Colle ction « Mémoires de léducation » dirigée par Louis Porcher et Dominique Groux
La mémoire constitue désormais un ingrédient inéluctable de la fabrique dun savoir. Dans léducation en particulier, les expériences vécues sont en train de conquérir toute leur place et il est plus que temps de leur consacrer lattention quelles méritent. Souvenirs dusagers anonymes ou dacteurs de léducation, souvenirs décrivains, tous participent à la construction dune vérité et contribuent à enrichir le savoir sur léducation.
Louis P ORCHER
Une élite en préparation
Une classe de khâgne en 1957-1959
© L'Harmattan, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-56031-4 EAN : 9782296560314
CHAPITRE I De léducation comparée « verticale » : défense du témoignage direct
Jai longtemps hésité, et même tergiversé. Depuis plusieurs années, je déplorais que léducation comparée, en France, soit amputée de lune de ses dimensions essentielles : la profondeur historique. Maintenant que, devant la stagnation générale de léducation comparée (et donc sa régression internationale), jai atteint la quasi-certitude que cet aspect fondamental ne sera pas défriché et que je naurai plus la force de lentreprendre, je reviens à des objectifs plus modestes : faire en sorte quune sensibilisation à ce phénomène soit mise en place. Jen ai souvent parlé avec Dominique Groux, dont je suppose que, si elle na rien publié dans ce domaine, cest parce quelle na pas découvert le moyen de combler cette lacune criante. Pour linstant, en effet, les contributions à léducation comparée, dans notre paysage, restent du grand nimporte quoi. On appelle de ce nom nimporte quel discours qui met en regard quelques aspects des systèmes éducatifs dans plusieurs pays. On ne peut rien en faire parce que les conditions épistémologiques minimales dune comparabilité ne sont pratiquement jamais remplies. Cest dune grande tristesse mais il ny a pas lieu de sen étonner. Jai alors réfléchi, comme beaucoup dautres spécialistes, aux frontières entre la mémoire et lhistoire, la première étant essentiellement subjective (même si elle peut être collective), lautre se caractérisant par une construction intellectuelle à partir de laquelle on peut élaborer une cohérence, comme telle transmissible par un discours réglé. 7

Et je suis parvenu à la conclusion que, en plongeant mémoriellement dans le passé le plus lointain que je pouvais avoir vécu en personne, je contribuerais à fournir un matériau en quelque sorte informé et qui pourrait, par la suite, être structuré par une histoire. Il ne sagit évidemment pas de conférer à ces « souvenirs » une autre valeur que celle quils ont. Mais, en même temps, il serait absurde de les jeter à la poubelle. Je me suis donc attelé à la tâche, en parlant à la première personne. Je suis parti de ma propre mémoire et jai exploré, interrogé, recoupé, croisé plusieurs sources de témoignages, plusieurs contributions. Jai choisi mes années de classe préparatoire, il y a plus de cinquante ans. Dabord parce que, depuis cette époque, les paramètres scolaires se sont totalement, ou presque, transformés : nous ne sommes, à la lettre, plus dans le même monde éducatif. Ensuite parce quil reste, cependant, quelques sources documentaires. Des données (résultats, emplois du temps, repères biographiques, archives diverses), des documents (photos, cahier de notes, correspondances), et des souvenirs subjectifs divers, et dont la diversité, justement, est parfois en mesure de suggérer une hypothèse interprétative, en infirmer ou en confirmer une autre. Jai pu constater, à cet égard, que les très anciens élèves conservent en eux des traces subjectives particulièrement vivaces. Certes, il y a des brouillages, des confusions, des lacunes, mais aussi des nettetés, des preuves empiriques, des vérifications. Lépoque est lointaine et cest pourquoi je lai choisie. Elle représentait aussi, pour la majorité dentre nous, le premier arrachement au milieu familial, à lâge du baccalauréat, pour venir vivre dans une plus grande ville et, plus violemment encore, en internat. Encore enfants et pas véritablement adultes, nous étions un peu des deux. Là encore le contraste avec nos homologues daujourdhui est énorme : les modes de vie ont complètement changé, les
