Aphrodite
336 pages
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Aphrodite , livre ebook

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Description

Démétrios est sculpteur, séducteur, blasé. Chrysis est courtisane, séductrice en chasse. Le sculpteur devient le jouet de la courtisane.

Informations

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Date de parution 01 janvier 2013
Nombre de lectures 6 571
EAN13 9782228908542
Langue Français

Extrait

Image couverture
Présentation
« Vous n’avez pas lu Aphrodite ! Alors qu’est-ce que vous faites entre les repas ? » François Coppée
Démétrios est sculpteur, séducteur, blasé. Chrysis est courtisane, séductrice, en chasse. Elle aime qu’un homme la suive « comme un chien »… Le sculpteur devient le jouet de la courtisane. Pour elle, il vole, tue, parjure. Mais toujours Chrysis se refuse à lui. Une nuit, Démétrios rêve qu’il possède cette femme. Dès lors, il tient sa vengeance, le destin de Chrysis est scellé…
Publié en 1896, ce roman de Pierre Louÿs (1870-1925) connut aussitôt un énorme succès grâce à un article enthousiaste de l’académicien François Coppée qui sut y voir l’œuvre d’un très grand écrivain.
Pierre Louÿs
Aphrodite
Mœurs antiques

Préface de Natacha Chetcuti
Petite Bibliothèque Payot
PRÉFACE
Pierre Louÿs, le « violateur de mœurs » par Natacha Chetcuti
« Je ne sais aimer ni même désirer les choses lorsqu’elles sont, et ne les veut que lorsqu’elles sont passées. »
Natalie Clifford-Barney1

