Des petits coins de paradis
64 pages
Français

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Des petits coins de paradis , livre ebook

64 pages
Français

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Description


Les " confessions " de Jacques Weber : la naissance d'un écrivain.






C'est au cimetière du Père-Lachaise, un jour qu'il s'y trouvait pour accompagner son ami Serge dans son dernier voyage, que Jacques Weber a vécu ces heures lentes, lourdes. Elles auraient dû l'accabler, l'anéantir. Elles ont renforcé son goût de vivre, son insatiable appétit des autres. Au fond de lui-même, il a réagi à la manière tonique d'un Léo Ferré : " Tu meurs, moi pas ! "


Un autre jour, deux années plus tard, Jacques Weber a éprouvé l'envie irrésistible de donner une deuxième vie à Serge, en jetant tout sur le papier : leur rencontre imprévisible et extravagante, leurs amis, leurs amours, leurs chagrins, leurs joies.


En racontant Serge, Jacques se raconte aussi, un peu, pas trop, juste pour qu'on comprenne bien de quoi s'est nourrie leur vie d'artistes, leur existence d'humains : d'émotions et de découvertes, de coups de cœur et de partages, de coups de gueule sans retenue et de silences pudiques. En faisant revivre Serge, Jacques met aussi en lumière, pour " quelques secondes d'éternité ", Marie, Nathalie, John, Luc, Sandrine et d'autres, tous siens, tous leurs. Si des noms connus surgissent (Pierre Brasseur, Michel Simon, Simone Signoret...), c'est qu'ils ont leur place affectueuse et irremplaçable dans la vie de Serge et de Jacques, simplement, sans plus.



Des petits coins de paradis est un récit émouvant et magnifiquement écrit. Une sorte d'Ulysse au pays des merveilles. Une déclaration d'amour passionnée à la vie.





Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 30 avril 2015
Nombre de lectures 16
EAN13 9782749119106
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0097€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture

Jacques Weber

DES PETITS COINS
DE PARADIS

Pour mémoire(s)

Récit

Description : C:\Users\DVAG\Desktop\1_EPUB_EN_COURS\Images/Logo_cherche-midi_EPUB.png

Directeur éditorial : Arnaud Hofmarcher
Directeur littéraire : Jean-Paul Liégeois

Couverture : Rémi Pépin 2009.
Photo de couverture : © Guy Isaac.

© le cherche midi, 2011
23, rue du Cherche-Midi
75006 Paris

Vous pouvez consulter notre catalogue général
et l’annonce de nos prochaines parutions sur notre site :
www.cherche-midi.com

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN numérique : 978-2-7491-1910-6

Petit avant-propos

« Tout finit par des chansons », disait Beaumarchais. Tout se dit, tout revit par les chansons. Et « Je me souviens » se fredonne plus souvent qu’il ne s’écrit. C’est pourquoi j’ai été si heureux de la belle idée qu’a eue Jean-Paul Liégeois de flécher le parcours du lecteur par des titres et des mots chipés à la chanson française1 : Ferré, Brel, Brassens, Trenet... Trois petites notes de musique et Les Copains d’abord...

Jacques WEBER

. Voir en annexe les sources des titres de chapitre.

Ce que je dis, c’est en passant...

Gilles VIGNEAULT

(in Ce que je dis)

1

Mais il y a le mari de Marie...

Réchappée d’un péplum allemand, vestige de la pompe républicaine, la porte était énorme, lourde et laide, comme s’il fallait à tout prix marquer, fermer un territoire interdit estampillé solennel...

Un vaste parc vallonné que l’on grimpe par petites allées de graviers ordonnant à la va-comme-j’te-pousse coquettes dalles sombres, vestales blanches et ocres, géraniums, marbres, fleurs en pots, gerbes récentes ou fanées, rubans violets à lettres d’or.

Le Père Lachaise, je ne sais pas qui c’est... une station de métro de préférence, un cimetière en fin de compte, un rendez-vous à heure précise où l’on n’a rien à dire, rien que des bonjours murmurés, des accolades forcées ou bourrues, des « On se voit après » – Après ? Après quoi ? –, des « J’ai appris ça hier, c’est affreux, il vaut mieux ». Tout plein de clichés et de mots maladroits, un petit clapot, une risée, un crachin citadin, des ricochets dans la tête, le cœur, le ventre, ça dépend des maux que l’on voudrait contourner, éviter mais qui sont là guidant le silence de chacun vers un silence partagé.

