilest touchédanscequesanatured'hommeadeplussimple etd'essentiel;ilesttransportédelamécaniquedans lavie.Ilnes'agitplusdepasserdesvitessesoude fairelepleind'essence,ils'agitdesupputeràquel momentilfaudradonnerdureposàcesbrebisqui boitentetquis'appellent,àcesagneauxquisuivent obstinémentlacadenced'unemarchesanspitié. Commeunemarée,unmascaretquiremonteles fleuves,cetimmensetroupeaudeplusieurscentaines demilliersdebêtesremontelavalléedelaDurance, submergeantlesvilles,lesvillages,etleshameaux, débordantlesruesdeschefs-lieuxdecantons,frottant salaineetsonsuintcontrelesmursdesbanquesetdes préfecturesetdesboutiques,emportantleséventaires, envahissantlesfontaines. Amesurequecettemaréemonte,lesbêtesquila composentdeviennentplusmartiales.L'airdeshau-teursquileurarrivemaintenantparbouffées,chargé duparfumdeshautspâturages,donnedelavigueur àleurcollier.Lessonnaillessonnentplusdur,les bêlementssontplusimpérieux.Duhautdestertreset descollinesquidominentl'embranchementdesvallées, onvoitfumerdespoussièresquesoulèvecettemarche obstinéeetardente. I,à-haut,danslamontagne,lescampementssont déjàprêts.Lesfourrierssontallésouvrirleschalets, aérerlespaillasses,refairelesenclos.Sil'ons'élevait assezau-dessusdelaterrepourvoirlesbutsencore lointainsdecettetranshumance,ondistingueraitdans lessolitudesdessommetslesfilsdefuméequisortent desvieillescheminées,prèsdesquellesonl'attend.Mais, desfondsoùcettehordedemongolss'obstineetpiétine, onnevoitencoreque laroute.Certes,depuisledépart
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delaCrau,cetterouteachangé;onestdéjàdansun autrepays.Onadepuislongtempsquittélepaysdes tamaris,dessalicornesetdeschardons,onamême dépassélepaysdesoliviersetdeschampsenterrasses, onaatteintlacontréedesgrandschênes,desvergers depoiriers,deseauxfraîches,desherbesdéjàgrasses. Déjàaucoursdesreposetdeshalteslesbêtesont goûtéà unepâtureplusricheetplusparfumée.Déjà, ellessontalléesboireautorrentuneeauqu'ilétait impossibled'imaginerenbasdanslaCrausèche.Déjà toutecettefatiguedelamarche,toutledramedecette irrésistiblepousséeenavant,aétépayé.Maisc'est plushautetplusloinencorequ'ilfautaller. Contrairementàcequ'onpourraitcroire,cette maréeneperdpasdeforceens'éloignantdesonlieu d'origine.Elleengagne,elleestdeplusenplusintré-pide.Chaquesoir,aucrépuscule,latranshumancefait halteauborddesaroute.Toutcequ'ellecontientde passionsanimalesrevientàsesmotifslabrebisallaite sesagneaux,lebéliervad'amourenamour,debataille enbataille,deronflementsenronflements.Puisdans ungrandsilencelesbêtesdorment.C'estl'heureoùle bergerredevientpourquelquesminutesl'hommede sonsiècle.Ilpeutfumersapipeoupenseràlachanson surlaquelle,enbas,ledimancheildansaitavecles filles.Luiaussitranshume;luiaussichangedevie. Unairnouveauemplitsespoumons. Decetemps,lesétoilesetlesoleilpoursuiventleur route.Voilàdéjàvingtjoursqu'on estpartietils'en fautencoredequinzequ'onsoitarrivé.I/étémonte, ilfautarriveravantlui.Onpartalorsàl'épaisdela nuit.Onréveillelesbêtesàcoupsdefouets,desifflets, d'aboisdechiens.Onlespousseencoreverslaroute; onbalancedeslanternesàboutdebras.Oncriedes ordres.Onplantedesbougiessurlebâtdesmulets entête;onaccroche desfanauxrougesauxcharrettes,
