La Confusion des sentiments
50 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

La Confusion des sentiments , livre ebook

-
traduit par

50 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Description


La plus longue nouvelle de Zweig, splendide histoire de passion et de transgression.




À l'occasion d'un hommage qui lui est rendu, un vieil universitaire s'aperçoit que, parmi tous les noms qui ont été cités et sont censés avoir marqué sa carrière, il manque le principal : le nom d'un professeur d'anglais qui, il y a bien des années, lui a donné le goût de la littérature. Pour réparer cet oubli, il écrit alors ses souvenirs et le désarroi qu'il a éprouvé face à cet homme mystérieux, imprévisible et passionné qui un jour lui avoue son amour. Un récit flamboyant et audacieux qui met à nu la complexité des désirs.





Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 21 février 2013
Nombre de lectures 95
EAN13 9782221136546
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0030€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

couverture

BOUQUINS

Collection fondée par Guy Schoeller

et dirigée par Jean-Luc Barré

STEFAN ZWEIG

LA CONFUSION DES SENTIMENTS
 Notes intimes du professeur R. von D.
  (Verwirrung der Gefühle, 1926)

NOUVELLE TRADUCTION
 SOUS LA DIRECTION DE PIERRE DESHUSSES


TRADUIT PAR TATJANA MARWINSKI

images

Présentation

La Confusion des sentiments est paru en 1927 dans le recueil du même nom, qui contient également Vingt-quatre heures de la vie d’une femme et Naufrage d’un cœur. Dans le titre de sa nouvelle, Stefan Zweig fait référence à un terme employé par Goethe pour décrire l’univers sentimental de Heinrich von Kleist, qu’il cite déjà dans Le Combat avec le démon, ensemble d’essais sur Hölderlin, Kleist et Nietzsche paru en 1925 : « Jamais les relations de Kleist avec une femme ou un homme ne sont simples et nettes, ce n’est jamais de l’amour véritable, mais quelque chose de trouble et d’exalté, ce trop ou trop peu qui est la marque de son sentiment amoureux ; sans cesse – comme dit lumineusement Goethe – il se perd dans “la confusion des sentiments”I. » En choisissant de faire référence à Goethe, et par là même à son essai sur Kleist dans Le Combat avec le démon, Zweig établit implicitement un lien entre cet ouvrage et la nouvelle.

