Journal d’un écrivain/1873/IV
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Fédor Mikhaïlovitch DostoïevskiJournal d’un écrivainTraduction J.-Wladimir Bienstock et de John-Antoine Nau.Charpentier, 1904 (pp. 61-68).IVUN CHAPITRE PERSONNELPlus d’une fois on m’a poussé à écrire mes souvenirs littéraires. Je ne sais pas sije le ferai. Ma mémoire devient paresseuse, puis c’est triste de se souvenir ! Engénéral j’aime peu me souvenir. Quelquefois, cependant, tels épisodes de macarrière littéraire se présentent d’eux-mêmes à ma mémoire avec une incroyablenetteté. Voici, par exemple, quelque chose qui me revient. Un matin de printempsj’étais allé voir Iégor Petrovitch Kovalesky. Mon roman Crime et Châtiment, quiétait alors en voie de publication dans le Messager russe, l’intéressait beaucoup. Ilse mit à m’en féliciter chaudement et me parla de l’opinion qu’en avait un ami dontje ne puis ici donner le nom, mais qui m’était très cher. Sur ces entrefaites seprésentèrent, l’un après l’autre, deux éditeurs de revues. L’un de ces périodiques aacquis depuis un nombre de lecteurs généralement inconnu des revues russes,mais alors elle était tout au début de sa fortune. L’autre, au contraire, achevait déjàune carrière naguère glorieuse ; mais son éditeur ignorait que son œuvre dût si tôtprendre fin. Ce dernier m’emmena dans une autre pièce où nous demeurâmes entête-à-tête. Il s’était montré en plusieurs occasions assez amical à mon égard, bienque notre première rencontre eût été orageuse. Une fois, entre autres, il m’avaitmontré des vers de ...

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Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski Journal d’un écrivain Traduction J.-Wladimir Bienstock et de John-Antoine Nau. Charpentier, 1904(pp. 61-68).
IV
UN CHAPITRE PERSONNEL
Plus d’une fois on m’a poussé à écrire mes souvenirs littéraires. Je ne sais pas si je le ferai. Ma mémoire devient paresseuse, puis c’est triste de se souvenir ! En général j’aime peu me souvenir. Quelquefois, cependant, tels épisodes de ma carrière littéraire se présentent d’eux-mêmes à ma mémoire avec une incroyable netteté. Voici, par exemple, quelque chose qui me revient. Un matin de printemps j’étais allé voir Iégor Petrovitch Kovalesky. Mon romanCrime et Châtiment, qui était alors en voie de publication dans leMessager russe, l’intéressait beaucoup. Il se mit à m’en féliciter chaudement et me parla de l’opinion qu’en avait un ami dont je ne puis ici donner le nom, mais qui m’était très cher. Sur ces entrefaites se présentèrent, l’un après l’autre, deux éditeurs de revues. L’un de ces périodiques a acquis depuis un nombre de lecteurs généralement inconnu des revues russes, mais alors elle était tout au début de sa fortune. L’autre, au contraire, achevait déjà une carrière naguère glorieuse ; mais son éditeur ignorait que son œuvre dût si tôt prendre fin. Ce dernier m’emmena dans une autre pièce où nous demeurâmes en tête-à-tête. Il s’était montré en plusieurs occasions assez amical à mon égard, bien que notre première rencontre eût été orageuse. Une fois, entre autres, il m’avait montré des vers de lui, les meilleurs qu’il eût écrits, et Dieu sait si son apparence suggérait l’idée que l’on se trouvât en présence d’un poète et surtout d’un amer et douloureux poète ! Quoi qu’il en soit, il entama ainsi la conversation : — Eh bien ! Nous vous avons un peu arrangé, dans ma revue, à propos deCrime et Châtiment ! — Je sais, je sais... répondis-je. — Et savez-vous pourquoi ? — Question de principe, sans doute. — Pas du tout, c’est à cause de Tchernischevsky. Je demeurai stupéfait. — M. N…, reprit-il, qui vous a pris à partie dans son article, est venu me trouver pour me dire : son roman est bon, mais, voilà deux ans, il n’a pas craint d’injurier un malheureux déporté et de le caricaturer. Je vais éreinter son roman. — Bon ! voilà les niaiseries qui recommencent au sujet duCrocodile, m’écriai-je, comprenant tout de suite de quoi il s’agissait. Mais avez-vous lu ma nouvelle intitulée leCrocodile? — Non, je ne l’ai pas lue. — Mais tout cela provient d’une série de potins idiots. Mais il faut tout l’esprit et tout le discernement d’un Boulgarine pour trouver dans cette malheureuse nouvelle la moindre allusion à Tchernischevsky. Si vous saviez comme tout cela est bête ! Jamais je ne me pardonnerai, pourtant, de n’avoir pas, il y a deux uns, protesté contre cette stupide calomnie dès quelle a été lancée… Et jusqu’ici je n’ai pas encore protesté. Un jour je n’avais pas le temps, un autre jour je trouvais le clapot par trop méprisable. Cependant, cette bassesse que l’on m’attribue est devenue un grief contre moi pour bien des gens. L’histoire a fait son chemin dans les journaux et revues, a pénétré dans le public et m’a valu plusieurs désagréments. Il est temps de m’expliquer là-dessus. (Mon silence finirait par confirmer cette légende.)
