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Daphné
Daphné est un texte inclassable dans une langue singulière qui revendique sa fragilité. Ce qui importe n’est pas ce qui arrive et que la narration aurait à prendre en compte mais ce que perçoit Daphné et ce qu’il advient de cette perception, de ses émotions. Leur résonance plus que leur survenance. Entrer dans la durée que propose cette résonance. La simultanéité des perceptions, des sensations, des émotions, des pensées plutôt que leur succession, la confusion de cette simultanéité avec son sixième sens, ses mémoires, pour dire et s’emparer du monde qui lui arrive dessus par grandes vagues. Le monde et son étrange violence surgie du chaos et de la peur. Daphné de 9 à 15 ans et sa fascination pour l’intrusion des autres. Elle marche : un instant qui contient tous ses instants. Jusqu’à l’infini de leurs résonances, comme le son de la petite cuillère qui heurte la coupe de cristal. Le chant de la coupe surgit, se prolonge. Soudain on ne l’entend plus : il poursuit sa course pourtant. Comme la musique, l’écriture veut à son tour explorer ce qui s’est évanoui en veillant à ne pas rompre son cheminement.
EAN numérique : 978-2-7561-0726-4
EAN livre papier : 9782954040936
www.leoscheer.com
Daphné de Nann Cargo est le troisième livre des éditions m@n.
Il y en aura trois chaque année, choisis par les membres de la communauté m@n, qui désignent, en votant, le texte qui leur semble le meilleur.
Dans cette communauté, rassemblée autour de la passion pour l’écriture, chacun peut mettre en ligne son propre m@nuscrit et le faire ainsi participer à la compétition.
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René Char, Fenêtres dormantes et portes sur le toit
In the beginning was the word.
Then they put two words together, then they made a sentence, then they made a paragraph and they forgot the word
Gertrude Stein
Un bâton, dit Eugène, n’est pas seulement du bois mais la négation du bois. C’est la rencontre dans l’espace du bois et du non bois. Un bâton est un morceau de bois qui a une étendue finie, c’est un fait déterminé par ce qui le démentit.
Thomas Wolfe, L’Ange exilé
… et Grand père raconta à Daphné la légende d’Œdipe et le Sphinx. Le jeune Œdipe approchait. Il approchait de Thèbes. Aux portes de la ville il se trouva face à une imposante créature. Corps de lion, buste de femme, les yeux de Grand père brillaient. Le sphinx. Ce dernier arrêtait tous les voyageurs et leur soumettait une énigme. Il ajoutait que s’ils parvenaient à résoudre l’énigme il se jetterait lui-même dans le terrifiant précipice là, derrière lui. Dans le cas contraire il les dévorerait eux ici où il se trouvait. Œdipe se soumit à la volonté du Sphinx. Celui-ci énonça l’énigme : Je suis celui qui fut sans jamais le connaître ni le reconnaître, je suis celui qui sera sans jamais le devenir. Qui suis-je ? Alors Grand père fit entendre un grand rire. Il ajouta : C’est pour avoir su résoudre cette énigme qu’Œdipe épousa sa mère, la reine Jocaste, celle là même qui l’avait fait ainsi, après qu’il eut tué son autre géniteur sans d’ailleurs le connaître ni le reconnaître, avant de devenir le demi-frère de ses propres enfants.
(Il dit ou peut être il écrit en chuchotant sa voix est timbrée pourtant à peine je crois on dirait une monodie dans un souffle qui voudrait disparaître en n’abandonnant que sa mémoire parfois il se moque mais on ne s’en rend pas compte il veut déchirer)
Elle marche. Une petite fille qui marche là au sud
de l’île. Elle est seule dans la montagne au sud de
l’île. C’est une montagne bleue tachetée d’ocre et de
roux arrachée à l’océan. Les grands oiseaux blancs
y prennent leur envol jusqu’au lointain leurs cris
déchirent le grondement des vagues crissent les
échos les flots se dressent les cris aveugles se dressent
les grands oiseaux blancs déchirent le grondement
des vagues elle marche jusqu’à la fin de la marche
qui s’avance vers elle. Des senteurs fortes d’herbes
sauvages montent du frôlement des insectes des
papillons des brises fugitives des herbes sèches du
fauve – l’entêtement des senteurs – des caresses
de ses jambes nues sur le suc des plantes le ciste
elles frôlent il embaume c’est comme si le corps
. Elle sent son corps il lui appartient son
corps c’est elle son corps. La lumière est brutale
totale brûlante immobile même si brasillante là-bas
à ses confins saturée blanche écrase la montagne
inlassablement elle marche là haut la petite fille si
loin elle marche dans la clameur de la montagne
sourde sa clameur éperdue. Au sommet la vue.