Sous l’influence de Freud, à qui cet ensemble de trois essais est dédiéII et avec qui il entretient une correspondance depuis 1908, Zweig dit se livrer à une « caractérologie littéraireIII » et analyse chez Hölderlin, Kleist et Nietzsche cet élan qu’il nomme démonisme, une énergie créatrice et destructrice à la fois, faite de contradictions, qui permet à l’homme de se dépasser, de transcender les limites. Voici comment Zweig, dans son introduction au Combat avec le démon, définit ce concept : « Nous appelons démon l’inquiétude primordiale et inhérente à tout homme qui le fait sortir de lui-même et se jeter dans l’infini, dans l’élémentaire […]. Le démon, c’est le ferment qui met nos âmes en effervescence, qui nous invite aux expériences dangereuses, à tous les excès, à toutes les extasesIV. » Pour Zweig, Kleist et par conséquent le professeur R. von D., en quelque sorte son double fictionnel dans la nouvelle, sont les représentants d’une « race prométhéenne qui force les cadres, brise les barrières de la vie et se détruit elle-même dans les passions et l’excès […]V ». C’est d’ailleurs ce qui expliquerait les désirs homosexuels de Kleist, que Zweig attribue au démonisme, cet élan créateur qui défie les conventions et renverse les frontières : « Jamais la vie amoureuse de Kleist – j’emploie à regret ce terme horrible – n’évolua dans la voie normale, simple et droite d’une saine virilité. Il y a toujours chez lui […] un excès d’extase […]. […] il était capable de ces multiples sentiments intermédiaires : d’où, aussi, sa merveilleuse connaissance des détours et des biais de l’amour […]. Toutes les transitions et métamorphoses, les réalisations les plus troublantes se reflètent en lui, mais le désir reste impénétrable et trouble. L’objectif lui-même n’est pas immuable ; tandis que chez Goethe et chez la plupart des poètes le pôle est strictement la femme, si nombreuses que soient les oscillations, l’instinct débridé de Kleist se tourne dans toutes les directionsVI. » Sous cet aspect, le thème de l’homosexualité, en vogue dans la littérature allemande au XXe siècle, est abordé dans la nouvelle de façon éminemment originale : dans la fascination que le maître, comme Roland nomme son professeur, exerce sur son élève se mêlent inextricablement amitié, admiration, désir charnel et amour ; la relation entre les deux hommes représente une synthèse de tous ces sentiments, elle établit pour le jeune homme une réalité nouvelle où les catégories habituelles n’ont plus prise. Voici ce qu’écrit Freud, dans sa lettre du 4 septembre 1926, à propos de La Confusion des sentiments : « Pourquoi l’homme ne peut-il pas accepter l’amour physique de l’homme, même lorsqu’il se sent très fortement lié à lui sur le plan psychique ? Ce ne serait pas contre la nature de l’Éros qui, avec le dépassement de la rivalité naturelle entre hommes (attitude de jalousie), connaîtrait un triomphe remarquableVII. » Ce que Freud nomme l’Éros, Zweig le nomme démonisme. Le démonisme est étroitement lié au domaine de l’inconscient, c’est un élément dynamique issu des profondeurs de la psyché. Il s’agit de forces irrationnelles incontrôlables, d’états d’âme placés sous le signe de la contradiction, d’où une tension perpétuelle, palpable dans La Confusion des sentiments où Roland oscille entre l’amour et la haine, son professeur entre chaleur et rejet. La passion naît de ces contradictions. Ce démon, cette « poussée faustienneVIII », mythe qui traverse d’ailleurs La Confusion des sentiments, Goethe l’a combattu et dompté : dans Le Combat avec le démon, il sert de figure antinomique aux démoniaques et devient le symbole « de l’artiste maître de son art […], celui dont la volonté dompte et dirige la force démoniaque qui est en lui, qui donne à cette force sa mesure terrestreIX ». Par son mode de vie il s’oppose aux démoniaques comme Kleist qui a mené une existence nomade, incompris de ses contemporains. Cette opposition, nous la retrouvons dans la nouvelle chez Roland et son professeur. En effet, si à Berlin Roland mène une vie de bohème, une existence dissolue qui l’empêche d’orienter l’élan qui l’habite vers la création, s’il est ensuite l’esclave de ses sentiments violents et contradictoires face à son maître, le tout début et la fin de la nouvelle laissent entendre qu’il a su, comme Goethe, dompter le démon pour mener une vie « terrestre » qui lui a permis de publier des ouvrages, de créer sereinement, contrairement à son maître qui jamais ne terminera son ouvrage sur Shakespeare.

