Y
ona contemple avec émotion l’ouverture ronde de la grande caverne. Ils ont marché pendant trois jours pour retrouver le vallon encaissé, flanqué de falaises trapues, où vit leur clan. Maintenant ils se reposent de leur longue marche, au sommet de la plus proche colline.
L’adolescente se retourne vers ceux qui l’escortent : son père Dako, Dent de lion, Murg entouré de deux chasseurs, et l’étrange femme aux cheveux clairs, à la langue coupée, qui les a suivis, abandonnant le clan des fous. Il manque son frère loup. Il a préféré la compagnie d’une jeune louve.
— Regarde, Muette ! lui dit Yona. Ton nouveau foyer sera dans cette immense grotte ! Ils nous font signe…
Debout sur l’esplanade ensoleillée qui s’étend sous le porche de pierre, plusieurs silhouettes agitent les mains. Des cris de bienvenue s’élèvent, portés par le vent, car tous ont reconnu leur chef Dako, le grand Murg et Yona, grâce à ses longs cheveux noirs.
— Près de la rivière, cette fille en tunique claire, c’est Noume, mon amie, ma sœur de cœur ! ajoute Yona. Sa mère, Milli, a les jambes mortes. Son père, Rog, récolte le miel pour nous tous. Et là-bas, le petit Hano danse de joie… C’est le fils de Murg.
L’ancien chef hoche la tête sans quitter l’air renfrogné qu’il arbore toujours. Soudain il tend le bras en direction de la pente, et déclare d’un ton grave :
— Quelqu’un est mort ! Voyez cette forme par terre. Enveloppée dans des peaux ! Qui est-ce ?
Yona porte une main à son cœur. Mummi était très malade. Dako lui a même assuré que la vieille chamani ne se relèverait pas. Seraient-ils arrivés trop tard
1…
— Père ! s’écrie-t-elle. Crois-tu que Mummi s’est éteinte ? Elle m’attendait, disais-tu, pour me confier ses secrets…
Muette vient prendre la main de Yona. La jeune femme l’interroge du regard.
— Je crains que notre chamani n’ait rejoint le pays des Esprits ! explique Yona. Elle était très âgée. Personne ne sait le nombre de saisons qu’elle a vécues…
Malgré toutes les querelles qui les ont opposées, Yona éprouve un vif chagrin. Mummi était la mémoire du clan, elle réglait les conflits, prétendait converser avec les Esprits.
— Eh bien, allons-y ! murmure Dako. Ils semblent tous impatients.
Ils dévalent la pente. Dent de lion est le moins pressé. Il regrette un peu la liberté qu’ils ont connue, Yona et lui, en vivant seuls. Mais lui aussi, on l’appelle, on le salue. Il en oublie sa mauvaise humeur.
Noume accourt à leur rencontre. Elle se jette sur Yona pour l’étreindre de toutes ses forces. Les deux filles rient et pleurent, serrées l’une contre l’autre.
— Yona ! Enfin ! Je savais que ton père te ramènerait… J’ai prié les Esprits de la Terre et du Ciel pour te revoir. Comme je suis contente. Cette fois, ne te sauve plus, plus jamais ! Mon petit frère Tik a la fièvre, il s’est blessé au genou. Je lui ai promis que tu allais panser sa plaie, ôter le feu de son corps.
Une femme au ventre gonflé de vie s’avance et touche la jeune guérisseuse au front.
— Ah, tu es revenue, Yona… J’avais peur pour l’enfant que je porte ! Mais si tu es là, il vivra ! Il sera fort, car tes mains offrent puissance et vigueur à ceux qu’elles touchent.
Manoo le guetteur s’illumine d’un grand rire.
— Sans tes onguents, je peux à peine bouger le dos ! Tu vas me guérir, Yona ? Sinon je ne pourrai plus grimper sur mon perchoir.
D’autres clameurs de bienvenue s’élèvent, entrecoupées de plaintes diverses. Le clan salue Yona comme si elle était le soleil en personne. Cet accueil la bouleverse. Les larmes aux yeux, elle lève les bras pour demander le silence.
— Ne vous inquiétez pas ! Je vous soignerai tous… Mais qui a perdu sa force de vie ?
L’adolescente désigne le corps dissimulé par plusieurs couches de cuir et solidement lié par des tiges d’osier. Plus elle observe la taille du défunt, plus elle doute que ce soit Mummi.
— Le vieux Tarak ne s’est pas réveillé, hier matin ! soupire Noume. Je m’occupais de lui. En apportant de l’eau fraîche, je l’ai trouvé sans souffle ni mouvement. Il n’a pas souffert, il souriait, les paupières closes.
La nouvelle attriste Yona. Elle se console en songeant que le vieillard a fini ses jours en sécurité, entouré d’affection, alors qu’il était condamné à périr sous la griffe des lions
2.
— Puisque Mummi est vivante, je dois la voir tout de suite ! annonce-t-elle.
Aussitôt Noume veut l’entraîner, mais Dako a pris la parole à son tour. Il présente l’étrangère aux siens, comme le veulent les rites du clan. La jeune femme attise la curiosité de tous, à cause de sa chevelure frisée et légère, d’un blond si clair qu’elle retient la lumière.
— J’ai accepté Muette parmi nous, car elle a été victime de la folie d’un chef cruel, dans une vallée lointaine. Cet homme lui a fait trancher la langue, parce qu’elle l’exhortait à la sagesse. Ce soir, je vous conterai le récit de notre voyage. Vous saurez comment Muette a sauvé ma fille, notre précieuse guérisseuse…
Un silence surpris, teinté de méfiance, répond à la déclaration de Dako. Chacun examine d’un œil curieux la petite créature privée de voix. Dent de lion se glisse à ses côtés, comme prêt à la protéger.
— Est-ce vraiment une femme ? Elle est plus petite que Yona ! s’exclame un homme.
— Je l’ai prise pour une enfant… soupire Milli, la mère de Noume, que Rog, son compagnon, a installée au soleil, sur une litière de mousse.
Yona pince les lèvres. Pendant les trois jours qu’a duré la marche du retour, elle a eu le temps d’apprécier les qualités de Muette : habile à la moindre tâche, capable d’allumer un feu en un clin d’œil, de plumer les oiseaux, de veiller à partager la nourriture de façon équitable.
« Le clan ne tardera pas à l’aimer aussi ! » se dit-elle.
Accompagnée de Noume, elle traverse la rivière, en sautant de rocher en rocher. Ce jeu n’est possible qu’à la saison chaude, car les eaux sont alors basses et paisibles.