« En songe tous les sentiments affectifs sont renversés. Par exemple, je ne rêve jamais à une femme dont je sois amoureux. Certaines lectrices d’Aphrodite n’y comprendraient rien. Mais vous qui savez si bien lire entre les lignes des romans et qui ne prenez pas le collier de Chrysis pour sept rangs de perles, êtes-vous aussi digne en rêve que je le suis ? »
Pierre Louÿs2
L’amour platonique, sans relation charnelle, est un thème récurrent de la littérature depuis le Moyen Âge. L’amour courtois mettait en scène un héros masculin amoureux d’une femme le plus souvent d’un rang social supérieur à lui et inaccessible. Cette difficulté à concilier amour et désir au risque de la perte de soi traverse la littérature, se colorant de la tonalité propre à chaque siècle. Tel est le fil qui tisse la trame d’Aphrodite, premier roman du jeune Pierre Louÿs, né Félix Louis (1870-1925).
D’une Antiquité improbable à l’art de vivre la volupté
Dès sa parution en 1896, le roman est encensé dans les salons littéraires parisiens. Quelques années plus tard, c’est au tour des poètes Liane de Pougy3 (1869-1950), auteure d’Idylle saphique, et Natalie Clifford-Barney (1876-1972), la célèbre « Amazone », d’en faire l’éloge. Toutes deux intronisent Pierre Louÿs dans leurs cercles littéraires « saphiques ». De cette rencontre, naît à partir de 1901 une amitié épistolaire et de conseiller littéraire entre Clifford-Barney et Louÿs, qui ne cessera qu’à sa mort.
Si Aphrodite est aussi bien accueilli, c’est que ce roman s’inscrit dans la suite de la littérature parnassienne4, mouvement apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour les Parnassiens, inspirés de « l’art pour l’art » professé par Théophile Gautier, l’art n’a pas à être utile ou vertueux, son seul but est la beauté. Face à une société profondément transformée par le développement de l’industrialisation et la montée des conflits sociaux et politiques – dont l’affaire Dreyfus est un élément fondamental –, les courants artistiques de cette fin de siècle se réfugient dans un « néoclassicisme de fantaisie5 » aux accents lyriques empruntés à une Grèce fantasmée. C’est volontiers sous la forme du pastiche que s’énonce cette reconstitution imaginaire d’une utopie érotique, d’une espèce de rêve grec transposé dans le monde moderne.
Immoralisme et mythe saphique : prologue à une utopie érotique
La parution d’Aphrodite ouvre cet « échappatoire libertaire6 » tout en s’inscrivant dans la tradition saphique et la critique du moralisme des mœurs. À ce propos, Natalie Clifford-Barney parlait de Pierre Louÿs comme d’un « violateur de mœurs » et comme le meilleur défenseur de ces « jeunes filles de la société future auxquelles était dédié Bilitis7 ». Quelques traces des correspondances entre Barney et Louÿs, publiées dans les Aventures de l’esprit en 1929, nous éclairent plus encore sur l’admiration que vouait « l’Amazone » à l’auteur d’Aphrodite : « Sa main à la belle écriture venait de nous donner Aphrodite. […] Rien ne distingue plus un être d’un autre que son érotisme, sa décence à le manier, sa mesure – outre mesure. Tout le reste n’est que pornographie, et la pornographie de l’érotisme mal vécu et mal exprimé. Pierre Louÿs, qui n’avait rien d’un mystique en amour, devait certes préférer “des jeux latins et des voluptés grecques” aux préoccupations exagérées des “femmes damnées” qui, avec leur sentiment du péché, ont peut-être inconsciemment voulu rehausser et aggraver leurs passions par des périls imaginaires8. »
La production érotico-littéraire de Pierre Louÿs jusqu’en 1905 – fantaisie, pastiche, décadence, dandysme, fantasme érotique sur fond néo-grec – révèle son rejet du conformisme, du moralisme bourgeois et, plus généralement, d’une société qui dégrade les arts en industrie.
Du contrat amoureux au sacrifice du désir
C’est lors d’un séjour en Andalousie, en 1894, que Pierre Louÿs commence . L’histoire, située à Alexandrie au  siècle avant Jésus-Christ, raconte les amours entre une courtisane, Chrysis, célèbre pour sa beauté et sa liberté sexuelle – autant avec les hommes qu’avec les femmes –, et Démétrios, sculpteur célèbre, amant de la reine Bérénice. Rencontrant par hasard Chrysis au détour d’une rue, l’artiste s’éprend violemment d’elle, mais la courtisane, en échange de ses faveurs, lui impose un contrat. Elle exige qu’il lui procure trois objets : le miroir de sa rivale Bacchis, le peigne de Touni, la femme du grand-prêtre et enfin le collier sacré de la déesse Aphrodite. En vingt-quatre heures, et au prix d’un crime, Démétrios parvient à voler les trois objets. La nuit même, il fait un rêve érotique et enchanteur avec Chrysis, qui le comble à tel point qu’au matin, quand il vient déposer auprès de la courtisane les objets promis, il se refuse à elle. En outre, il exige qu’elle paraisse devant le peuple d’Alexandrie, dans une nudité éclatante et parée des attributs qu’il vient de lui apporter. Chrysis accepte et sera emprisonnée et condamnée à mourir en buvant la ciguë. Démétrios revient dans la geôle où repose le corps figé de la figure désirée pour la sculpter dans une sorte de révélation esthétique. Le roman se termine sur les funérailles de Chrysis, dont le corps est enterré par ses amies, Myrto et Rhodocleia.AphroditeIer