Le style même de Zweig est à l’image de cet art démonique tel qu’il le décrit dans Le Combat avec le démon : « un art particulier, qui jaillit comme une flamme, un art fait d’ivresse, d’exaltation, de fièvre, de fureur, d’élans spasmodiques de l’esprit qui n’appartiennent d’habitude qu’au pythique et au prophétique ; le premier indice de cet art c’est toujours l’exagération, la démesureX ». Pour dépeindre le démonisme, que se soit dans son essai ou dans la nouvelle, Zweig recourt en effet à la métaphore du feu et reprend parfois mot à mot dans la nouvelle des métaphores utilisées dans l’essai. Il s’agit de sentiments aux frontières ondoyantes et mouvantes comme l’eau, qui submergent les héros, l’eau représentant le second grand champ sémantique de la nouvelle. Si les métaphores de la nouvelle peuvent parfois étonner, elles sont toutefois en parfaite adéquation avec la notion que Zweig tente d’illustrer et cela explique le côté emphatique, les nombreuses répétitions de certains termes qui rendent palpables cette tension, cette intensité du démonisme, de ces forces de l’inconscient. À propos du style de l’essai, reflété dans la nouvelle, Freud dira : « Mon admiration est d’autant plus grande qu’il n’existe pas, à proprement parler, de représentation exacte de ce que vous décrivez et que ce manque doit être combattu par l’utilisation des comparaisons les plus diverses en provenance d’autres domaines de l’expérienceXI. » En accumulant les métaphores, en multipliant l’utilisation d’adverbes et d’adjectifs, Zweig cherche à cerner ce qui n’a pas encore été exprimé, ce qui est en dehors des catégories conscientes et rationnelles d’une société limitée. C’est ce qui fonde et permet l’originalité de son style. On comprend alors que Freud considère, dans sa lettre du 4 septembre 1926, la nouvelle comme un « chef-d’œuvre » ou encore, dans sa lettre du 28 novembre 1931, comme « celles de vos créations que je préfère ».

T. M.

I- S. Zweig, Le Combat avec le démon, « La pathologie du sentiment », Paris, Belfond, 1983, p. 15-16.

II- Dans sa lettre du 15 avril 1925, Zweig écrit à Freud : « Si j’ai mis votre nom en tête de ce livre, ce n’était pas uniquement pour exprimer mon admiration et ma reconnaissance envers vous : plusieurs chapitres tels que “La pathologie du sentiment” chez Kleist ou “L’apologie de la maladie” chez Nietzsche n’auraient pu être écrits sans vous », in Sigmund Freud, Stefan Zweig. Correspondance, Paris, Rivages, 1991, p. 40.

III- Le Combat avec le démon, op. cit., Introduction, p. II.

IV- Le Combat avec le démon, op. cit., Introduction, p. III.

V- Ibid., p. IV.

VI- Le Combat avec le démon, op. cit., « Heinrich von Kleist », p. 14-15.

VII- Sigmund Freud, Stefan Zweig. Correspondance, op. cit., p. 49.

VIII- Le Combat avec le démon, op. cit., Introduction, p. III

IX- Ibid., p. V.

X- Le Combat avec le démon, op. cit., Introduction, p. IV.

XI- Sigmund Freud, Stefan Zweig. Correspondance, op. cit., Lettre du 14 avril 1925, p. 38.

Ils ont cru bien faire, mes étudiants et mes collègues de la faculté : voici le premier exemplaire, solennellement remis et précieusement relié, d’une publication que m’ont consacrée les philologues en hommage à mon soixantième anniversaire et à ma trentième année dans l’enseignement universitaire. Elle a pris l’ampleur d’une véritable biographie ; il n’y manque pas le moindre de mes essais, pas le moindre de mes discours officiels, pas le moindre article – aussi insignifiant soit-il – paru dans je ne sais quelles revues savantes, il n’est rien que le zèle bibliographique n’ait arraché à son tombeau de papier – mon parcours tout entier s’y trouve reconstruit avec clarté et précision, degré par degré, comme un escalier bien balayé –, vraiment je serais un ingrat si tant de touchante minutie ne me flattait pas. Des souvenirs que j’avais crus étiolés et perdus à jamais se retrouvent regroupés et bien classés dans ce tableau : il me faut bien l’avouer, le vieil homme que je suis a contemplé ces feuillets avec la même fierté qu’éprouva jadis l’élève en contemplant le bulletin dans lequel ses professeurs lui attestaient pour la première fois son aptitude au travail scientifique et sa détermination de le mener à bien.