J’ai rencontré pour la première fois Nicolas Gavrilovitch Tchernischevsky en 1859, pendant la première année qui suivit mon retour de Sibérie ; je ne me rappelle plus ni où ni comment. Dans la suite nous nous sommes retrouvés ensemble, mais pas très fréquemment ; nous ne causions guère, mais chaque fois nous nous sommes tendu la main. Herzen me disait que sa personne et ses manières lui avaient produit une fâcheuse impression. Mais moi j’avais de la sympathie pour lui. Un matin je trouvai à ma porte un exemplaire d’une publication qui paraissait assez fréquemment alors. Cela s’appelait laJeune Génération. Rien n’était plus inepte et révoltant. J’en fus agacé toute la journée. Vers cinq heures du soir j’allais chez Nicolas Gavrilovitch. Il vint lui-même m’ouvrir la porte, me fit un accueil très gracieux et m’emmena dans son cabinet de travail. Je tirai de ma poche la feuille que j’avais trouvée le matin et demandai à Tchernischevsky : — Nicolas Gavrilovitch, connaissez-vous cela ? Il prit la feuille comme une chose parfaitement ignorée de lui et en lut le texte. Il n’y en avait, cette fois, qu’une dizaine de lignes. — Qu’est-ce que cela veut dire ? me demanda-t-il en souriant légèrement. — Hein ? Sont-ils bêtes ces gens-là ? fis-je. N’y aurait-il aucun moyen de les faire renoncer à ce genre de plaisanteries ? — Mais vous figurez-vous que j’aie quoi que ce soit à faire avec eux, que je collabore à leurs sottises ? — J’étais parfaitement certain du contraire, et je crois inutile de vous l’affirmer. Mais il me semble qu’on devrait les dissuader de continuer leur publication. Je sais bien que vous n’avez rien à faire avec les rédacteurs de cette feuille, mais vous les connaissez un peu, et votre parole a, pour eux, beaucoup de poids ; ne pourriez-vous ?… — Mais je ne connais aucun d’entre eux. — Ah ! du moment que vous me le dites !… Mais est-il nécessaire de leur parler directement ?… Est-ce qu’un blâme écrit venant d’un homme dans votre situation ? — Bah ! ça ne produira aucun effet. Tout cela est inévitable… — Pourtant ils nuisent à tout et à tous… À ce moment survint un nouveau visiteur, et je partis. J’étais parfaitement convaincu que Tchernischevsky n’était aucunement solidaire des mauvais plaisants. Il m’avait très bien reçu et vint bientôt me rendre ma visite. Il passa près d’une heure chez moi, et je dois dire que j’ai rarement vu de caractère plus doux et plus aimable que le sien. Rien ne m’étonnait plus que de l’entendre traiter, dans certains milieux, d’homme dur et insociable. Il m’était évident qu’il désirait se lier avec moi, et je n’en étais nullement fâché. Bientôt je dus me rendre à Moscou ; j’y passai neuf mois, et naturellement mes relations avec Tchernischevsky en restèrent là. Un beau jour j’appris l’arrestation, puis la déportation de Nicolas Gavrilovitch sans en connaître les motifs, que j’ignore encore à l’heure qu’il est. Il y a un a et demi, j’eus l’idée d’écrire un conte humoristico-fantastique dans le genre duNez, de Gogol. Jamais je n’avais rien écrit dans cette note. Ma nouvelle ne voulait être qu’une plaisanterie littéraire. J’avais là quelques situations comiques à développer. Bien que tout cela soit sans grande importance, je donnerai ici le sujet de mon conte, pour que l’on comprenne les conclusions qu’on en tira : « On voyait en ce temps-la, dit ma nouvelle, à Pétersbourg, unAllemand qui exhibait un crocodile moyennant finance. Un fonctionnaire pétersbourgeois voulut, avant son départ pour l’étranger, aller