Immense au-delà. L’île. Au sud et à l’est l’océan
s’égare jusqu’à l’infini au nord et à l’ouest d’autres
montagnes par vagues jusqu’à l’autre infini. C’est
là qu’elle est assise. Au sommet. Elle s’est assise
pour reposer la marche. Son corps. Elle est assise
tâche de couleur de loin si on pouvait la voir
autrement que sur la photo que personne n’aurait
encore prise elle est sur le piano chez Grand père
la photo elle aimerait qu’elle y soit là sur le piano
derrière par la fenêtre on verrait le petit cloître sa
lumière qui dessine les voûtes l’été. Au sud l’été la
fraîcheur l’apaise un effleurement elle vient vers toi
tu sens sur le visage c’est sa présence la fraîcheur
ton corps y surgit comme si pourtant vrai l’espace
incertain l’air frais te dessine. Elle aurait des souvenirs ce serait un peu secret sauvage quand même sa
main fait un geste comme ça qui ne se finit pas.
Des myrtilles elle mange des myrtilles malgré sa
peur là haut toute seule cueillies dans la montée
poche toute tâchée à se faire gronder le sait mais se
dit ce n’est pas grave c’est bon le jus coule. Le jus
ample âpre sucré lui coule dans la bouche plein
de goût c’est parfumé. De chair. Chair d’airelle
brimbelle bleu d’abrêt noir le couloir chez Grand
père au parfum de tabac de Virginie les dents
toutes bleues les myrtilles la vue tout autour la
soulage la trouble se dit-elle. C’est bon mmmhhh
c’est bon. Les lèvres sucent les lèvres elle voit le
paysage non le regarde. Elle le regarde parce qu’il
lui arrive dessus le paysage ses couleurs dans la
lumière parce que sa force alors il se dresse c’est
comme s’il te parle tu imagines se dit-elle. Elle
regarde le spectacle du paysage elle le regarde pour
le voir vraiment. Elle pense c’est beau ça bouge ça
bouge tout le temps je suis immobile le paysage
aussi ça bouge tout le temps pourtant des spectacles
mouvants dans le spectacle immobile elle pense :
je regarde. Elle le répète ses lèvres bougent il y a sa
voix aussi : je regarde je regarde. Elle se voit penser
qu’elle regarde là-haut sur la montagne elle se voit
penser depuis son regard il saisit par impulsions son
regard auxquelles elle pense c’est pour ça qu’il
bouge le spectacle du paysage immobile. Elle fait
une chose et en même temps pense qu’elle est en
train de la faire la chose ça lui fait voir des mirages
en plus le temps que tu réfléchisses ça les fait
bouger elles sont les mêmes mais tu y as pensé c’est
comme si elles avaient bougées les choses parce que
mon regard elles ne sont plus les mêmes
hop elles bougent et les couleurs se bavent dessus et
les bruits imprévus dans leurs odeurs c’est comme
avec les mots qui viennent pourtant quelque chose
s’est perdu elle ne le sait pas mais ça lui arrive dessus
de regarder de regarder qu’elle regarde le paysage
elle ne peut pas tout voir seulement l’émotion elle
ne sait pas parce que la pensée à cause de l’émotion
lui vient trop vite ça lui oublie qu’elle perçoit elle
le perd après c’est trop tard tu ne peux pas faire
autrement ça ne se rassemble plus WHAAOUH elle
est assise mais c’est comme si elle courait à toute
allure au ralenti dans ses rêves en survol. Comme
Tante Camille. Elle parle parle Tante Camille elle
parle son verre de vin rosé à la main et elle veut dire
aussi avec la main WHAAOUH le rosé giclé hors
du verre les autres ne voient que la fin seulement
des éclaboussures et du vin comme craché par
terre mais elle oui elle a tout vu depuis le début le
vin qui commence à gicler du verre jaillit de plus
en plus lentement et pendant un moment mais
c’est longtemps ça dure ça dure ça se suspend en
l’air tout s’est arrêté agglutiné à l’éclaboussure elle
voit tous les détails l’éclaboussure les perles du vin
le jet rose presque immobile frémissant seulement
dans la lumière de ses contours comme illuminé
elle se demande s’il pourrait retourner dans le verre
le jet rosé à la fête de l’école elle danse sur scène à
la fin elle fait un saut périlleux arrière dans son
justaucorps rose peut être le vin rosé retournera
dans le verre elle leur dit le vin presque suspendu
en l’air si longtemps si beau funambule qui fait
semblant d’hésiter tombera tombera pas c’est pour
faire peur ou pour qu’on rit elle est dans le spectacle
du jet suspendu fait partie parce qu’elle le voit mais
elle n’y pense pas elle ne se dit pas qu’elle le voit
elle est dedans ça lui donne tout son temps eux ils
ne veulent pas la croire tu dis des bêtises elle fabule
cette enfant elle sait que c’est vrai mais ils ne
pourront pas comprendre eux parce qu’ils n’auront
pas vu le début seulement la chute alors il n’est plus
au ralenti le vin rosé ils ne seront pas dedans dans
le spectacle ça dérobera. Alex son grand frère dit
que lui il y croit parce qu’il se souvient il conduit
dans le brouillard il est calme et très concentré il
dit aussi heureux là dans le brouillard dans la
montagne et son brouillard. Le brouillard arrive sur
lui sur le pare brise et lui Alex il est de plus en plus
calme et de plus en plus concentré il voit les gouttes
suspendues un instant dans le rien avant de s’écraser
sur le pare brise ce n’est plus seulement du brouillard
comme ça ce sont ses gouttes au brouillard qu’il
voit à travers la lumière laiteuse boréale la photo
dans le couloir chez Grand père parfois ça te fait
des choses comme ça tu verrais l’invisible parce que
tu te laisses aller dans l’autre temps pas celui qui
se compte en secondes ou en minutes non celui à
l’intérieur dans le temps des gouttes de brouillard
leur diégèse le temps que tu les perçoives elles
t’arrivent dessus tu les vois arriver de l’intérieur
d’elles on dirait une surprise de fête tu vois les
gouttes elles se dessinent perles magiques et leur
lumière éclabousse quand tu entres dans le dedans
de leur surgissement – vraiment pas seulement vite
fait – qui se perd dans la jubilation du rien. Tu
pourrais on le sent il y aurait prendre.