Et pourtant : après avoir feuilleté ces deux cents pages consciencieusement organisées et avoir scruté ce reflet abstrait de moi-même, je ne pus m’empêcher de sourire. Était-ce bien là ma vie, un cheminement déterminé et imperturbable vers les sommets, de la première heure jusqu’à ce jour, ainsi que le biographe, s’appuyant sur ses témoins de papier, l’avait présentée ? J’eus exactement la même réaction en entendant pour la première fois ma propre voix sortir d’un Gramophone : d’abord je ne la reconnus pas du tout ; car si c’était bien ma voix, c’était celle que perçoivent les autres et non celle que j’entends moi-même, filtrée par mon sang au plus profond de mon être. Et c’est ainsi que moi, qui ai employé ma vie à dépeindre des hommes d’après leurs œuvres et à donner corps à l’organisation spirituelle de leur univers, je constatai une fois de plus, grâce à ma propre expérience, combien reste insondable dans chaque destinée le noyau véritable de l’être, la matrice à l’origine de toute croissance. Nous vivons des myriades de secondes, et pourtant il n’y en a jamais qu’une, une seule, qui met en effervescence notre monde intérieur, c’est la seconde (décrite par Stendhal) où la fleur de notre être, déjà abreuvée de tous les sucs, se cristallise en un éclair – seconde magique, semblable à celle de la procréation et, comme elle, dissimulée dans les chaudes entrailles de notre propre existence, invisible, impalpable, intangible, unique mystère qu’il nous soit donné de vivre. Aucune algèbre de l’esprit ne peut la calculer, aucune alchimie de l’intuition la deviner, et il est rare que le sentiment que nous avons de nous-mêmes la saisisse.

Ce livre ignore tout du plus intime secret de mon éveil à la vie intellectuelle : c’est pourquoi il m’a fait sourire. Tout y est vrai – il n’y manque que l’essentiel. Il se contente de me décrire, sans rien dire à mon sujet. Il se contente de parler de moi, sans me révéler. Sur cet index figurent deux cents noms consciencieusement catalogués – il n’en manque qu’un seul, celui qui fut à l’origine de toute inspiration, le nom de l’homme qui a déterminé mon destin et qui me rappelle à présent avec force à ma jeunesse. Ils sont tous évoqués, sauf celui à qui je dois la parole et dont le souffle inspire mon langage : et brusquement, ce lâche oubli m’apparaît comme une faute. Ma vie durant, j’ai tracé des portraits d’hommes, ramené, du fond des siècles, des personnages à la vie afin d’y intéresser mes contemporains, et jamais je n’ai évoqué la mémoire de celui qui précisément m’est le plus présent : ainsi, comme au temps d’Homère, je veux abreuver de mon sang cette ombre aimée, pour qu’elle me parle à nouveau et pour que celui que la vieillesse a emporté depuis fort longtemps déjà soit auprès de moi qui suis en train de vieillir. À ce qui a été révélé, je veux ajouter ce qui est resté secret ; aux pages savantes, je veux ajouter une page vouée au sentiment ; et pour l’amour de lui, je veux me raconter à moi-même la vérité de ma jeunesse.