 

Jeff, lui, est resté dans la voiture qu’elle a pris soin de garer dans une des allées ombragées et près du lieu de rendez-vous. Ce matin, ce n’était pas difficile, elles l’étaient presque toutes. La voiture était vaguement rouge et le ciel nettement gris. Sa couverture à lui sentait le poil mouillé et la terre séchée.

Bien calé à l’arrière, sa tête « cabochée » posée sur son menton, ses yeux vagues et tendres ne laissaient rien paraître. Pourtant, avant de le quitter, quand elle lui a demandé de garder la voiture, ces yeux et cette voix, qu’il aimait depuis tout petit, qu’il aimait tant depuis bientôt quinze ans, étaient ceux des « grands jours tristes », vraiment grands, vraiment tristes chez elle, sans ostentation, légers, délicats, une sorte de grandeur à être simplement triste sans histoire.

Un peu comme son regard à lui, sans histoire aussi. Immuable, méditatif, il contemplait sans le vouloir, il contemplait sans savoir lire les contes et légendes de notre temps, de notre vie.

Sa pelisse beige, blanchie par endroits, gold, comme on dit, était épaisse. De gros plis sur son cou sentaient bon le prélat de campagne. Si on le caressait, l’ample flux et reflux de sa robe sur son dos, où que l’on soit, en forêt ou à un feu rouge, nous projetait sous la couvrante et les draps frais des vacances chez les grands-parents. Une odeur de lavande pilée que l’on glisse sous le lit, de barbe à papa, de barboteuse qui sort de la lessive, mais aussi de bois brûlé, de feu de camp, de cheminée, de chien mouillé comme lui, une odeur joufflue, tendre, sous son gros manteau beige qui lui tient chaud l’hiver et le fait beau l’été. Il était le gardien de l’enfance, le très vieux guide muet de nos mers, de nos forêts et de nos temples.

Parfois, il me faisait penser à Balbek, au Liban, où nous étions il y a quelques années, et à Walid, ce vieux guide qui avait gardé sa casquette. Il s’était assis dans le hall, déserté par les vivants, achalandé par les fantômes, de l’hôtel Palmyre.

Depuis la guerre, plus rien : plus de visites, plus de touristes, ni d’Orson Welles ni d’Ava Gardner, non, le silence vautré sur une chaise cannelée, un arak de temps en temps, le regard lancé vers le temple de Bacchus ou jeté sur la cendre de cigarette tombant sur son pantalon. Voilà quinze ans qu’il ne dit rien, qu’il sait tout et trop, par cœur, de Bacchus et des Romains ; un « par cœur » par terre qui, désormais, traverse sa mémoire à la vitesse d’un Orient-Express.

Le discours est sur rails ; il file sans égard, amnésique et bruyant, dans les longues contemplations de notre vieux guide, Walid. Recroquevillé plus qu’avachi, il boit au rythme lourd du soleil les fines gorgées d’eau au citron. Un regard d’azur, poussiéreux, de pierre abrasée ou polie, un regard d’eau et de lumière noire, traversé de grands coups d’armes blanches, s’échappe lentement des chairs du corps entier plissées autour des yeux.

La guerre, c’était il y a quinze ans, a fermé la gueule de Walid et a refermé les grandes malles Vuitton des gens de lettres, d’art et d’aventures, les faux et les vrais. Elle a inversé les rôles, l’hôtel est vide et silencieux, solennel, historique.

En face, les ruines romaines retrouvent, verticales et nues, les grandes conversations de l’antique, du vent, du soleil, des orages et des pluies.

 

Ici, au Père-Lachaise, le deuil, c’est la guerre.

Il y a avant et après. Mais, au fond, à chaque instant, il y a surtout inversion.

On aime ce qui se tait dans la mort, on aime ce qui se tait chez un chien, on aime au bout du souffle, on aime quand ça ne cause plus. La grande tentation racinienne de dire que l’on ne peut plus dire le grand blanc, le grand vent, le grand large du silence des tombes...

Oui, la guerre ça veut faire taire et le cimetière, noir comme Othello, nous étouffe de ses grosses mains de marbre et de pierre. On se tait, c’est mieux, c’est bien, même si c’est un tout petit bout de silence d’entre le mort et nous, un petit peu d’avance pris par lui ; même si ce n’est pas du tout une fin.