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ondoublelesserre-files.Lanuits'emplitsoudaind'un énormebruitdetorrents.Danslesvillesendormies, lescommerçantsetlesbourgeoisentrouvrentunœil. Unerumeurd'histoireetdelégendeentredansleur sommeil.Leschiensdesfermess'agitent,leséchos grondent.L'énormetroupeagitantsesarmuresetses clochesébranlelasonoritédes vallées. Valléesdeplusenplusétroites,àmesurequ'elles remontentversleursorigines;troupeaudeplusenplus longàmesurequ'ilentredansunpassageplusétroit. Aumomentoùl'ététouchelesmontagnes,oùs'allument lespremièresfleursdansleshautspâturagesd'Allos, danslesprairiesduMont-Viso,danslessolitudesdu Lautaret,lepremiermuletbientôtsuividespremiers moutonsprendpieddanslamontagne.Depuisle départdelaCrau,latranshumances'estmorcelée.Elle couvrelesAlpesdepuisleColdeTendejusqu'àModane, maispourarriveràserépandredansleshautspâtu-rages,elleadûs'embrancherdansdesquantitésde valléesunepartiedesmoutonss'enestalléeversles montagnesdeBarcelonnette,uneautreversBriançon, uneautreversGrenoble.Ilya desgîtesdetranshu-manceau montGénèvre,versNêvache,d'autresau ColdeLarche,auColdelaMadeleine,d'autresversle ColdeLus-la-Croix-HautedanslemassifduJocond etduGarnesier.Maistoutestsibienréglédepuisdes sièclesqu'aumomentmêmeoùlafleurd'étépointe dansnospâtures,lepremiermuseaudemoutondestiné àmangercetteherbe,pointedanslechemin.Icicepen-dantseromptl'élanirrésistiblequipoussaitlesbêtes surlesroutes.Ellessaventqu'ellesvontarriver.Le mouvementseralentit.Cen'estplusunmouvementde recherchesetdeconquêtes,c'estunmouvementd'ins-tallation.Leshommesonteul'airdeconduire;en réalité,ilsn'ontrienconduit.Silesmoutonsn'avaient paseudeberger,ilsauraientquittélaCrautoutseuls,
LANOUVELLEREVUEFRANÇAISE ettoutseuls,ilsseraientvenusdanslamontagne. Ilsauraientmispeut-êtreunpeuplusdetemps,ils seraientsansdoutearrivésmoinsnombreux,maisils seraientarrivés.Si,hier,lesbergersavaientvoulules arrêteràl'étape,ilsn'auraientpaspu.Lesmoutons seseraientéchappésetseraientmontésici.Aujourd'hui, silesbergersvoulaientlespousserplusloin,lesmoutons resteraientoùilssont.Ilssontarrivésetilslesavent. Alorscommenceuneviepaisible.Lapatried'étéest trouvée.Lesbrouillardspeuventcernerletroupeau, lefroid,legeldel'altitudepeuventl'assaillir,lestem-pêtesglacéesletranspercer,ilrestelà,ils'accroche,il s'accoutume,ilestchezlui.Ilvit,ilmange,ilprolifère. Ilnemarcheplus,ilsepromène,ilsedéplace.Ilnese de en déplaceplusdedésirendésir,maisjoiejoie, ilatrouvésonrepos.Ill'atrouvépourdelongsmois. Maisilnel'apastrouvépourtoujours.Lesbalances quirèglentlemouvementsontdansleciel.Lescons-tellationsd'étédescendentlentementversl'Ouest. Chaquematin,lecieldel'aubeestenvahiunpeuplus desconstellationsd'hiver.Rienapparemmentnechange danslecomportementdeceshordesdemoutonséqui-libréessurlessommetsdesAlpes.Cependantunbeau jourlesmuseauxpointentverslesroutesquides-cendent.L'herbeseflétritsouslespremiersgels.Les muletssontsortisdeleurenclos,lesbêtessontchargées, lesfouetssebrandissent,lessiffletséclatentettoute lahordes'ébranlesurlarouteverslesplaines,versle soleil,verslapatried'hiver.Denouveauleschemins seremplissent,lesnuitsdespetitesvillesredeviennent desnuitsdespremiersâges.Latranshumancefait refluersamarée.