Une fois encore, avant de commencer, je feuillette ce livre qui prétend refléter ma vie. Et de nouveau, cela me fait sourire. Car comment entendaient-ils accéder au véritable noyau de mon être, alors que d’emblée ils prenaient un mauvais départ ? Leurs premiers pas déjà les menaient sur la mauvaise voie ! Voilà qu’un ancien camarade de classe rempli de bienveillance à mon égard, aujourd’hui conseiller honoraire comme moi, prétend qu’un amour passionné pour les sciences humaines m’avait distingué de mes camarades dès les années de lycée. Votre mémoire vous trahit, cher camarade et conseiller honoraire ! Tout ce qui touchait les humanités classiques était pour moi une contrainte difficile à supporter qui me faisait grincer des dents et enrager. Précisément parce que j’étais fils de proviseur dans cette petite ville d’Allemagne du Nord et que chez nous la culture était le gagne-pain, je haïssais toute philologie depuis l’enfance : la nature, conformément à son devoir mystique qui est de préserver l’élan créateur, donne à l’enfant l’esprit de révolte et le mépris des goûts paternels. Elle ne veut pas d’une succession tranquille et indolente, d’une simple continuation, d’une répétition d’une génération à l’autre : elle commence toujours par introduire la discorde entre les êtres de même nature, et ce n’est qu’après un pénible et fécond détour qu’elle permet aux descendants de rejoindre la voie des aïeux. Il suffisait que mon père considérât la science comme sacrée pour que mon besoin de m’affirmer n’y vît qu’ergotage ; parce qu’il citait les classiques en modèle, je les trouvais pédants et détestables. Entouré de livres, je les méprisais ; poussé par mon père vers les choses de l’esprit, je m’insurgeais contre toute forme de connaissance transmise par l’écriture ; il n’était donc pas surprenant que j’eusse eu du mal à arriver jusqu’au baccalauréat et qu’ensuite je me fusse refusé avec véhémence à poursuivre des études. Je voulais devenir officier, marin ou ingénieur ; à vrai dire, aucune inclination impérieuse ne me poussait vers ces métiers. Seule ma répugnance pour les paperasses et le didactisme de la science me portait vers une activité pratique plutôt qu’universitaire. Mais mon père, dans sa vénération fanatique pour tout ce qui avait trait à l’université, exigea que je suivisse une formation académique, et le seul compromis que je parvins à imposer fut celui de pouvoir choisir des études d’anglais plutôt que de lettres classiques (solution hybride que je finis par accepter, avec la secrète arrière-pensée que la connaissance de cette langue maritime serait ma porte de sortie vers la carrière de marin, à laquelle je tendais ardemment).

Rien dans ce curriculum vitae n’est donc plus faux que la bienveillante affirmation selon laquelle j’aurais acquis, au cours de mon premier semestre à Berlin, les bases de la philologie sous l’égide d’estimables professeurs – mon impétueuse et irrépressible soif de liberté n’avait alors que faire des séminaires et du corps enseignant ! Dès mon premier et bref passage dans un amphithéâtre, l’air vicié, l’exposé d’une monotonie pastorale et grandiloquente à la fois m’emplirent d’une telle lassitude, qu’il me fallut lutter pour ne pas poser ma tête somnolente sur le pupitre – c’était à nouveau l’école, dont je pensais être enfin libéré, c’était comme si j’avais traîné ma salle de classe avec moi, avec sa chaire surélevée et ses ergotages d’aristarque : il me semblait malgré moi que des lèvres à peine entrouvertes du professeur s’échappait du sable, tant les mots ressassés du cahier de cours usé s’égrenaient, broyés, en un flux monotone dans l’air épais. Le soupçon, déjà ressenti par l’écolier, d’être tombé dans une morgue de l’esprit, où des mains indifférentes disséquaient de la matière morte, trouva son angoissante confirmation dans ce laboratoire d’un alexandrinisme momifié – avec quelle intensité cet instinct de défense se manifestait-il dès que, après une heure de cours péniblement supportée, je sortais dans les rues de la ville, dans ce Berlin de l’époque qui, tout étonné de sa propre croissance, débordant d’une virilité trop brutalement révélée et dont chaque pierre et chaque rue, crépitantes d’électricité, imposaient irrésistiblement à chacun une cadence aux pulsations ardentes, qui, dans son avidité vorace, ressemblait fort à l’ivresse de ma propre virilité dont je venais tout juste de prendre conscience. La ville et moi avions tous deux brusquement émergé d’un milieu petit-bourgeois protestant, féru d’ordre et étriqué, livrés trop prématurément à la griserie toute nouvelle que provoquaient un sentiment de puissance et des possibilités jusque-là insoupçonnées – elle et moi, le jeune gaillard en vadrouille, nous vibrions avec autant de frénésie qu’une dynamo. Jamais je n’ai aussi bien compris Berlin, jamais je ne l’ai autant aimé qu’à cette époque car, tout comme dans ce rucher humain débordant de chaleur, chaque cellule de mon être aspirait à l’expansion soudaine – où l’impatience de toute jeunesse vigoureuse aurait-elle pu s’épancher autant que dans le giron palpitant de cette ardente géante, dans cette ville impatiente, débordante de force ? Elle s’empara de moi tout d’un coup, je me jetai en elle, je plongeai dans ses veines, ma curiosité parcourut hâtivement tout son corps de pierre pourtant si chaud – du matin jusque tard dans la nuit je vagabondais dans les rues, allais jusqu’aux lacs1, j’explorais ses lieux les plus secrets : c’est avec une réelle passion que, négligeant mes études, je me jetai dans l’aventure vivifiante de la découverte. À vrai dire, je ne faisais dans mon excès qu’obéir à une particularité de ma nature : enfant déjà, j’étais incapable de me concentrer sur plusieurs choses à la fois et je perdais l’intérêt pour toute occupation qui n’était pas celle du moment ; en tout temps et en tout lieu, mon énergie s’élançait sur une seule voie, et encore aujourd’hui je m’acharne souvent dans mon travail avec un tel fanatisme sur un problème que je ne le lâche pas avant de sentir entre mes dents le dernier, l’ultime résidu de sa moelle.