D’ailleurs, quand le cinéma est arrivé à maturité, on a supprimé le mot « fin ». Le film n’est pas fini, le fil pas rompu. C’est une relation apaisée, c’est tout. Mais Tout, le Tout, le grand Tout !

Lui, mon chien, il est resté dans la voiture, et Walid à la porte de l’hôtel. Ils sont pépères, l’un face au Père-Lachaise, l’autre face au désert.

Derrière la vitre de Jeff, un grand peuple noir s’élance dans l’allée montante.

Que les bas soient couleur chair ou la jambe nue bronzée, que le pantalon soit gris ou noir, presque toutes les femmes martèlent le gravier d’un même rythme. Vieilles ou jeunes, mimétiques ou en communion, elles recomposent ce son bien vieux et bien chaud du moulin à café, à calotte de fer et tiroir en bas. D’autres, les hommes, les mecs, les jeunes et moins jeunes, sont en pantalon, bien sûr ; leur contour flottant tempère la percussion des talons hauts, d’une sorte de « faseyement » mélodieux.

Un défilé, c’est d’abord les jambes. On peut y jouer, y simuler un synchronisme parfait.

Tout en haut des corps, c’est le désordre : certaines têtes prennent de face le malheur d’aujourd’hui ; d’autres s’inclinent, fuyant le croisement possible d’un autre regard, d’une autre peine, d’un autre « avoir l’air ».

Même si le fond de son cœur dit vrai, si on a le sang blanc, ce matin, il fait frais. Les joues sont rouges, les yeux aussi, un rouge de peau sans maquillage, un rouge de clown, un rouge de honte, un rouge de colère, un rouge de trop pourquoi pas ? un rouge cardinal, une traînée de poudre pourpre. Les joues sont blanches, les chapeaux tout juste sortis du carton : « Un cirque et ses grands animaux tristes », dirait Jérôme Savary.

On marche vers elle résolument, vers cette heure attendue si haute. Les portières ont claqué, même les Twingo n’ont plus l’air de sourire. Ici, maintenant, point de bourgeoisisme ou d’habitudes, mais tous nomades, fossoyeurs, charpentiers, tous charpentiers d’une solennité archaïque. Le temps est là, compressé – un César ! –, clouté comme un cercueil.

« Grimpe, petit peuple », se dit gentiment mon chien qui ne comprend rien à cette quête du silence, lui qui y est emmitouflé depuis bientôt quinze ans.

Quinze ans multipliés par sept, vous diront les vétérinaires, c’est l’âge approximatif d’un chien : 85 ans donc, même plus pour un labrador ! Jeanne Calment n’est pas loin. Le temps d’un chien, c’est un petit siècle sauvage à vos côtés. Une heure est presque un jour chez lui, bizarre compagnon qui joue à la baballe avec cette si jolie phrase de Paul Eluard : « Toutes ces minutes de secondes. »

 

La petite foule sombre s’engouffre dans un lourd bâtiment, maison patronale des aciéries du Nord : le crématorium. Il y fait froid et officiel. Sous une voûte étoilée façon Grand Rex, les cierges « se la coulent douce ». Certains ne sont plus que des petits tas de grumeaux de cire aux stalagmites molles, piteuses. D’autres, bien neufs, rappellent les premières communions.

Au loin, au fond, un tapis roulant mécanique attend son (ou ses) paquet(s) d’aujourd’hui. Au bout encore, une trappe d’acier anonyme. Dans ce mélange de mauvais goût, mystico-céleste et d’efficacité industrielle, une exécution se prépare.

Ça sent l’aube et l’échafaud, qu’on le veuille ou non.

On célèbre l’idée et la mémoire. On sépare le regard de l’œil, la bouche de la voix, les mains du toucher, sa vie de sa mort. On coupe la vie en deux.

La petite fille qui pleure et appelle son grand-père le sait, le sent mieux que nous. Pourtant, son petit cri aigu d’enfant terrorisé nous attendrit plus qu’il ne nous effraie ; car elle est ici enfance et sourire, vie toute neuve et mémoires, vent. Mémoires... mémoires... mémoires : charbon et chaudière de cette vieille bête humaine !

Ah ! Gabin pourrait être là ! « Le Vieux » connaissait « le Môme », le « Môme » qu’on allait brûler aujourd’hui, là. On l’appelait parfois « le Vieux » aussi, ce môme, et, plus souvent, « le Sage ».