elle se jetterait dans les bras d’Alex et lui dirait à
l’oreille tu me montreras dis tu me montreras les
gouttes. Elle s’arrête de parler elle tient toujours la
tête d’Alex entre ses mains les yeux joyeux comme
un secret pour la surprise ses lèvres sur son oreille
à lui ça le chatouille un peu il aime ça ce sont les
corps elle ça lui plait ses lèvres et les vibrations de
sa voix sur son oreille à lui alors elle reprend mais
vite : tu me montreras les gouttes hein Alex les
gouttes perdues dans le rien ? Elle est revenue tout
à fait quand ça s’est passé elle pourrait le toucher.
Sa main trouve une pierre là une pierre de la montagne bleue contre elle sa cuisse la peau de sa cuisse
la touche. Sa main caresse la pierre. C’est doux.
C’est doux au toucher c’est si doux pour ma main
ma peau c’est doux. Elle frissonne elle est deux
fois : elle caresse la pierre / elle pense que la pierre
est douce. Pas deux trois trois fois parce que le doux
de la pierre c’est le doux du chemisier d’Elsa tu le
touches le chemisier d’Elsa ta main le touche ? Sa
main se lève. Fait le geste d’attraper. Quoi ? Ça. Ça ?
Ça. Tu découvres tu ne le savais pas. Dans la splendeur du jour au sommet de la montagne bleue.
Blanche. Erre la montagne écrasée de lumière se
demande. Elle oublie la fuite échapper lui échapper
lui échapper pour toujours. Toi toi toi tu vois tu
vois toi pas toi pas toi
Elle repose la
main. N’a rien pu saisir comme dans ses rêves elle
prend la chose mais sa main si lourde et la chose
n’est pas la voit pourtant veut la prendre elle n’a
pas de matière la chose ne se prend pas ou sa main
qui se voit dans le rêve n’est pas ? sa main retombe.
Elle se lève la petite fille elle marche ne peut faire
autrement c’est son corps elle marche jusque n’a
rien pu saisir Grand père dit : les humains sont des
animaux un peu à part. Elle marche le sentier trace
droit la montagne d’un infini à l’autre le soleil
l’aveugle un peu mais vraiment déjà elle marche
dans les parfums marins vers les là-bas leurs appels
elle se glisse dans les rochers Tante Claire criera
mais où vas-tu ? elle voit la barrière Tante Claire la
barrière des rochers au-delà c’est certainement
dangereux il faut que ce soit comme il faut il y a
une raison quand même puisqu’il y a les rochers
qui font une barrière elle crie Tante Claire mais elle
Daphné avec son regard surplombe les rochers il
y a la calanque au-delà de la calanque ouverte sur
l’immensité marine les flux s’y mêlent jusqu’au
lointain elle devine leurs entrecroisements s’y
confond avec eux dans l’ivresse de leurs infinis de
leur couleur d’écume que le ressac rappelle inlassablement elle serait agrippée à cette perte qui se
renouvelle encore et encore inlassablement les yeux
émerveillés même si l’inconnu quand même et la
peur qui le précède le suit ne peut se dire dans
l’élan de la houle la chair de poule mais elle sent
déjà ses griffes à elle derrière les yeux ses griffes
prêtes alors un son sourd non loin du bateau la
jambe s’agite désespérée surgie de l’eau ou dans son
anéantissement c’est tout à fait le tableau dans la
chambre bleue la chambre de Grand mère la chute
d’Icare la retenir la retenir elle se dresse sur la
pointe des pieds voudrait esquisser un pas de danse
se dit-elle se dresse sur la pointe des pieds comme
s’élancer dans le nulle part et mimer la chute être
dans la chute comme si la chute pour de vrai un
abandon les yeux brillants de l’intérieur c’est un
secret.