Le premier titre choisi par Louÿs, L’Esclavage, évoquait l’état de servitude que peut provoquer la passion, mais pour éviter toute confusion avec l’esclavage antique, le demi-frère de Louÿs lui suggéra de le changer pour Aphrodite9.
Le roman fut écrit dans des conditions difficiles pour son auteur : aux constants soucis financiers s’ajoutait la douleur de son amour contrarié pour Marie de Heredia, qui avait épousé son aîné et ami, le poète symboliste Henri de Régnier.
Un succès éditorial
À l’origine, Aphrodite n’était pas destiné à être édité en volume, mais à paraître en feuilleton dans une revue ou un journal. Après plusieurs refus – à La Revue blanche10 par Lucien Muhlfeld et à L’Écho de Paris –, c’est au Mercure de France que Louÿs finit par publier son roman, d’août 1895 à mars 1896.
Pour la petite histoire, mais ce n’est pas sans lien avec les amours empêchés de Pierre Louÿs et l’écriture d’Aphrodite, dans le numéro du Mercure de France qui contenait le premier épisode de L’Esclavage, on trouve un prologue sous-titré : « Où l’on présente le lecteur à une jolie femme », qui s’ouvre sur l’épigraphe suivante, empruntée à Buffon : « Amour ! pourquoi fais-tu l’état heureux de tous les êtres et le malheur de l’homme ? – C’est qu’il n’y a que le physique de cette passion qui soit bon, et que le moral n’en vaut rien » ; on peut aussi y lire l’annonce du mariage d’Henri de Régnier et de Marie de Heredia !
Le 28 mars 1896, paraît la publication en volume d’Aphrodite, au Mercure de France, illustrée par des dessins de Calbet. Cette première édition est un véritable succès, avec trente et un mille exemplaires vendus dans la seule année 1896. Dès lors, le Mercure ne cesse de réimprimer le livre et les propositions de traductions affluent. Fort de ce succès qui « lance » véritablement la maison d’édition, le Mercure sort une seconde édition de luxe, tirée à 609 exemplaires, illustrée par Albert Besnard, où Chrysis symbolise l’icône fantasmée de l’idéal féminin de l’époque aux accents androgynes11. Si Aphrodite a atteint des tirages aussi importants, c’est en partie grâce à la préparation éditoriale effectuée par José Maria de Heredia, célèbre poète parnassien, très à la mode, surtout auprès des jeunes écrivains. Louÿs gardera toute sa vie une très profonde sympathie envers cet homme qui deviendra plus tard son beau-père, lorsque Pierre Louÿs épousera sa fille cadette Louise (21 juin 1899). Heredia joua un rôle quasi paternel pour le jeune écrivain, l’introduisant dans le monde de l’édition et de la littérature auprès d’auteurs comme Verlaine, Mallarmé, Leconte de Lisle ou encore Oscar Wilde.
José Maria de Heredia avait corrigé les premières épreuves d’Aphrodite – « avec un soin inouï », écrira Louÿs dans une de ses correspondances avec son demi-frère Georges Louis. Heredia, plus audacieux que Louÿs, lui aurait fermement conseillé de ne plus retoucher le texte et de ne pas supprimer les passages « osés ». En outre, au moment de la sortie d’Aphrodite, il fit paraître, dans le numéro du 15 mars 1896 de La Revue blanche, la « préface à Aphrodite ».
Les éloges dithyrambiques de l’académicien François Coppée dans du 16 avril 1896 ont sans aucun doute contribué à l’énorme succès d’. Ce poète, guère apprécié des symbolistes, avait surtout pour lectorat la société bien-pensante et conservatrice de l’époque, ce qui a suscité autant de surprise que de curiosité. Quinze jours après la parution de l’article de Coppée, André Lebey, ami de Pierre Louÿs, lui écrivait : « On ne parle partout que d’ et ton livre avec le printemps me paraissent exciter considérablement Paris. » Face aux éloges de Mallarmé, D’Annunzio, Debussy, Léon Blum dans , d’autres voix s’élèvent plus discrètement, reprochant à Louÿs ses erreurs historiques ou encore sa « pantalonnade de boulevard », ainsi qu’en témoignent les critiques de Bachelard ou Maurras.Le JournalAphroditeAphroditeLa Revue blanche12
Ce succès éditorial, qui a lancé une véritable vogue du roman antique « néo-grec » et « néo-latin », fut lourd à porter pour Pierre Louÿs, d’un caractère mélancolique, timide et discret, peu enclin à la vie mondaine. Louÿs ne donne pas suite aux nombreuses propositions de directeurs de journaux et de revues, et dépense rapidement l’argent gagné par les ventes et droits d’auteur de son livre. Le comparant au héros d’Aphrodite, Démétrios, Jean-Paul Goujon écrit à propos de Pierre Louÿs : « Il n’avait jamais employé la volonté que pour servir son propre plaisir, et quand il fut le temps de la faire agir pour le salut de son caractère et l’ordonnance de sa vie », il se sentit dans un sentiment d’impuissance et « cloué sur la place où pesaient ses pas13 ». Après La Femme et le Pantin (1898) et Le Roi Pausole (1901), Louÿs, criblé de dettes, n’écrit plus que très peu. À partir de 1902, paralysé et à demi aveugle, il vit retiré dans son pavillon de Passy.