Devantmaterrasseonagardéunchampdelavande enfleurspourlagraine.Ilestcouvertd'unenuéede
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papillons.Cematinilyaunepointedemistral,bon, frais,assezfortpourcourberlapointedescyprès. Jem'attendaisàvoirtouscespapillonsemportéset dispersés.Pasdutout.Ilsn'ontpasl'airdesesoucier deceventquicependantm'oblige,moi,àfaireun certaineffortpourallercontrelui.Eux,ilsvontcontre leventavecaisance.C'estmêmemieuxencoreIls vontcommes'iln'yavaitpasdeventdutout.Oril s'agitdupapillonlepluscommun,levulgaireblanc duchou,lapiéride.Iln'estpastailléengrandvoilier commelemacaonetl'Apollon,cen'estpasunaristo-crate,c'est unsimplecampagnard.Surlemoment jen'encroispasmesyeux.Ilfautquejevoielesarbres bouleversés,ilfautque jesentel'effortquejedoisfaire, moi,pourmarcher,pour êtrebiencertainquelevent comparéàlafragilitédel'animaldevraitêtre,àson échelle,aussicatastrophiquequelesontàlanôtreles typhonsàprénomsfémininsquidévastentlesFlorides, fontcentmorts,décoiffentlesmaisons,emportentles automobilesetdéracinentleschênes.Lesmusclesdu papillondechousontminuscules.Etilrésiste.Non seulementilrésiste,maisilfaitexactementcomme siceventn'existaitpas.Ilsuffitdecinqminutesdevant cespectaclepourcomprendrequenosavionsnesont sommetoutequedesappareilsdeprothèse,quenotre ingéniosité,notrescience,sontpeudechose. Etjen'aiqu'àtournermonfauteuilpourêtreune foisdeplusremisàmaplace.Entrelesbranchesdema treillederoses,unearaignées'estinstallée.C'estégale-mentlapluscommunedesaraignées.Jen'aipaseula curiositédechercherson nom,maisj'envoispartout desemblables,ellen'estpasrare.J'enaidansmon poulailler,contrelespoutresdemonhangar.Jeparle decelle-làparcequ'elleestsousmesyeuxetqu'ilya plusd'unesemainequejel'observe. Elleaarrimésatoilequiabienundemi-mètrecarré
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desurfaceàunbranchillonderosier,àl'aspéritéd'un voletetaucoindelaportedemabibliothèque.Ces câblesd'arrimagesontposésàl'endroitexactoùils doiventêtrepourquetoutl'appareilsoitenéquilibre parfait,àlafoissolideetsensibleaupluslégerattou-chement.Cecin'estpasnouveau.Aussibienn'est-ce pasiciuneleçond'ingénieurdespontsetchaussées, qu'onvamedonner,maisdemoraleouplusexacte-mentdecaractère.Carnesommes-nouspas(commede notreintelligence)infatuésducaractèredenotrecondi-tionhumaine(neserait-cequepourorgueilleusementen soulignerletragique)? Chaquesoirlatoiledecettearaignéeestenlambeaux, eux-mêmesencombrésdebrinsdepaille,defeuilleset dedétritus.Chaquesoirl'animalvientladébarrasser detoutcequil'encombre.Elleprocèdeavecméthode etdélicatesse.Aprèsquoi,chaquesoir,lafileusese metàfilerlefiletàtisserdenouveaulatoile;chaque soir,ellelefaitsanshâte,dansunordreparfait.En seplaçantd'unecertainefaçon,onvoitluiretout ledessindel'architecture.C'estnonseulementadmi-rable,maisc'estchaquefoisadmirabledelamême manière.Jamaisenhâte,jamaisderavaudagemalfait, jamaisdel'aprèsmoiledéluge.Inlassablement,chaque soirlemêmesoinest apporté,lesfilssontplacésles unsàcôtédesautresàlamêmedistance,lamême merveilleestreconstruite.Onsentquecetravailest laraisond'êtredel'êtreaniméquil'exécute.Combien d'hommespourraientendireautant. Jetrouvequ'àcôtédel'humilitéquidevraitemplir noscœurs,l'humilité dite«chrétienne»estencore tropentachéed'orgueil.
la Ilfaittellementchauddansjournée,quelesoir