jouir de ce spectacle en compagnie de sa jeune femme et d’un ami. Ce fonctionnaire appartenait à la classe moyenne ; il avait quelque fortune, était encore jeune, plein d’amour-propre, mais aussi bête que ce fameux « Major Kovalov qui avait perdu son nez ». Il se croyait un homme remarquable et, bien que médiocrement instruit, se considérait comme un génie. Dans l’administration il passait pour être le plus nul que l’on pût trouver. Comme pour se venger de ce dédain, il avait pris l’habitude de tyranniser l’ami qui l’accompagnait partout et de le traiter en inférieur. L’ami le haïssait, mais supportait
tout à cause de la jeune femme qu’il aimait infiniment. Or, tandis que cette jolie personne, qui appartenait à un type tout à fait pétersbourgeois — celui de la coquette de la classe moyenne, — tandis que cette jolie personne s’ébahissait des grâces des singes que l’on montrait en même temps que le crocodile, son génial époux faisait des siennes. Il réussit à réveiller et à agacer le crocodile jusque-là endormi et aussi frétillant qu’une bûche. Le saurien ouvrit une énorme gueule et engloutit le mari. Ce grand homme, par le plus étrange des hasards, n’avait souffert aucun dommage et, par un effet de son gâtisme, se trouva merveilleusement bien dans l’intérieur du crocodile. L’ami et la femme, qui le savaient sauf, l’ayant entendu vanter son bonheur dans le ventre de son reptile, allèrent faire des démarches auprès des autorités pour obtenir la délivrance de l’explorateur involontaire. Pour cela, il fallait d’abord tuer le crocodile, puis le dépecer délicatement pour en extraire le grand homme. Mais il convenait d’indemniser l’Allemand, propriétaire du saurien. Ce Germain commença par se mettre dans une colère formidable. Il déclara en jurant que son crocodile mourrait sûrement d’une indigestion de fonctionnaire. Mais il comprit bientôt que le brillant bureaucrate avalé sans avoir été endommagé pourrait lui procurer de fortes recettes dans toute l’Europe. Il exigea, en échange de son crocodile, une somme considérable, plus le grade de colonel russe. Pendant ce temps les autorités étaient en peine, car, de mémoire de rond-de-cuir, on n’avait jamais vu un cas pareil. Aucun précédent !…
Puis on soupçonna le fonctionnaire d’être entré dans le corps du crocodile pour causer des ennuis au Gouvernement : Ce devait être un subversif « libéral » !
Cependant, la jeune femme trouvait que sa situation de « presque veuve » ne manquait pas d’intérêt. L’époux avalé venait — au travers de la carapace du crocodile, — de confier à son ami qu’il préférait infiniment son séjour dans intérieur du saurien à sa vie de fonctionnaire. Sa villégiature dans le ventre d’une bête féroce attirait enfin sur lui l’attention qu’il sollicitait en vain quand il vaquait à ses occupations bureaucratiques. — Il insista pour que sa femme donnât des soirées dans lesquelles son tombeau vivant apparaîtrait. Tout Pétersbourg viendrait à ces soirées, et tous les hommes d’État invités s’ébahiraient du phénomène. Lui, l’intéressant « avalé » parlerait, toujours au travers de la cuirasse squameuse du crocodile, ou mieux par la gueule du monstre : il conseillerait ses chefs, il leur montrerait ses capacités. À l’insidieuse question de son ami, qui lui demandait ce qu’il ferait s’il était un beau jour évacué de son cercueil d’une façon ou d’une autre… il répondit qu’il serait toujours en garde contre une solution trop conforme aux lois de la nature… et qu’il résisterait !