En 1914, Aphrodite fait un retour sous la forme d’une adaptation théâtrale par Pierre Frondaie et Henri Février. Après des débuts difficiles au théâtre de la Renaissance, la pièce finit par plaire et va connaître de nombreuses représentations. Louÿs, quarante-trois ans, reclus et ruiné, n’en tirera aucun profit.
Désir et sentiment
Si Aphrodite reprend la thématique commune à de nombreux auteurs du XIXe siècle célébrant la nouvelle Aphrodite, comme Baudelaire dans Les Fleurs du mal ou Wagner dans Tannhäuser, le roman est aussi largement autobiographique. On y reconnaît, sur fond de libertinage, la posture contradictoire dans laquelle Louÿs s’est épuisé tout au long de sa vie entre le rêve d’un amour idéal et son paroxysme charnel voué à l’impossible. Démétrios aurait des points communs avec Pierre Louÿs dans son attraction doublée de crainte envers des femmes indépendantes et autonomes, attraction qui se combine à des passions charnelles pour des femmes que Louÿs domine sur le plan culturel et social. Ses deux mariages – avec Louise de Heredia (1898) puis Aline Steenackers (1923) – ont été des catastrophes, en raison notamment du peu d’implication de Pierre Louÿs. Aucune femme ne pouvait rivaliser avec Marie de Heredia, la grande passion impossible de sa vie.
L’exaltation physique n’a pu se réaliser, notamment avec Meryem Bent Ali, rencontrée lors d’un séjour en Algérie en 1894, que dans une mise en retrait du sentiment amoureux. Cette volonté de maîtrise de la situation amoureuse et érotique, ou cette impossibilité de l’adéquation entre désir et sentiment, se résout dans Aphrodite par l’idéalisation de la muse rêvée dans la mort. Ainsi l’impossible altérité rejoint-elle le thème d’Éros et Thanatos, qui élève l’écrivain vers une éclatante beauté trouvant son épuisement dans le rayonnement de la mort14. La beauté idéalisée, devenant ainsi le contenant des passions, oriente la mort vers le lieu du divin.
Ce parti pris de la défiguration, qui trouve son expression voluptueuse dans le corps définitivement sculpté à l’image de Chrysis, est – pourrait-on dire – le dénouement de l’impossible réel. Chrysis apparaît comme restée à l’état de fantasme, point d’ancrage de la sublimation.
Louÿs et l’homosexualité
Aphrodite est reçue à son époque comme une éclatante manifestation de la contestation des idées morales et chrétiennes (surtout protestantes, en ce qui concerne Pierre Louÿs), par son évocation de la sensualité et des pratiques sexuelles « libres », entre hommes et femmes, mais aussi entre femmes. Dans ce péplum où surabondent des représentations lesbiennes, les relations entre hommes brillent par leur absence. Pourtant, dans les premières ébauches du roman, la belle Chrysis se lamentait d’être dédaignée par Démétrios au profit d’un jeune éphèbe : « Tu m’as quittée parce qu’un bel éphèbe a passé. Tu vis avec lui, insoucieux de Chrysis, et ses entrailles ont chaque nuit la rosée dont ma chair est tout altérée. Tu lui dis comme à moi qu’il a le ventre doux et les mains habiles, que ses yeux ressemblent à des fleurs de lotus sous l’eau, et ses cheveux à des averses illuminées de soleil15. »
Cette présence de l’homosexualité masculine a disparu dans les versions ultérieures pour des raisons, selon Pierre Louÿs, plus esthétiques que morales : « La femme est, en vue de l’amour, un instrument accompli. Des pieds à la tête, elle est faite uniquement, merveilleusement, pour l’amour. Elle seule sait aimer. Elle seule sait être aimée. Par conséquent, si un couple amoureux se compose de deux femmes, il est parfait ; s’il n’en a qu’une seule, il est moitié moins bien ; s’il n’en a aucune, il est purement idiot16. »
Cette conception de l’esthétique érotique, sous la plume de l’auteur du « Plaidoyer pour la liberté morale17 », est encore partagée de nos jours par de nombreux auteurs masculins pour qui l’homosexualité masculine est de l’ordre de l’irreprésentable, quand elle n’est pas « une déviance incompréhensible ». L’éros lesbien existe uniquement comme rituel de confirmation de la masculinité hétérosexuelle et de l’absolu du féminin, allant de pair avec une aversion de l’homosexualité masculine.
En outre, cet éros lesbien doit se fondre dans une féminité acceptable, ainsi que l’exprime le philosophe Naucratès dans Aphrodite : « Il y a quelque chose de charmant dans l’union de deux jeunes femmes, à la condition qu’elles veuillent bien rester féminines toutes les deux, garder leurs longues chevelures, découvrir leurs seins et ne pas s’affubler d’instruments postiches, comme si, par une inconséquence, elles enviaient le sexe grossier qu’elles méprisent si joliment. Oui, leur liaison est remarquable parce que leurs caresses sont toutes superficielles, et leur volupté d’autant plus raffinée. Elles ne s’étreignent pas, elles s’effleurent pour goûter la suprême joie. Leur nuit de noces n’est pas sanglante. Ce sont des vierges, Chrysis. Elles ignorent l’action brutale. »
