Daewoo
147 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

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Description

Fin 2003, on apprend la liquidation en Lorraine des usines Daewoo. Le groupe coréen, ayant bénéficié de larges subventions publiques, déménage ses machines en Pologne ou Turquie, où la main d'oeuvre est moins chère. Pourtant, quel bruit on avait fait autour de ces usines modernes, fabricant des biens d'équipement ménagers (télévisions, fours à micro-ondes) pour compenser la fin des aciéries dans cette symbolique vallée de la Fensch.


Reportages, interviews, manifestations, déclarations et actions, Daewoo devient le symbole des luttes en Lorraine, dans un contexte où les dérapages violents marquent l'actualité. Qui met le feu à l'usine de Longwy ?


Charles Tordjman, metteur en scène, directeur du Centre national de Nancy, décide d'ouvrir sa scène à ces paroles qui disent le temps vide, le sommeil absent, la révolte ou la solidarité. Mais quand nous entrons au culot dans l'usine de Fameck, en plein déménagement: plus rien. Archives envolées, et l'agence chargée du reclassement partie avec la caisse, porte close et faillite bidon.


Alors nous décidons d'enquêter quand même. Pour moi, un journal de bord, à mesure des incursions à Fameck, des rencontres. Mais aussi une enquête virtuelle, dans cette période où l'Internet est balbutiant, pour retrouver rapports et témoignages.


Et, comme il s'agit de rassembler en brèves scènes ces quatre voix de femmes que nous souhaitons comme l'architecture d'un quatuor musical, la construction d'entretiens fictifs, de scènes imaginées : ce qu'on appelle "roman".


Sauf que bien souvent, en particulier pour ce personnage qui se suicide, auquel vous donnez le nom d'une des "Filles du feu" de Nerval, découvrir que la réalité avait déjà anticipé cela au plus près.


Daewoo, théâtre, recevra un Molière, et Daewoo, roman (publication originale Fayard 2004), le prix Wepler.


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Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 05 septembre 2015
Nombre de lectures 57
EAN13 9782814510401
Langue Français

Extrait

Daewoo


François Bon


théâtre | roman | journal
Tiers Livre Éditeur
ISBN : 978-2-8145-1040-1
publication originale éditions Fayard, 2004
dernière mise à jour le 10 septembre 2015
Das war nun mal so. Die Hauptsache war, daß man lebte.
« C’était ainsi, voilà tout. L’important était que l’on vécût. »
Rainer Maria Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge

