« Le Sage » avait été môme-acteur chez Simenon. Derrière la pipe, la fameuse pipe – il s’agit bien d’une pipe, nous rappelait Magritte –, se cachaient deux monstres : Maigret et Gabin. L’un et l’autre ne faisaient qu’un. « Oui, mais lequel ? » aurait dit Oscar Wilde.

« Quel beau métier, acteur ! J’ai pu jouer avec Gabin ! » avait dit « le Sage » en un long sourire. Il faisait grand bleu à sa fenêtre, il regarda le ciel.

Quelques années auparavant, dans le grand bleu de la mer on jeta Gabin en cendres, devant un Delon en larmes et la Marine nationale au garde-à-vous.

Aujourd’hui, tout à l’heure, on remettra à la famille une urne, une boîte plus petite que la première, pleine de cendres.

« Roi ou mendiant, nourriture pour les vers », disait Shakespeare. « Tous en cendres, tous ensemble », me risquai-je...

Connerie, férocité factice, tout y passe pour ne pas avoir froid. On marche aussi à pas forcés sur l’eau des rêves et la boue des chantiers et les ruines de la mémoire.

 

Il y a sa mémoire à lui, le mort qui sait tout d’un bout de nous.

Il était bien seul, seul avec moi, quand nous marchions en forêt ou autour d’un lac. Les escargots, les grands cygnes blancs, le brin de blé qu’on glisse entre les dents, étaient nos uniques témoins.

Personne n’a jamais rien su de nos complots contre le monde, rien de la sagesse unique d’un instant partagé.

Nathalie, John, Bernard, Bertrand, tous ceux que je connais qui sont là, et le très vieux monsieur du fond, la jolie femme, le jeune homme, tous ceux que je ne connais pas et qui sont là : ils ont chacun un bout de son secret, comme lui n’avait qu’une part de chacun. Au fond, nous ne sommes toujours que parcellaires, « façon puzzle », comme dirait Michel Audiard, « et même mis bout à bout, un bout a toujours deux bouts », pourrait nous rappeler Raymond Devos.

Il y a, connu de moi et du public inconnu (présent au Père-Lachaise ou seulement dans ma tête), des vies imaginaires, des images longues ou abruptes, des souvenirs humains qui prennent la place de Gulliver : des Pinocchio sans Gemini Cricket, des grosses larmes de fond et de chagrins bretons, des chants d’oiseaux, de sources, de vent, la plate-forme des vieux autobus, le chemin du 43, la gare Saint-Lazare, la porte des Ternes, les couloirs interminables du métro Châtelet, un ours blanc sur la banquise, et puis Marie-Odile, et puis Martine, Michèle, Michèle, Michèle... Michèle.

Ma mémoire grippe soudain. L’accélérateur de particules s’est arrêté, disjonction, panne de courant, oui, c’est cela. Rouge, pair et passe : ma tête n’est plus qu’une bille qui sautille, qui tressaute. La grosse pogne de Michel-Ange, séparée de la Sixtine, a balancé ma trogne, ma bille – c’est curieux d’ailleurs, on ne dit jamais « bille » tout seul, on dit « bille de clown »...

Dans l’essoreuse, la grande roue, le grand 8, la roulette presque russe, russe... oui, ma bille, ma trogne, ma tronche tourne. Pour Serge, oui, russe, roulette russe, oui, qui a mal fini... il n’y a de russe que la partie de Dieu... des coups de dés de l’au-delà... Le reste, c’est du bien vivant, ça ne tue pas... au contraire, ça réchauffe la marmite, ça mijote.

La mère tourne et tourne sa cuillère, lisse la purée, lisse sa sauce, parfois elle goûte. Moi, je n’ai pas le droit d’y mettre le doigt et pourtant...

 

Oui, on tourne les pages du livre à toute vitesse pour retrouver un mot.

C’est ce mot qui vient vers nous, évident, nu et beau, sans encore d’intonation. Il est, à lui tout seul, mémoire d’un instant, d’un visage, d’une odeur. Il est lui aussi un lambeau, un fragment, un bout qui commence par « Je me souviens » et finit par « Je ne sais plus ».

 

Un mot, c’est un trait, une longueur sans épaisseur entre le souvenir et la vérité.

Michèle, Michèle, tu es le premier mot. Pourquoi, pourquoi ?

On est au Père-Lachaise, il pleut, mon chien est dans la voiture, on écoute Dutronc et Hardy sous des étoiles mal peintes chantant une chanson de Mireille qui sent toujours bon le petit gâteau : « Puisque vous partez en voyage... »

Lui, « le Môme », il brûle. On pleure... Du silence et des fleurs... Après, je ne sais plus...