Chez Louÿs, cette représentation de l’érotique se combine avec une homosocialité intense, parfois conflictuelle, dont témoignent les nombreuses et longues correspondances avec Gide (qu’il rencontre à l’adolescence, lors de ses études à l’École alsacienne de Paris), Debussy, Paul Valéry, Jean de Tinan et Oscar Wilde18. La seule exception semble être sa relation avec Natalie Clifford-Barney, seule femme avec laquelle Pierre Louÿs entretient un lien assidu sans commerce des corps, dans un respect intellectuel et littéraire réciproque. Mieux encore, la retraite totale où il s’enferma à partir de 1905-1910, loin de le séparer de l’Amazone, paraît l’en avoir rapproché ; c’est même pendant les années sombres de la guerre qu’ils se virent, semble-t-il, le plus régulièrement. Jusqu’à la fin, Natalie Barney sera restée, avec Lebey, Gregh et Farrère, du très petit nombre des fidèles.
Cet épisode, selon Jean-Paul Goujon, son biographe, révèle une part de lui-même que Pierre Louÿs s’empressera de refouler. On sait que sa répulsion à l’égard de l’homosexualité masculine fut si grande qu’il adopta publiquement une attitude de rejet à l’égard d’Oscar Wilde au cours de son procès pour homosexualité. Sa réprobation s’était d’ailleurs déjà exprimée, au début de leur amitié « enchantée », dans une lettre à son demi-frère où il se déclare choqué de « l’affichage » de la « pédérastie » de Wilde, lors de son séjour londonien. À son retour à Paris, il déclare à Régnier :  « Ah ! vous ne savez pas […]. Du reste, il ne s’en cache pas. Oui, il s’avoue pédéraste. »
Ainsi l’auteur d’Aphrodite, s’érigeant en promoteur d’une liberté des sexualités au début du XXe siècle, se trouve-t-il confronté aux normes sexuelles et de genre, notamment par son opposition farouche à l’homosexualité masculine, exclue de toute son œuvre.
Le mariage « lesbien », une éthique de l’égalité contemporaine ?
Si les sexualités, dans Aphrodite, n’échappent pas aux normes, il est néanmoins intéressant de noter que le roman aborde un sujet très actuel, celui de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Sous la plume de Louÿs, la question de la liberté du choix de se marier entre lesbiennes et seulement entre elles (l’homosexualité masculine étant, répétons-le, absente du roman) est portée par les voix de Rhodis et de Myrtocleia, les deux amies de Chrysis. Cette dernière leur fait la promesse qu’elles pourront accéder à cette égalité des droits dès son contrat avec Démétrios conclu :
« À Éphèse, dans notre pays, quand deux jeunes filles nubiles et vierges comme Rhodis et moi sont amoureuses l’une de l’autre, la loi leur permet de s’épouser. Elles vont toutes les deux au temple d’Athéna, consacrer leur double ceinture ; puis au sanctuaire d’Iphinoë, donner une boucle mêlée de leurs cheveux, et enfin sous le péristyle de Dionysos, où l’on remet à la plus mâle un petit couteau d’or affilé et un linge blanc pour étancher le sang. Le soir, celle des deux qui est la fiancée est amenée à sa nouvelle demeure, assise sur un char fleuri entre son “mari” et la paranymphe, environnée de torches et de joueuses de flûte. Et désormais elles ont tous les droits des époux ; elles peuvent adopter des petites filles et les mêler à leur vie intime. Elles sont respectées. Elles ont une famille. […] Mais ici ce n’est pas la coutume.
– On changera la loi, dit Chrysis ; mais vous vous épouserez, j’en fais mon affaire.
– Oh ! c’est vrai ? s’écria la petite, rouge de joie.
– Oui ; et je ne demande pas qui de vous deux sera le mari. Je sais que Myrtho a tout ce qu’il faut pour en donner l’illusion. »
Et à la mort de Chrysis : « Chrysis, ma Chrysis, tu nous avais dit qu’un jour, grâce à toi, nous nous marierions. Notre union se fait dans les larmes et ce sont de tristes fiançailles que celles de Rhodis et de Myrtocleia. Mais la douleur plus que l’amour réunit deux mains serrées. Celles-là ne se quitteront jamais, qui ont une fois pleuré ensemble. Nous allons porter en terre ton corps chéri, Chrysidion, et nous couperons toutes les deux nos chevelures sur la tombe. »
Cette proposition d’égalité des droits entre couple de même sexe, très en avance sur son temps, ne s’est toutefois pas affranchie du modèle de l’inversion relative à l’homosexualité, diffusé à la fin du  siècle par les classifications médicales et juridiques. Ainsi, la cérémonie du mariage imaginée par Pierre Louÿs s’appuie sur une dualité de genre permettant de rejouer la norme hétérosexuelle. Myrtocleia a « une âme de femme » dans un corps masculinisé qui lui confère une position « active » : c’est elle qui tient le rôle du mari en dépucelant Rhodis. Le petit couteau d’or effilé et le linge blanc permettant d’éponger le sang de la première nuit de noces symbolisent l’acte de défloration.XIXe
Toutefois, Myrtho ne donne à voir qu’une illusion de la masculinité ainsi reconstituée. Le mariage, pour exister, se suffirait-il donc d’une parodie de la masculinité et de la féminité, quelle que soit la réalité des corps ? Cette prédiction, bien en avance sur son temps, n’est-elle pas l’annonce d’une nouvelle critique de la morale sexuelle, à laquelle Pierre Louÿs lui-même n’avait pas songé ?