Ainsi le sentiment de liberté que j’éprouvai jadis à Berlin se mua-t-il pour moi en une si irrépressible ivresse que je ne supportais même plus l’enfermement passager des cours à l’université, ni même le confinement entre les murs de ma chambre : tout ce qui n’était pas aventure était pour moi du temps perdu. Et le jeune provincial que j’étais, à peine débarrassé de son licou, blanc-bec débridé, se força à paraître bien viril : je m’engageai dans une association étudiante qui pratiquait le duel2, m’efforçai (alors que j’étais de nature timide) de me donner une allure de mauvais garçon hardi et téméraire, jouai, au bout d’à peine huit jours en ville, au citadin et au citoyen de la Grande-Allemagne3, m’appropriai avec une rapidité étonnante la goujaterie nonchalante des habitués des cafés, comme un véritable Miles gloriosus4. Bien sûr, les femmes occupaient une place importante dans ce chapitre de la virilité – ou plutôt : les « femelles », comme nous les appelions dans notre arrogance d’étudiant – et il se révéla pour moi bien à propos d’être fort joli garçon. De grande taille, élancé, les joues encore hâlées par l’air marin, d’une souplesse de gymnaste dans le moindre de mes mouvements, j’avais beau jeu face aux commis blafards et desséchés comme des harengs par l’air de leur boutique, qui comme nous parcouraient tous les dimanches en quête de butin les salles de danse de Halensee et Hundekehle (qui se trouvaient alors encore en dehors de la ville). Tantôt c’était une bonne du Mecklenburg au teint de lait et blonde comme les blés, encore excitée par la danse, que j’entraînais dans ma chambre d’étudiant peu avant la fin de son jour de congé, tantôt une petite Juive nerveuse de Posen qui ne tenait pas en place et qui vendait des bas chez Tietz5 – proies faciles en général, aisément conquises et rapidement léguées aux camarades. Mais pour le collégien timide que j’étais hier encore, la facilité inattendue de ces conquêtes représentait une enivrante surprise – les succès faciles accrurent ma hardiesse, et peu à peu la rue ne fut plus pour moi qu’un terrain de chasse pour ces aventures complètement aléatoires, auxquelles je m’adonnais comme à un sport. Un jour que, faisant la cour à une jolie fille, je me retrouvai à Unter den Linden6 et – tout à fait par hasard – devant l’université, je ris malgré moi en songeant depuis combien de temps je n’avais plus franchi ce seuil respectable. Par défi, j’entrai avec un ami qui était dans le même état d’esprit que moi ; nous ne fîmes qu’entrebâiller la porte et avisâmes (vision particulièrement ridicule) cent cinquante dos courbés sur leur pupitre, occupés à griffonner, se joignant à la prière d’une barbe blanche en train de psalmodier sa litanie. Aussitôt je refermai la porte, laissant ruisseler sur les épaules de ces studieux étudiants le flot d’une morne éloquence, et, d’un pas alerte, je regagnai allégrement avec mon camarade l’allée ensoleillée. Parfois je me dis que jamais jeune personne n’a aussi bêtement gâché son temps que moi pendant ces mois-là. Je n’ouvrais pas le moindre livre, je suis certain de ne pas avoir proféré une seule parole raisonnable, de ne pas avoir conçu une seule véritable pensée – d’instinct, j’évitais toute compagnie cultivée, dans le seul but de ressentir plus vivement dans mon corps qui venait de s’éveiller la morsure de la nouveauté et de ce qui était jusque-là défendu. Il est bien possible que cette façon de s’enivrer de sa propre sève, que cette façon de perdre son temps à sévir contre soi-même, soit propre à une jeunesse vigoureuse brusquement affranchie – toutefois la rage particulière qui m’animait rendait dangereuse cette vie de bohème et me prédisposait à sombrer dans un complet laisser-aller ou du moins dans l’abrutissement, si un hasard n’avait pas freiné ma chute intérieure.