2

La vie [est] un beau métier

L’un mesurait deux mètres, l’autre les approchait ; à eux deux, ils dépassaient les deux quintaux. La voix de l’un, si rauque et si longue, traînait dans les sentiers du paradis ses allures de vieux dragueur de l’enfer. La voix de l’autre bougonnait sans cesse un rire de bonne crapule ou les bonnes larmes d’un vieil enfant.

Dans une loge de théâtre d’un mètre sur deux à peine, qui faisait face à la mienne, l’un disait à l’autre en sanglotant :

– Mon Pierre, c’est toi le plus grand.

L’autre, l’œil allumé et rigolard, lui répondait :

— Ta gueule, Michel, c’est toi le dernier des monstres.

Ces deux éternels « enfants du paradis » nous jouaient déjà, comme ils le font dans nos mémoires, un « drôle de drame ».

J’étais sur le pas de la porte, devant la cage aux fauves. J’avais 16 ans, c’était mon premier rôle. Eux n’étaient plus très loin de leur dernier et n’auraient plus jamais d’âge. Ils s’appelaient Pierre Brasseur et Michel Simon.

 

C’était le théâtre Saint-Georges, tout fier. À cet endroit, sur une petite place ronde, toute fière elle aussi d’être plantée là, proprette et mesquine, calme et dominicale, prête à aller à la messe, les rues descendaient de Pigalle ; d’autres grimpaient vers elle, venues des Grands Boulevards. Toutes se mettaient à chuchoter et, dans ce petit cercle, nul Saint-Esprit. Simplement, un bistrot d’angle, une bouche de métro à l’ancienne, de celles que l’on classe maintenant, et ce petit théâtre sans cachet, la petite mine, toujours l’air un peu abandonné d’un cinéma de quartier.

Il était bien rouge et les photos Harcourt noir et blanc bien accrochées : gueules d’anges, tronches d’hommes, des vrais mecs, sourires sous le feutre de la Garbo, derrière la cigarette anglaise de Lauren Bacall, ombres et lumières très travaillées, cadre immuable à intervalles réguliers, petit chemin de croix qui menait dans la salle.

Dorures et velours rouge usés, appliques années 1950 ; et, face à vous, cette grande frontière, un grand fleuve brun et pourpre à galons dorés : le rideau, le torchon !

 

C’est là que j’ai couru, épuisé, abattu mes 16 ans en 1969. Juste après les pavés et la rue Gay-Lussac, après l’école de la rue Blanche d’où nous informions nos professeurs par téléphone de leur éviction, votée à l’unanimité par le comité révolutionnaire. Juste après ce franc et clair coup de gueule de Mai 1968, ce coup de pied dans le ventre gras et replet de la certitude, du conformisme des premiers prélats de la Ve République.

On a gueulé, crié, hurlé, on a quand même bougé des choses. On dit maintenant qu’on a « bougé des lignes ». « Puis l’illusion s’est détruite et, trop désabusé... Désabusé ! », aurait murmuré Figaro. L’illusion s’est détruite dans la nuit, la nuit qui tomba soudain en plein jour sur les Champs-Élysées : marée humaine et marée noire serraient les rangs.

Plus rien à voir. On se tient à l’écoute, au sens propre du mot, c’est à n’y plus rien comprendre. Malraux, le grand Malraux, est là à la proue de la nuit. On y chante La Marseillaise. La réaction se révolte aux Champs-Élysées, ceux de Joe Dassin. Ce n’est sûrement pas la faute à Voltaire. Les gavroches sont sur « pause » pour longtemps. La lymphe abreuve nos sillons.

Pourtant, qu’est-ce que j’y ai cru ! Et qu’est-ce que parfois j’y crois encore ! Pourtant, pourtant...

 

Juste un an après, en 1969, un camarade (dans tous les sens du terme !) me prévient qu’il y a une audition au théâtre Saint-Georges. Théâtre Saint-Georges ? Théâtre de boulevard ! Théâtre bourgeois ! Haut lieu du capitalisme international ! Bon Dieu !

Bon, pour jouer, me dit­il, pour jouer avec Pierre Brasseur.

Brasseur, le monstre, le chef-d’œuvre, le roi de la scène, sculpté en elle comme Gabin dans le celluloïd ! Alors, alors, j’y suis allé.

