Proust, une question de vision
313 pages
Français

Proust, une question de vision , livre ebook

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313 pages
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Description

A l'encontre d'une tradition qui en ferait une oeuvre philosophique ou sensuelle, A la recherche du temps perdu est surtout une oeuvre visuelle cherchant à libérer par l'écriture cette pulsion sexuelle primaire que Freud appelle "pulsion scopique". Proust est forcément influencé par la photographie. Images photographiques et techniques de l'image sont autant de cadres susceptibles d'arrêter un instant le diaporama de l'existence, pour révéler la trace de l'image première. L'écriture photographique de Proust éclaire sa propre théorie littéraire.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 décembre 2009
Nombre de lectures 82
EAN13 9782296241275
Langue Français
Poids de l'ouvrage 3 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Critiqueslittéraires
PatrickMathieu
Proust, une question de vision
Pulsionscopique,photographieetreprésentationslittéraires
La grandeur de l'art véritable,aucontraire, decelui queM. deNorpois
eûtappelé un jeu de dilettante,c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire
connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous
écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et
d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons,
cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui
est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et
éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un
sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez
l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pasà l'éclaircir.
Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles
parce que l'intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et
aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que pour le
peintre est une question non de technique, mais de vision. (Proust,TR, 1989,
1t.IV, p. 474 )
1Les références renvoient à l’édition Gallimard de la Pléiade dirigée par
JeanYvesTadié (1989).Je souligne.Par simplicité, j’abrègeraiainsi:Ducôté dechez
Swann (CS) ;A l’ombre des jeunes filles en fleurs (JFF) ;LeCôté deGuermantes
(CG) ;Sodome et Gomorrhe (SG) ; La Prisonnière (LP) ; Albertine disparue
(AD) ;LeTemps retrouv é (TR).
5Avant-propos
Les philosophes et les sémioticiens éprouventaujourd’hui un regain
d’intérêt pour l’image photographique: ils perçoivent que la photographie
concentre en elle le miracle de la révélation et l’aporie du temps.
L’’image, moderne parce que toujours réactualisée, l’est de façon encore
plus forte avec Proust tant est puissant ce rapport à un médium alors
jeune, et tant sont complexes les intrications qui lient l’écriture
proustienne à l’univers du regard. Modernité par rapport au médium, mais
intemporalité artistique: dire ce qu’on voit, l’écrire, le peindre, est le lot
de tous lesartistes.
L’étude de la photographie, sacritique, prend uneampleur nouvelle
depuis lesannées 1980 ; en revanche, son rapportavec lechamp littéraire
n’a été qu’occasionnellement défriché et les rapports texte/image font
l’objet d’études récentes grâceà la mixité descontenus virtuels, les pages
web. Mais ce rapport a toujours existé. La littérature a d’ailleurs pris
grand soin de l’occulter, comme raison d’être, comme technique de
survie ; comme si le dire précédait le voir, comme si la parole et les mots,
l’art de lesassembler, étaient pour l’homo parolans la seule faculté
élaborée, intellectualisée. Mais voir aussi s’apprend, et les mystiques se
rejoignent pour dire - après des années d’austérité - que la seule vision
parfaite,celle de la divinité, transcende tous les mots.
Au départ était donc l’image: pouravoir pris de nombreuses
photographies, dont certaines heureusement réussies et d’autres tragiquement
ratées, je sais quelles interrogations, quelles incertitudes peuvent en elles
se lover.L’image photographique -à l’encontre du film - est
fondamentalement faite pour ceux qui doutent ; en elle, la vibration de l’inquiétude,
celle duTemps d’abord, liéà notre présence sur terre ; temps de l’image,
de l’objet photographié, du sujet regardant: les temporalités