Ce hasard – que dans ma gratitude je qualifie aujourd’hui d’heureux – voulut que mon père fût appelé inopinément à Berlin pour y passer une journée au ministère, afin d’assister à une réunion des proviseurs. En tant que pédagogue de profession, il profita de l’occasion pour se faire une idée de mon comportement, sans m’annoncer sa venue au préalable et pour me surprendre à un moment où je ne m’y attendais pas. Cette attaque par surprise réussit à merveille. Comme souvent en soirée, je me trouvai dans ma modeste chambre d’étudiant au nord de la ville – à laquelle on accédait par la cuisine de ma propriétaire, pièce scindée en deux par un rideau – en compagnie d’une jeune femme en visite hautement confidentielle, lorsque l’on frappa fermement à la porte. Pensant qu’il s’agissait d’un camarade, je grommelai de mauvaise grâce : « Je ne suis là pour personne. » Mais au bout d’un bref instant, les coups reprirent, une fois, deux fois, puis, avec une nette impatience, une troisième fois. Pris de colère, j’enfilai mon pantalon pour expédier comme il se devait l’impertinent trouble-fête, et c’est ainsi que, la chemise à moitié ouverte, les bretelles ballantes, les pieds nus, j’ouvris brusquement la porte et que, hébété comme si l’on m’avait asséné un coup de poing sur la tempe, je reconnus immédiatement la silhouette de mon père dans la pénombre de l’entrée. De son visage, je ne distinguais dans l’ombre guère plus que les verres de ses lunettes qui renvoyaient des reflets étincelants. Mais la vue de cette silhouette suffit pour que la phrase insolente que j’avais préparée restât coincée au fond de ma gorge comme une arête tranchante et me fît suffoquer : je restai un instant comme étourdi. Puis je dus – effroyable seconde ! – le prier humblement de patienter quelques minutes dans la cuisine, le temps de mettre de l’ordre dans ma chambre. Je le répète : je ne voyais pas son visage, mais je sentais qu’il comprenait. Je le sentais à son silence, à la façon réservée dont, sans me tendre la main, il écarta avec un geste de répulsion le rideau pour entrer dans la cuisine. Et là, devant un fourneau d’où s’élevaient des relents de café réchauffé et de navets, le vieil homme dut attendre debout, pendant dix minutes, dix minutes mortifiantes tant pour moi que pour lui, attendant que je chasse la fille du lit pour qu’elle se rhabille au plus vite et que je la reconduise hors de l’appartement en passant tout près de mon père qui entendait tout malgré lui. Il devait entendre ses pas et le claquement des plis du rideau dans le courant d’air provoqué par son départ hâtif ; et je ne pouvais toujours pas faire sortir le vieil homme de cette indigne cachette : il fallait d’abord arranger le désordre trop éloquent du lit. Ce n’est qu’alors – jamais de ma vie je n’avais ressenti tant de honte – que je me présentai à lui.

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents