Éloge de l anecdotique
188 pages
Français

Éloge de l'anecdotique , livre ebook

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188 pages
Français

Description

L'anecdotique est le mal-aimé de l'art. Son concept est couramment sollicité pour désigner une œuvre jugée médiocre, voire mauvaise. Même du point de vue de la narratologie, un récit anecdotique sera un récit superficiel, sans grand intérêt. Le présent essai vise à le réhabiliter et à lui rendre justice en tentant de le redéfinir en lui-même et dans son rapport à son contraire, l'essentiel, l'absolu, l'infini. Son rejet est un phénomène du XXe siècle, relativement récent, sur lequel on peut s'interroger.

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Publié par
Date de parution 01 janvier 2015
Nombre de lectures 28
EAN13 9782336365282
Langue Français
Poids de l'ouvrage 3 Mo

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Extrait

un récit dit anecdotique sera un récit superIciel, sans grand
tentant de le redéInir en lui-même et dans son rapport à son contraire, l’essentiel et ses diverses expressions, l’absolu, l’inIni,
Philippe MARCELÉ
ÉLOGE DE L’ANECDOTIQUE
Histoires et idées des Arts
Éloge de l’anecdotique
Histoires et Idées des Arts Collection dirigée par Giovanni Joppolo Cette collection accueille des essais chronologiques, des monographies et des traités d'historiens, critiques et artistes d'hier et d'aujourd'hui. À la croisée de l'histoire et de l'esthétique, elle se propose de répondre à l’attente d’un public qui veut en savoir plus sur les multiples courants, tendances, mouvements, groupes, sensibilités et personnalités qui construisent le grand récit de l'histoire de l'art, là où les moyens et les choix expressifs adoptés se conjuguent avec les concepts et les options philosophiques qui depuis toujours nourrissent l'art en profondeur. Dernières parutions Jean-Claude CHIROLLET,L’interprétation photographique des arts. Histoire, technologies, esthétique, 2013. Jocelyne CHAPTAL,Renaissance et Baroque, tome 1 et 2,2012. Pierre BERGER et Alain LIORET,L’Art génératif. Jouer à Dieu... un droit ? un devoir ?, 2012. Denis MILHAU,Du réalisme, A propos de Courbet et Baudelaire, mais aussi de Cézanne, Kandinsky, Apollinaire, Picasso et quelques autres,2012. Olivier DESHAYES,D’Eros à Agapè ou la correspondance de Mme Deffand avec Horace Walpole, 2011. Jean-Claude CHIROLLET,La question du détail et l’art fractal (à bâtons rompus avec Carlos Ginzburg), 2011. RIBON Michel,L’art, miroir de vies et créateur de mondes, Essai sur la peinture, 2010. Sonia DELEUSSE-LE GUILLOU,Eugène Ionesco, de l'écriture à la peinture,2010. Océane DELLEAUX,Le multiple d'artiste. Histoire d'une mutation artistique. Europe-Amérique du Nord, de 1985 à nos jours, 2010.
Philippe MARCELÉ
Éloge de l’anecdotique
© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-343-04969-4 EAN : 9782343049694
Introduction
Il n'est subject si vain, qui ne mérite un rang en cette rapsodie. « » Les Essais – Livre 1, Chapitre 13 Michel de Montaigne :
Le musée de l’Accademia, à Venise, conserve une toile de Tie-polo traitant le sujet classique deL’enlèvement d’Europe. Elle date de 1725 environ. Tiepolo étant né le 5 mars 1696, il devait avoir à peu près vingt neuf ans. C’est donc une peinture de rela-tive jeunesse.
Au début du XVIII° siècle le sujet, inspiré de l’Antique, n’a rien d’extraordinaire. La référence auxMétamorphosesd’Ovide est banale depuis la Renaissance. Ce qui change c’est l’usage que l’on fait de ces sources d’inspiration et leur place par rapport aux thèmes religieux inspirés de la Bible ou des textes canoniques. Au début du XVIII° siècle à Venise comme ailleurs, le ton dominant s’attache au plaisant, voire au libertinage, ce qui est peu en accord avec la gravité supposée de la contemplation philosophique et, plus encore, de la dévotion. La rigueur un peu austère du néoclas-sicisme ne viendra que plus tard en relation avec les idées des « lumières » et ce n’est pas en Italie qu’elles se manifesteront avec le plus d’évidence. En ces premières années du XVIII° siècle ce qui plaît aux classes dominantes un peu partout en Europe, celles qui achètent les tableaux, c’est un art de l’agréable et du frivole, souvent galant, mais qui surtout se doit d’être « léger ». Le thème de la jeune fille à l’escarpolette s’impose et perdurera chez un Fragonard jusqu’à la fin du siècle, coexistant même, comme son contre-point, avec le néoclassicisme. Le thème est emblématique : il contient tout à la fois, la malice libertine (pro-fiter des envolées de la robe et des jupons pour voir à la dérobée ce qui se cache en dessous) et la fascination pour l’instable. Le « bon moment » saisi (arrêté) du mouvement d’une balancelle in-carne tout autant un thème pictural qu’un mode de penser. Les Hasards heureux de l’escarpoletteFragonard, daté de 1767, de donne une expression emblématique de cet idéal pictural et aussi
