Journal d’un écrivain/1876/Février, II
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Description

Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Journal d’un écrivain
Traduction J.-Wladimir Bienstock et de John-Antoine Nau.
Charpentier, 1904 (pp. 171-175).
II
Sur les avocats en général. – Mes impressions de naïf et d’ignorant. – Sur les talents en général et en particulier.
Je désirerais dire quelques mots sur les avocats, mais à peine ai-je pris la plume, que je rougis déjà de la naïveté de mes questions
et propositions.
Il serait, peut-être, enfantin de ma part de m’extasier longuement sur l’institution utile et agréable qu’est celle des avocats. Un homme
a commis un crime ; il ne connaît pas les lois ; il est sur le point d’avouer ; mais paraît l’avocat, qui lui démontre non seulement qu’il a
eu raison, mais encore qu’il est un saint. Il cite quelques lois, explique tel arrêt de telle cour de cassation, tel senatus-consulte, qui
donnent à l’affaire un aspect absolument nouveau, et finit par tirer son homme de prison. C’est délicieux ! On pourrait peut-être laisser
entendre que c’est immoral ; mais enfin, vous avez devant vous un innocent qu’un trop habile réquisitoire du procureur général va
envoyer à la mort pour un forfait perpétré par un autre. L’accusé n’est pas très clair dans ses réponses ; il se borne à grommeler :
« Je ne sais rien ; je n’ai rien fait ! » ce qui, à la longue, irrite juges et jurés. Mais voici qu’entre en scène le digne avocat qui a perdu
ses cheveux en s’exténuant sur des textes légaux, qui connaît toute les lois et tous les arrêts, qui déconcerte le ...

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Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski Journal d’un écrivain Traduction J.-Wladimir Bienstock et de John-Antoine Nau. Charpentier, 1904(pp. 171-175).
II
Sur les avocats en général. – Mes impressions de naïf et d’ignorant. – Sur les talents en général et en particulier.
Je désirerais dire quelques mots sur les avocats, mais à peine ai-je pris la plume, que je rougis déjà de la naïveté de mes questions et propositions. Il serait, peut-être, enfantin de ma part de m’extasier longuement sur l’institution utile et agréable qu’est celle des avocats. Un homme a commis un crime ; il ne connaît pas les lois ; il est sur le point d’avouer ; mais paraît l’avocat, qui lui démontre non seulement qu’il a eu raison, mais encore qu’il est un saint. Il cite quelques lois, explique tel arrêt de telle cour de cassation, tel senatus-consulte, qui donnent à l’affaire un aspect absolument nouveau, et finit par tirer son homme de prison. C’est délicieux ! On pourrait peut-être laisser entendre que c’est immoral ; mais enfin, vous avez devant vous un innocent qu’un trop habile réquisitoire du procureur général va envoyer à la mort pour un forfait perpétré par un autre. L’accusé n’est pas très clair dans ses réponses ; il se borne à grommeler : « Je ne sais rien ; je n’ai rien fait ! » ce qui, à la longue, irrite juges et jurés. Mais voici qu’entre en scène le digne avocat qui a perdu ses cheveux en s’exténuant sur des textes légaux, qui connaît toute les lois et tous les arrêts, qui déconcerte le procureur général et fait acquitter l’innocent. Oui, l’avocat est utile : que deviendrait, sans lui, l’innocence ? Mais je ne dis rien de neuf. Tout cela est archi-connu. Et c’est bien une excellente chose que d’avoir un avocat. J’ai eu moi-même ce bonheur, une fois que, par inadvertance, j’avais laissé imprimer dans le journal que je dirigeais un article qui eût dû, avant de passer, obtenir l’autorisation de M. le Ministre de la Cour. On m’annonça que j’étais inculpé. Je ne voulais même pas me défendre tant ma « faute » était évidente pour moi-même. Mais la Cour me désigna, d’office, un défenseur, qui me révéla tout à coup, non seulement que je n’étais pas coupable, mais encore que j’avais admirablement bien fait. Comme de juste, je l’écoutai avec plaisir. Le jour des débats, je ressentis une impression tout à fait neuve, en entendant mon avocat plaider. Me sachant complètement dans mon tort, les théories dudit avocat, tendant non seulement à me faire acquitter, mais encore à m’obtenir des félicitations, me parurent si amusantes, oserai-je