Remerciements à Charles Tordjman.
Daewoo Fameck, l’usine
Refuser. Faire face à l’effacement même.
Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses, là devant un portail ouvert mais qu’on ne peut franchir, le silence approximatif des bords de ville un instant tenu à distance, et que la nudité crue de cet endroit précis du monde on voudrait qu’elle sauve ce que béton et ciment ici enclosent, pour vous qui n’êtes là qu’en passager, en témoin ?
Signes discrets pourtant et opaques, rien que d’ordinaire. L’arrangement rectangulaire des murs en bleu et gris presque abstrait, comme l’avancée futuriste aux vitres réfléchissantes pour abriter qui les dirige et administre, et ce type de la sécurité qui se met debout derrière son guichet pour montrer qu’il vous a repéré, que nul ici n’a raison d’attendre et d’observer. Vouloir croire que tout cela qui est muet va dans un instant hurler, que l’histoire ailleurs déjà a repris et qu’on ferait mieux de suivre, plutôt que revenir ici côté des vaincus.
Rien. Le grillage au long de la quatre-voies, sur un trottoir sans bitume, tandis que des camions aux lourdes remorques isothermes (Renault Magnum, Mercedes Actros, Volvo FH12 ou Daf XF, la litanie des marques et types que vous n’avez jamais su empêcher de vous traverser la tête) vous frôlent au passage, assourdissants. Croire que la vieille magie de raconter des histoires, si cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible, et négligé désormais de tous les camions du monde, lequel se moque aussi des romans, vous permettrait d’honorer jusqu’en ce lieu cette si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent, tandis que vous voudriez pour vous-même qu’un peu de solidité ou de sens encore en provienne ?
Au lieu de quoi vous marchez encore. Un rond-point (ils disent giratoire, mais le mot n’est pas convaincant), de l’herbe mitée et un parking sous des enseignes déteintes. Au lieu de quoi c’est un arrêt de bus sans personne qu’une silhouette alourdie traînant des sacs de supermarché. Ou cette feuille de journal que le vent vous porte jusqu’aux pieds (on s’en souvient pour l’avoir immobilisée un instant du pied, et laissée repartir), la peinture intacte du grillage, les lettres de l’ancien nom encore visibles sur le mur bas, et même à ce moment-là un avion de tourisme dans le ciel, un souffle bref dans les arbres, un reflet mauve qui faisait des immeuble à l’arrière-plan une géométrie très pure qu’on aurait suivie du doigt.
Et encore une fois, à votre second ou troisième ou cinquième voyage, alors qu’on vous raccompagne à l’ascenseur d’un de ces immeubles qui émergent des herbes derrière le rond-point, on vous retient comme d’attraper une dernière fois la main serrée : « Voilà comment ça s’est passé, et c’est bien que ce soit dit. » Et qu’on en serait presque effrayé, parce que ce qu’on cherchait on s’imaginait ne le vouloir que pour soi-même.
Effacement : parce que tout ici, en apparence, continuait comme avant, simplement.
À chaque voyage c’était mon rituel, s’arrêter d’abord devant ce portail de l’usine, mais où le vigile maintenant faisait signe qu’on ne passe pas, et chercher ce qui sinon avait changé, de ces lieux et architectures dont rien jamais ne peut changer, dans cette normalisation devenue comme une marque du monde. De Daewoo, la première fois que j’étais venu sous le nom découpant fièrement le ciel, d’abord je disposais de quoi : une photo de journal, un instant de télévision avec ce même bâtiment maintenant devant moi identique à tant d’autres, et trois secondes d’un intérieur entrevu avec des machines, l’image d’un feu de palettes en travers du portail puis évidemment un visage qui parle en gros plan mais ces mots de télévision et de journaux on les reconnaît d’avance à mesure qu’ils sont dits. Ce qu’on pense à chaud porte peu de l’énigme qu’obscurément on affronte. La multiplicité galopante de ces faits : une société laisse s’effondrer des pans entiers de ce qui, pour celles et ceux qui le vivent, représente l’essentiel et cela vous vous cerne, sape ce qu’on revendique pour soi-même, ses enfants et ses proches, de destin à construire, d’aventure à guider où la vieille tâche d’homme signifie. Des fractures courent la surface du monde réel et la délitent.
Alors convoquer cette diffraction des langages, des visages, des signes qu’on a, toutes ces semaines, accumulée. Les déclarations, les reportages, les rapports. Les chiffres et les commentaires. Les mots à voix posée et propres des puissants, mots civilisés du geste qui écarte de l’égalité ses semblables et ne l’est pas, le geste, civilisé. Et les mots de ceux qui ensuite n’en peuvent mais, entre reclassement et chômage, jusqu’à ces pauvres inscriptions de la ville, qui tâche de tenir après le coup, ni l’auto-école L’Avenir ni Ongles 2000 n’ayant changé leur enseigne. Toutes choses ici vues gardant lien à ce qu’on a chez soi sur sa table, aux courses du samedi, à la voiture ou l’avion qui vous transporte, aux visages devant le portail à la sortie de l’école, et le chemin qu’on cherche à y remblayer pour soi-même. Les objets qu’on fabriquait ici sont de banale présence dans nos cuisines et nos chambres, derrière les fenêtres allumées qu’on aperçoit de la voiture, le soir en rentrant depuis la gare. Y aurait-il dans la surface ordinaire à nous tous laissée en partage des points d’éruption pour gisements de colère, et ailleurs des îlots où marcher sans rien entendre que le bruit d’un danger lointain, dont nous serions à l’abri ? Il suffisait d’arrêter la voiture et marcher cent mètres à pied, soudain ce qu’on a reçu par les images et les mots des journaux bute dans la réalité immédiate, où nous n’avons plus de mots ni d’images ni plus rien de certain : deux kilomètres de voie rapide après la bretelle d’autoroute et dès le rond-point les indications centre-ville et zone industrielle fléchées mais même pas besoin, le nom de l’usine dans le ciel en gros flottait encore sur le bâtiment bleu en contrebas. On la longeait par l’arrière, l’usine, au long de grillages (ces hauts grillages réservés dirait-on aux bords de ville, les fabricants de clôtures ont fait avec eux pour nos écoles et entrepôts belle fortune). Un parking bitumé avec un camion accolé au quai de déchargement et, derrière, des pans battant de nylon opaque. Cette première fois le portail était ouvert, cela s’était fait sans intention : des voitures étaient garées là, j’ai mis la mienne à côté. J’avais dans mon cartable l’ordinateur et je l’avais pris avant d’entrer, ce qui faisait évidemment plus sérieux qu’un vague type à lunettes, les mains dans les poches. Les vigiles, dans le bureau vitré, ne m’ont demandé qu’en sortant ce que j’étais venu faire, et moi j’avais fait connaissance avec Daewoo.
Effacement : parce que ce qui transperce l’actualité, séparant ou brisant ce qui était établi de façon stable entre les hommes et les choses, a disparu sans suffisant examen préalable des conséquences.
Finalement, on appelle roman un livre parce qu’on a marché un matin dans ce hall où tout, charpente, sol et lignes était redevenu géométrie pure (j’y reviendrai le déménagement fini, après la vente aux enchères, et cette dernière fois ce jour-ci tandis que le nouveau propriétaire s’installait, et que les vigiles m’avaient refoulé), et le territoire arpenté, les visages et les voix, les produire est ce roman. Ils appellent le récit parce que le réel de lui-même n’en produit pas les liens, qu’il faut passer par cette irritation ou cette retenue dans une voix, partir en quête d’un pr

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