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1 de sa symbolique implicite . Elle est parfaitement conforme aux goûts d’une classe qui se sent inconsciemment finissante et dont le mode de vie ressemble fort aux allers et retours, sans but, de l’escarpolette. Profiter de l’instant, aussi fugace soit-il, pour voir ce que cachent les jupons et «après moi, le déluge» - selon le célèbre aphorisme de Louis XV - telle pourrait être, en résumé, la philosophie de cette classe. C’est aussi une façon d’être.
Il y a aussi des escarpolettes chez Tiepolo. Cependant dans le petit tableau de l’Accadémia(100 x 135 cm) il n’y en a pas. Mais l’instabilité du moment est tout aussi présente. Le sujet est antique mais on est, dans le tableau, au XVIII° siècle. La jeune princesse phénicienne (ou, ici figurée comme une vénitienne), entourée de ses compagnes, est déjà montée, séduite, sur le taureau - incarna-tion du Dieu - qui va l’emporter (certains commentateurs ont avancé l’idée qu’elle pourrait être une représentation de l’épouse du peintre). Mais cet instant de calme apparent sera nécessaire-ment très court. Europe ignore encore ce qui va se produire dans les secondes qui vont suivre. Elle est parfaitement sereine et in-troduit, dans la composition, la seule véritable verticale, signe de calme et de stabilité. Cependant, autour d’elle, ses compagnes semblent plus agitées. Du moins, certaines d’entre elles. L’une, en bas à gauche, tend les bras vers la princesse comme pour l’avertir du danger. Cependant, le serviteur (un esclave ? Il y avait des esclaves à Venise) noir qui lui tend un plateau, probablement chargé de friandises, témoigne que la partie de campagne se pour-suit dans l’inconscience de ce qui va suivre.
Le sujet est galant : c’est l’amour. Mais il est aussi tragique puisqu’il s’agit d’un viol (le rapt n’est pas autre chose). Même si le viol est perpétré par un dieu, un viol reste un viol (Zeus/Jupiter est d’ailleurs coutumier du fait : lorsqu’il prend une maîtresse parmi les mortelles, c’est rarement avec son consentement). Or précisément, le fait que le violeur soit un dieu – et pas n’importe lequel, le plus puissant des dieux –, loin de diminuer le caractère dramatique de l’événement, l’augmente au contraire. Il est tou-jours dangereux de côtoyer de trop près les dieux et on sait que
Figures de la pesanteur ͳ Voir à ce propos, d’Étienne Jollet, « », Éd Jacqueline Chambon, Nîmes, ʹͲͲͺ.
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les amours de Jupiter se sont rarement bien terminées pour ses maîtresses. Europe, il faut le reconnaître, ne sera pas, à tout pren-dre, la plus mal lotie. Mais le sort tragique de Sémélé, consumée comme une torche, pour avoir eu l’imprudence, poussée par la jalousie de Hera/Junon, de vouloir voir le dieu dans toute sa splen-deur, n’en est que plus exemplaire.
Toute la partie basse du tableau joue sur l’ambivalence du mo-ment en opposant la sérénité d’Europe, qui vient à peine, séduite, de s’asseoir sur le dos du taureau, aux mouvements contrastés de ses compagnes. Mais c’est toute l’atmosphère irréelle du tableau, le jeu étrange des clairs obscurs, qui marquent son ambiguïté. Il se dégage quelque chose de tragique d’une scène qui pourtant, pour ce qui en est littéralement montré, n’est qu’une partie de plaisir.
Or, cette idée de partie de plaisir est en elle-même, ambiguë. En principe, le tableau est un Tableau d’Histoire, répondant aux critères du genre. Selon la logique de «l’Ut Pictura Poesis» il renvoie aux textes anciens, à celui d’Ovide notamment. Selon les Métamorphoses, Europe avait l’habitude de venir sur cette plage de Tyr où Zeus l’a remarquée, avec ses compagnes, pour jouer. C’est bien ce que montre la peinture de Tiepolo, si on en juge par la jeune fille dansant sur la droite, en s’accompagnant d’un tam-bourin. Mais en même temps, Tiepolo brouille la référence ovi-dienne, en transformant la scène Antique en « scène de genre » contemporaine. Europe est devenue une jeune aristocrate véni-tienne, engagée avec ses suivantes, dans un pique-nique à la cam-pagne, ce dont témoigne, notamment, leur tenue vestimentaire. On ne voit guère la plage ni la mer sur laquelle Jupiter entrainera Europe selon la légende ovidienne. Mais bizarrement, on ne voit pas vraiment non plus la verte prairie sur laquelle le troupeau était censé paître et les jeunes filles folâtrer.
L’absence de la prairie fleurie n’est pas l’élément le plus im-portant. Les conventions de figuration des sols, dans la peinture du XVIII° siècle, peuvent l’expliquer. Quant au glissement de la peinture d’histoire vers la peinture de genre, par une réinterpréta-tion des thématiques antiques, il est dans la logique du « rococo » (même si Tiepolo n’est pas exactement un peintre rococo) pour
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