dire si attrayantes, que je compte cette demi-heure passée au tribunal au nombre des meilleurs moments de ma vie. Je fus condamné à vingt-cinq roubles d’amende et incarcéré pendant deux jours au corps de garde, où je passais mon temps assez agréablement et même d’une manière profitable, car je fis connaissance de quelques genres d’individus et de quelques détails de vie absolument insoupçonnés de moi. Mais voilà encore une forte digression ; revenons aux choses sérieuses. La profession d’avocat est morale et édifiante, quand le titulaire emploie son talent à défendre des malheureux. L’avocat devient alors un ami de l’humanité. Mais on est très naturellement porté à penser qu’il défend souvent sciemment des coupables et les fait acquitter. Il est vrai qu’il ne peut guère faire autrement, et tout le monde me dira qu’on n’a pas le droit de priver un accusé de l’assistance d’un avocat. D’accord ; mais il me semble qu’un avocat aura bien du mal à éviter de mentir et de parler contre sa conscience. Il vous est arrivé d’entendre l’un d’entre eux déclarer à la face du tribunal que ce n’est que convaincu de l’innocence de l’accusé qu’il a consenti à se charger de sa défense. Mais un soupçon méchant ne s’est-il pas immédiatement glissé en vous : « Combien lui a-t-on donné pour sa conviction ? » Car on a vu, et pas très rarement, des prévenus défendus avec la plus belle ardeur qu’on était obligé de condamner parce que leur culpabilité sautait aux yeux. je ne sais pas s’il y a chez nous des avocats vraiment capables de s’évanouir en entendant prononcer un verdict qui frappe leur client, mais on en a connu qui versaient des larmes. Quoi qu’il en soit, cette profession a ses beaux et ses vilains côtés. Pour le peuple, l’avocat c’est « la conscience louée », et l’appellation n’a rien de flatteur. Du reste, laissons cela. Je n’y entends pas grand’chose. J’aimerais mieux m’occuper du talent de ces avocats. Une question difficile se pose : Est-ce le talent qui possède l’homme ou l’homme qui possède le talent ? Il semble qu’un homme ait le plus grand mal à faire obéir son talent, tandis que le talent domine presque toujours son possesseur en l’entraînant où il veut. Gogol raconte quelque part qu’un menteur veut un beau jour raconter une histoire quelconque. Il se peut qu’au début il dise la vérité, mais, à mesure qu’il parle, il se présente à son imagination de si beaux détails qu’il raconte un tissu de mensonges. Le romancier anglais Thackeray nous présente un type de mondain, ayant ses entrées chez de lords et toujours préoccupé du désir de laisser derrière lui, en partant, une traînée de rires. Aussi, réserve-t-il toujours son meilleur trait pour la fin. Il me semble, à moi, qu’il est très difficile de rester véridique, alors qu’on ne pense qu’à « garder le plus beau pour la fin ». C’est une hantise, du reste, si mesquine qu’elle doit, à la longue, enlever tout sentiment sérieux à sa victime. Avec cela, si l’on n’a pas fait une suffisante provision de bons mots, il faut en improviser d’autres, et l’on a dit que « pour un bon mot, certains hommes n’épargneraient ni père ni mère ». On me répondra qu’avec de telles sévérités il devient impossible de vivre ; mettons que j’aille un peu loin, mais toujours est-il que, chez les hommes de talent, il y a quelques fois une grande facilité à se laisser entraîner hors du droit chemin et une sensibilité exagérée qui les rend peu véridiques. Bielinsky méprisait extrêmement ce genre de faiblesse, qu’il appelait « l’onanisme du talent ». C’était des poètes que parlait Bielinsky, mais il y a un peu de poésie dans tous les talents. Un menuisier de talent a son côté poète. La poésie, c’est, pour ainsi dire, le « feu intérieur » de tous les talents. Et si un menuisier peut-être poète, à plus forte raison un avocat. Je ne conteste pas qu’avec une sévère, une rigide honnêteté, un avocat ne puisse arriver à réfréner sa sensibilité, mais des détails si pathétiques peuvent naître de l’émotion du défenseur qu’il se laissera aller à leur faire un sort. Cette sensibilité a parfois les effets les plus graves dans la vie courante de chacun, dans la vôtre, dans la mienne. Observez-vous bien vous-mêmes, et vous verrez
comme elle vous mènera facilement au mensonge.