La femme était de plus ou plus charmée de son rôle de fausse veuve : tout le monde lui témoignait de la sympathie ; le chef direct de son mari lui rendait de fréquentes visites, faisait des parties de cartes avec elle, etc…
Ici se terminait le premier épisode de ma nouvelle, que je laissai inachevée, mais que je reprendrai un jour ou l’autre.
Voici pourtant le parti que l’on a tiré de cette plaisanterie :
À peine ce que j’avais écrit de ce récit eût-il paru dans la revue l’Époque(c’était en 1865), que le journalla Voix(Goloss), se livra aux plus étranges commentaires au sujet de la nouvelle. Je ne me souviens plus exactement du texte du factum, mais son rédacteur s’exprimait à peu près comme il suit au début de son article :
« C’est en vain que l’auteur du « Crocodile » s’exerce à un genre d’humour nouveau pour lui : il n’en recueillera ni l’honneur ni les profits qu’il escompte, etc. » ; puis, après m’avoir infligé quelques piqûres d’amour-propre assez venimeuses, le revuiste recourait à des accusations embrouillées, certainement perfides, mais incompréhensibles pour moi. Une semaine plus tard, je rencontrai M. N. N…, qui me dit : « Savez-vous ce que l’on pense en divers milieux ? Eh bien, on affirme que votre « Crocodile » n’est qu’une allégorie : il s’agit de la déportation de Tchernischevsky, n’est-ce pas ? » Tout abasourdi d’une pareille interprétation, je jugeai cependant négligeable une opinion aussi fantaisiste : Un bruit semblable ne pouvait avoir d’écho. Pourtant, je ne me pardonnerai jamais ma négligence et mon dédain en cette occurrence, car cette sotte invention n’a fait que prendre corps et s’embellir ; mon silence même a encouragé les commentateurs. « Calomniez ! Calomniez ! Il en restera toujours quelque chose ! »
Où donc est l’allégorie ? Ah ! sans doute, le crocodile représente la Sibérie, et le fonctionnaire présemptueux et nul n’est autre que Tchernischevsky. Il a été avalé par le crocodile sans renoncer à l’espoir de faire la leçon à tout le monde. L’ami faible et tyrannisé par lui symbolise son entourage qu’il passait pour régenter. La femme jolie, mais sotte, qui se réjouissait de sa situation de pseudo-veuve, c’est… Mais ici nous entrons dans des détails si mal ro resue ene veuxas me salir en
continuant l’explication de l’allégorie. Et pourtant c’est peut-être cette dernière allusion qui a eu le plus de succès. J’ai des raisons pour le croire.
Alors on a supposé que moi, ancien forçat, j’ai eu non seulement la bassesse de m’égayer en songeant à la situation d’un malheureux déporté, mais encore la lâcheté de rendre ma joie publique en écrivant à ce propos une pasquinade injurieuse ! Mais sur quel terrain se place-t-on pour m’accuser d’une telle vilenie ! Mais apportez-moi n’importe quelle œuvre ; prenez-en dix lignes, et avec un peu de bonne volonté vous pourrez expliquer au public qu’on a voulu batifoler au sujet de la guerre franco-allemande, se payer la tête de l’acteur Gorbounov ou se livrer à toutes les stupides plaisanteries qu’il vous plaira de prêter !
Rappelez-vous dans quel esprit les censeurs examinaient les manuscrits d’auteurs au cours des années quarante. Il n’y avait pas une ligne, pas une virgule, où ces hommes perspicaces ne découvrissent une allusion politique. — Ira-t-on dire que je haïssais Tchernischevsky ? Mais j’ai montré que nos rapports ont toujours été affectueux ! Donnez-moi au moins une des raisons que j’aurais pu avoir pour lui garder rancune de quoi que ce fût ? Tout cela est mensonge.
Voudrait- on insinuer que j’ai eu l’espoir de gagner quelque chose en « haut lieu » le jour où j’ai publié cette bouffonnerie a double sens ? C’est me dire que j’ai vendu ma plume et personne ne prouvera cela !
Si l’on vient me dire que me suis cru tout permis à cause de certaines affaires de famille qui ne regardaient que Tchernischevsky, j’éviterai soigneusement de me détendre d’avoir eu une pensée aussi abjecte, car, je le répète, ma défense même me salirait.
Je suis bien fâché de m’être laissé entraîner à parler de faits personnels. Voilà ce que c’est que d’aller chercher ses souvenirs littéraires. Cela ne m’arrivera plus.
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