D’abord, je ne l’ai pas vu, le monstre. Nous avons joué, mon camarade et moi, lui avec la peur au ventre d’être mauvais, moi avec l’insouciance présomptueuse et cool de celui qui vient seulement donner la réplique.

La scène est finie, le metteur en scène s’approche, gentil, réconfortant :

– Merci, les enfants, c’est bien... bien, bien...

Petit tas de « bien... bien... », d’empilement de la gêne et de petites lâchetés gentiment légitimes. Petits mots, petits trous de souris, va-t­on s’y replier ? Non, trop tard !

L’avalanche est là : la claque cinglante d’une main d’acier, le souffle de Vulcain vous plaquent contre l’air ! Vous êtes debout, suspendu par la paume d’un géant ! Le monstre surgit et parle :

– Ce n’est pas celui qui passe qu’il faut prendre, mais celui qui donne la réplique !

Père Noël pour l’un, Père Fouettard pour l’autre, la joie me fait froid dans le dos.

Mon camarade, lui, avait une mobylette. Il est parti dessus, mon copain. Un clin d’œil, un « au revoir, merci ». Un merci sans retour. « Si, si, si... la mer bouillait, y aurait bien des poissons cuits », disait un autre Jacques, le Fataliste. Oui, si, si, si... alors, sa mob aurait été un andalou, un Zingaro, un Bucéphale. Ce soir-là, un malheureux deux-roues, c’est tout, ramenait un gamin dans le grand bain tiède de l’anonymat pour une quête sans joie d’un boulot pour croûter, pas pour bander comme moi. Bander, oui !

Milan Kundera, qui comme tous les grands étrangers parle mieux français que beaucoup d’entre nous, s’émerveille de cette invention de la langue française : « “Bander”, cela n’existe pas chez moi. L’équivalence, c’est “petite bite debout”. » Tout le corps est bandé, « bandu », la joie en érection. La bouche close réprime les geysers, jaillissements, irruptions, les lames de fond des cris d’enfants qui, enfin, assistent à leur propre naissance.

 

Le monstre est là, devant moi. Sa voix m’enveloppe et me taillade comme un orage :

– C’est bien, le môme. Tu vas voir, on va s’amuser !

Ah ! cette façon qu’ont les rois de très ostensiblement se mettre à votre hauteur ! Cette façon qu’ont les rois de s’amuser...

Et moi aussi, à tel jeune homme ou telle jeune fille qui débutait, j’ai souvent redit :

– Tu vas voir, on va s’amuser !

– Je l’ai redit sincèrement, avec la volonté de tout arranger, de précipiter d’un mot vaguement complice le rythme lent de la connaissance, de l’intimité, que l’on sent ou croit nécessaire pour jouer ensemble, de franchir aussi le trou béant des années qui nous séparent.

En fait, le roi ne s’amusait pas de moi ; il n’aimait pas les préliminaires, c’est tout. Et puis, sans doute que, pour lui, jouer c’est jouer, s’amuser. « On va s’amuser ! » Tout est dit : l’essentiel et la distance en un mot, en un mot rayé, grincé, bruyant comme une roue de forage.

 

Pierre Brasseur fut le guide de mes nuits. Il partait sans casquette, avec une calvitie cachée aux bouchons de liège brûlés. Ceux-ci étaient préparés consciencieusement dans sa loge : des bouchons de dom pérignon noircis, consignés dans une vieille boîte à cigares. Il avait aussi un foulard noué, de couleur vive :

– Ça fait artiste ! tonnait­il, mi-coquin mi-artiste, pointant son fume-cigarette vers un horizon que lui seul pouvait apercevoir la nuit.

Les nuits de cette année paraissaient plus nombreuses, tant elles étaient plus longues. Nos chaussures, légères pour moi, luxueuses pour lui, devenaient bien vite les sabots de l’aube. Le zinc – où le monstre commandait très officiellement un Orangina pour moi, puis un Perrier (mon œil !) pour lui – se transformait souvent, à l’insu du garçon ou des patrons, en pissotière sournoisement improvisée.

Parfois la puissance du jet alertait un voisinage consterné, mais on ne vide pas un roi et l’on a peur du monstre. Alors, ici, là-bas, on se taisait, le roi se soulageait et riaient tour à tour ogres et nourrissons.

À l’aube, en compagnie de Falstaff, l’Orangina sentait l’absinthe et le whisky d’âge, l’Amérique, Bukowski loin de Cuba et de Castro.

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