Je suis sûr qu’on n’a pas oublié chez nous Alphonse de Lamartine, qui fut, en quelque sorte, chef du gouvernement provisoire, en France, pendant la révolution de 48. On dit que rien ne lui plaisait plus que d’adresser au peuple et aux députations, venues de tous les coins du pays, des discours interminables. C’était un poète d’un grand talent ; toute sa vie fut admirablement probe ; sa figure était belle et imposante, bien qu’un peu trop pareille aux illustrations des « Keepsakes ». Il écrivit, outre ses volumes de vers, une très belleHistoire des Girondins, qui le rendit populaire. Or, un jour qu’il avait prononcé l’un de ses longs discours dont les phrases harmonieuses le grisait lui-même, un plaisant, le montrant à la foule, s’écria : « Ce n’est pas un homme, c’est une lyre ! »
C’était un éloge, mais il renfermait une malice. Je sais bien qu’il est très irrévérencieux de comparer ce poète, cet orateur-lyre à quelqu’un de nos diserts avocats finauds et un peu fripons de temps à autre, mais je voulais dire qu’eux, non plus, ne peuvent se débarrasser de leur lyre. L’homme est faible quand il ambitionne des louanges, même s’il est un peu fripon.
Certains avocats défendent leur lyrisme aussi naïvement que le marchand de Moscou défendait son argent. Le père de ce marchand lui avait laissé un joli capital, mais sa mère était aussi dans le commerce de son côté et y mangeait tout ce qu’elle avait et plus. Elle s’adressa une fois à son fils pour qu’il la tirât d’affaire. Le cas était grave. Il y allait, pour elle, de la prison. Le marchand aimait sa mère, mais cette affection ne pouvait se comparer à celle qu’il portait à ses roubles. « Si je te prête de l’argent, dit-il à sa mère, je diminue mon capital ; or, mes principes m’interdisent de diminuer mon capital ; donc je ne puis te prêter d’argent. » Et sa mère dut se résigner à faire connaissance avec la geôle.
Les avocats dont nous parlons remplacent simplement le mot capital par le mot talent et tiennent à peu près le discours suivant : « Notre genre de talent ne peut se passer d’éclat ; or nous voulons continuer à avoir du talent ; donc nous ne pouvons renoncer à l’éclat. »
Il y a des avocats très honnêtes gens qui ne sauraient modérer leur lyrique sensibilité, même quand ils plaident une cause qui répugne à leur conscience. J’ai, toutefois, entendu raconter qu’en France, — il y a bien longtemps de cela, — il y eut un avocat très consciencieux qui avait cru à tort à l’innocence de son client. Les débats modifièrent sa conviction, et quand il fut autorisé à prendre la parole, il se contenta de se lever, de s’incliner devant la Cour et de se rasseoir sans avoir dit un mot. Je crois que chez nous cela ne pourrait pas arriver.
« Comment, se dit un des nôtres, me résignerais-je à ne pas faire tout pour gagner ma cause avec le talent que j’ai ? Non seulement j’aventurerais mes honoraires futurs, mais encore je compromettrais ma réputation. » De sorte qu’il n’y a pas quela question d’argent qui soitterriblepour l’avocat. Il y a encore la question d’orgueil professionnel.
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