s’entrechoquent. Celle de l’espace ensuite: deux dimensions qui sont
censées en représenter trois dans un défi supérieur, dans un espace fixe,
absurdement figé comme le figurent si bien les anonymes rideaux
bleugris des photomatons, comble du vide spatial et du relief ontologique,
immobilité destinée à porter toute l’animation du monde, celle du sujet
dont l’âme traverse la pellicule argentique, celle du monde qui l’entoure,
irradiant de sa vibration l’épreuve, au risque de la rendre
incompréhensible: l’image est mystérieuse pour nous car nous sommes les magiciens
qui rendons la vieàce qui est éteint.Inquiétude liéeà l’objet enfin, objet
mystérieux que ce support jaunissant, aux bords coupants, objet
autoritaire, glacé, retouché ou maculé par l’usage,objet photographique surtout,
chosifié pour l’occasion dans un paradoxal désir de vie éternelle (« tel
7P
qu’en lui-même enfin, l’éternité le change »), chose aussi que celui qui
regarde, qui est vu,à son tour objet de toutes les métamorphoses.La liste
des inquiétudes n’est pasclose ;àchacun d’y jeter un peu de son vécu, de
s’y perdre.
Mais une chose est sûre: en tant que telle, la photographie est bien
paradigmatique desangoissescontemporaines.Proust névrosé le saitbien
2qui, dans son « roman psychologique »P2F envisage tourà tour la
photographie sous l’angle du portrait, enjeu narratif et quête ontologique, comme
vedutaou représentation pittoresque du paysage dans les passages
exotiques (Venise, Balbec…), et plus métaphoriquement en tant que
processus liéau développement mémoriel ouà la révélationcognitive.Achaque
fois, il prend soin de relever son étrangeté, établissant de la sorte un
échange profond entre l’image et lui.
Ce livre traitera des relations entre le monde, l’image et les
hommes, personnages illustrés d’une universelle lanterne magique dans
cette œuvre majeure qu’estA laRecherche du temps perdu .
2Lire à ce sujet l’interview donnée par Marcel Proust au Temps, en 1912:«Eh
bien, pour moi, le roman, ce n'est pas seulement de la psychologie plane mais de
la psychologie dans le temps. »Introduction
Unequestiondevision
Lacitation mise en exergue oriente lecheminement dece travail.La
« grandeur de l’art véritable » s’obtient par une corrélation
particulièrement intéressante entre écriture et vision, art et biographie, et plus
précisément photographie et autobiographie, puisqu’on peut lire dans le «
ressaisissement » la volonté d’un projet autobiographique. Cette citation, à
mon avis centrale, clef d’accès à l’œuvre, fait état d’une préoccupation
littéraire constante, celle de la question du «beau style ». Or elle a été
jusqu’à présent comprise de façon métaphorique, quand il faut
précisément la prendre littéralement, faire confiance à Proust qui veut que la
vision soit déterminante pour la compréhension de toute sa quête, pour
parveniràce «beau style »:
On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets
qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité necommencera qu'au moment où
l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans
le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique, de la loi causale, dans le
monde de la science et les enfermera dans lesanneaux nécessaires d'unbeau
style. (Proust,TR, t.IV, p. 468)
L’aspect artificiel dans cette définition du «beau style » ne nous
échappe pas,comme sicelui-ci devait servir, par sabeauté-même,à
masquer desalliances étranges « d’objets différents »,à en révéler
uneanalogie peu évidente… N’est-ce pas justement ici toute la définition de
l’écriture proustienne, qui n’est à la fin qu’une gigantesque et superbe
entreprise de travestissement ? Cette quête quele héros pressent alors
qu’il est en route pour l’hôtel particulier deCharlus,au sortir d’une soirée
chezOriane deGuermantes, les lèvres tremblotantes comme celles d’une
« pythonisse » (CG, t.II,p. 840), lui qui se veut et se voit déjà « prince»
mondain – princeaussi de la littérature (cf. infraen page 268) -, est donc
celle du «beau style », capable de forger d’étranges alliances au moyen
de la métaphore.
Enchaîner les mots, les analogies dans « les anneaux d’un beau
style », de peur que réverbérés par des milliers d’autres

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