 

Natacha Chetcuti20
(octobre 2012)

1. Lettre à Pierre Louÿs, 22 janvier 1902, in Pierre Louÿs, Natalie Clifford-Barney, Renée Vivien, Correspondances croisées, Paris, À l’écart, 1983, p. 55.

2. Lettre à Natalie Clifford-Barney, 8 janvier 1917, ibid., p. 76-77.

3. Cette dernière lui avait fait parvenir à la parution d’Aphrodite une lettre très enthousiaste.

4. Le nom apparaît en 1866 quand l’éditeur Alphonse Lemerre publie le recueil de poétique Le Parnasse contemporain.

5. Martinez Frédéric, « Faux comme l’antique ou les ambiguïtés du néoclassicisme », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 108, 2008/1, p. 101-132.

6. Ibid.

7. Pierre Louÿs, Natalie Clifford-Barney, Renée Vivien, Correspondances croisées, op. cit., p. 11. « Bilitis » fait référence au premier recueil de poèmes de Pierre Louÿs, Les Chansons de Bilitis, édité en 1894 et mis en musique par Claude Debussy en 1897-1898.

8. Natalie Clifford-Barney, Aventures de l’esprit, Paris, Émile-Paul Frères, 1929, p. 21-22.

9. Jean-Paul Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète (1870-1925), Paris, Fayard, 2002.

10. La Revue blanche fut fondée et dirigée par les frères Natanson (Alexandre, Thadée et Louis-Alfred, dit Alfred Athis). Après avoir vu le jour à Liège en 1889, la revue s’installe à Paris en 1891 et se pose en rivale du Mercure de France, d’où son nom qui marquait la différence avec la couverture mauve du Mercure. Porte-parole de l’intelligentsia culturelle et artistique de l’époque, la revue apporte sa contribution à l’affaire Dreyfus à partir de 1898, à l’instigation de Lucien Herr, prenant parti pour le capitaine accusé de trahison. Elle disparaît en 1903, au bout de 237 numéros. Tout comme son ami Willy, Pierre Louÿs cessera brusquement toute collaboration à La Revue blanche, qui avait eu à ses yeux le grave tort de se révéler dreyfusarde. D’ailleurs, l’héroïne d’Aphrodite, Chrysis, était au départ une juive d’Égypte. Les débuts de l’affaire Dreyfus et la position antidreyfusarde de Louÿs vont le conduire à effacer dans l’édition revue et corrigée d’Aphrodite tout ce qui, dans les pages du Mercure, pouvait laisser supposer que Chrysis était juive (voir Jean-Paul Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète, op. cit.).

11. Un précédent succès, quoique plus modeste, avait été celui d’Au Jardin de l’Infante d’Albert Samain, publié au Mercure en 1893 et pareillement promu par un article de François Coppée.

12. Charles Maurras, « Premiers pas », in Lettres des jeux Olympiques, Paris, Flammarion, 2004. Voir aussi Charles Maurras, Revue encyclopédique, 13 juin 1896, cité par Jean-Paul Goujon dans son édition d’Aphrodite, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 370.