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adolescents dautrefois nexistent plus et, à la lettre, « on en perd la mémoire ». A cette époque (1957-1959), dix pour cent environ dune classe dâge atteignaient le baccalauréat. Nallaient dans les classes préparatoires, surtout littéraires (qui avaient déjà amorcé leur déclin), que les meilleurs éléments, ceux qui pouvaient rêver dun avenir improbable à lEcole Normale Supérieure. Les grands textes de Bourdieu navaient pas encore paru et on croyait à légalité des chances. On soupçonnait bien que « les fils darchevêque » réussiraient mieux que ceux « qui avaient mal choisi leurs parents », mais on pensait sérieusement que chacun avait sa chance. Tout le monde disposait dun exemple qui le prouvait, sans prêter attention que ce nétait quune exception statistique. Il ny avait que de rares classes préparatoires. On nen trouvait ni à Nantes, ni à Tours, ni à Limoges, ni à La Rochelle. Poitiers drainait donc les « cracks » de toute une région très vaste et ce troupeau était considéré comme le sel de la terre. Ce qui nétait pourtant pas le cas, les meilleurs des meilleurs senvolant, par exemple, vers Paris ou quelque autre grande ville. Dans lensemble pourtant, parmi la mince cohorte qui passait le bac, le lycée de Poitiers voyait converger vers lui des élèves qui avaient « sous le capot » de quoi aller loin. Linformation, en outre, était quasiment nulle. Je raconte par quelle succession de hasards je me suis trouvé informé de lexistence dune classe de khâgne dans la région et par quelle accumulation dautres imprévisibilités, je my suis trouvé parachuté. Dans lensemble, ces classes rassem-blaient une fraction de la petite bourgeoisie (le concept de classe moyenne nétait pas encore forgé quoique déjà, comme la montré Boltanski, le « cadre » emblématique appartînt préférentiellement au « bassin dingénieurs »). Les Sciences, déjà, lemportaient. Quelques débordements existaient sur les ailes. Dans la classe que jétudie, il y avait deux fils de paysans pauvres,
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mais beaucoup de descendants denseignants (surtout du premier degré) et de petits fonctionnaires, une fille (et ce nétait pas indifférent, on le sait) de médecin, un fils de directeur darchives départementales quelques descendants de gros commerçants, et beaucoup de petits, un enfant dofficier. Nous navions pas conscience de cette caractérisation sociologique, bien entendu. A la fac voisine, la psychologie, la sociologie, naissaient à peine, la linguistique (par exemple) nexistait pas comme filière, etc. Certes ces frontières étaient en train de seffondrer, mais compte tenu des lieux doù nous venions, nous ne pouvions pratiquement pas en avoir conscience et, dans nos têtes, nous restions régis par les « disciplines classiques ». Cétait une époque charnière et cest aussi lune des raisons pour lesquelles je me suis résolu à étudier en détails un exemple de cette époque. Un vieux monde était en train déclater, un nouveau napparaissait pas encore, un peu comme aujour-dhui où nous nous trouvons manifestement à lorée dune période neuve où le nouveau monde ne ressemblera plus en rien à lancien (au moins en apparence). Ce texte est donc une contribution et je suis sûr que celle-ci est sérieuse. Léducation a subi de telles transformations, depuis ce temps-là que sy replonger aujourdhui constitue une forme déducation comparée aussi parlant quentre deux systèmes éducatifs de deux pays différents. Je ne demande pas quon me croie, mais seulement quon prenne le phénomène au sérieux et quainsi on se sensibilise à la dimension historique qui fait constitutivement partie de léducation comparée telle quelle représente désormais, partout, léducation tout court. Une sorte de bouteille à la mer, en somme. A Dieu vat.