13. Jean-Paul Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète, op. cit., p. 12.

14. Sylvie Thorel-Cailleteau, « Aphrodite wagnérienne ou la leçon de classicisme », Revue de littérature comparée, n° 309, 2004/1, p. 37-54.

15. Jean-Paul Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète, op. cit., p. 84.

16. Ibid., p. 86.

17. Pierre Louÿs, « Plaidoyer pour la liberté morale », article paru dans le numéro 94 de la revue Le Mercure de France, repris dans Mercure de France. Anthologie, 1890-1940, Paris, Mercure de France, 1997, p. 159-166.

18. Edward Lockspeiser, « Neuf lettres de Pierre Louÿs à Debussy (1894-1898) », Revue de musicologie, n° 125, vol. 48, juillet-décembre 1962, p. 61-70 ; François Lesure, « Lettres inédites de Claude Debussy à Pierre Louÿs », Revue de musicologie, n° 1, vol. 57, 1971, p. 29-39 ; Pierre Louÿs, Jean de Tinan, Correspondances, 1894-1898, Paris, Éditions du Limon, 1995.

19. Jean-Paul Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète, op. cit., p. 52.

20. Sociologue, auteure de Se dire lesbienne : vie de couple, sexualité, représentation de soi, Paris, Payot, 2010.

Aphrodite
À
ALBERT BESNARD

 

HOMMAGE
D’ADMIRATION PROFONDE
ET DE
RESPECTUEUSE AMITIÉ
                  P. L.
PRÉFACE
« Les ruines elles-mêmes du monde grec nous enseignent de quelle façon la vie, dans notre monde moderne, pourrait nous être rendue supportable. »
Richard Wagner.
L’érudit Prodicos de Céos, qui florissait vers la fin du Ve siècle avant notre ère, est l’auteur du célèbre apologue que saint Basile recommandait aux méditations chrétiennes : Héraclès entre la Vertu et la Volupté. Nous savons qu’Héraclès opta pour la première, ce qui lui permit d’accomplir un certain nombre de grands crimes, contre les Biches, les Amazones, les Pommes d’Or et les Géants.
Si Prodicos s’était borné là, il n’aurait écrit qu’une fable d’un symbolisme assez facile ; mais il était bon philosophe, et son recueil de contes, Les Heures, divisé en trois parties, présentait les vérités morales sous les divers aspects qu’elles comportent, selon les trois âges de la vie. Aux petits enfants, il se plaisait à proposer en exemple le choix austère d’Héraclès ; sans doute aux jeunes gens, il contait le choix voluptueux de Pâris ; et j’imagine qu’aux hommes mûrs il disait à peu près ceci :
« Odysseus errait un jour à la chasse au pied des montagnes de Delphes, quand il rencontra sur sa route deux vierges qui se tenaient par la main. L’une avait des cheveux de violettes, des yeux transparents et des lèvres graves ; elle lui dit : “Je suis Arêtê.” L’autre avait des paupières faibles, des mains délicates et des seins tendres ; elle lui dit : “Je suis Tryphê.” Et tous deux reprirent : “Choisis entre nous.” Mais le subtil Odysseus répondit sagement : “Comment choisirais-je ? Vous êtes inséparables. Les yeux qui vous ont vues passer l’une sans l’autre n’ont surpris qu’une ombre stérile. De même que la vertu sincère ne se prive pas des joies éternelles que la volupté lui apporte, de même la mollesse irait mal sans une certaine grandeur d’âme. Je vous suivrai toutes deux. Montrez-moi la route.” – Aussitôt qu’il eut achevé, les deux visions se confondirent, et Odysseus connut qu’il avait parlé à la grande déesse Aphrodite. »

 

*

 

Le personnage féminin qui occupe la première place dans le roman qu’on va feuilleter est une courtisane antique ; mais, que le lecteur se rassure : elle ne se convertira pas.
Elle ne sera aimée ni par un moine, ni par un prophète, ni par un dieu. Dans la littérature actuelle, c’est une originalité.
Courtisane, elle le sera avec la franchise, l’ardeur et aussi la fierté de tout être humain qui a vocation et qui tient dans la société une place librement choisie ; elle aura l’ambition de s’élever au plus haut point ; elle n’imaginera même pas que sa vie ait besoin d’excuse ou de mystère : ceci demande à être expliqué.
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