Edmond Jaloux
de l’Académie Française
LES VISITEURS
(1941)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I .................................................................................................4
II.............................................................................................. 15
III ............................................................................................ 21
IV 30
V39
VI.............................................................................................48
VII ...........................................................................................58
VIII ..........................................................................................62
IX67
X ..............................................................................................74
XI.............................................................................................81
XII87
XIII..........................................................................................93
XIV ........................................................................................100
XV103
XVI109
XVII114
XVIII ..................................................................................... 118
XIX ........................................................................................120
XX.......................................................................................... 125 XXI .........................................................................................131
XXII....................................................................................... 135
XXIII .....................................................................................139
XXIV......................................................................................144
XXV 153
XXVI162
XXVII ....................................................................................168
XXVIII................................................................................... 173
XXIX ..................................................................................... 178
XXX.......................................................................................185
XXXI189
À propos de cette édition électronique................................. 196
– 3 – I
– Où est Monsieur ?
Justinien, le valet de chambre, avait pris le sac à main de
lleM de Salinis et la valise que le chauffeur du taxi s’était obstiné
à ne pas lui tendre. Il les avait déposés sous la marquise, sur une
marche du perron. Le bruit des gouttes de pluie faisait de cha-
que feuille de platane un instrument de musique d’une sonorité
différente.
– M. de Salinis est dans sa chambre. Je crois qu’il est souf-
frant.
Inès rougit légèrement.
– Non. Je veux parler de M. Chasteuil.
– M. Chasteuil est auprès de Madame.
Inès rougit de nouveau, comme si elle avait le sentiment
d’une faute.
– L’état se maintient, dit Justinien, répondant à une ques-
tion que la jeune fille n’avait pas posée. Le docteur Gombert ne
peut pas se prononcer encore.
– Eh bien ! Justinien, payez le chauffeur. Je n’ai pas de
monnaie.
– 4 – – Pourquoi Mademoiselle n’a-t-elle prévenu personne de
son retour ? Gaston serait allé à la gare avec la voiture.
– Je suis partie comme une folle, dès que j’ai reçu la dépê-
che de M. Gilbert. Je ne savais même pas à quelle heure je trou-
verais un train. Et puis, je ne voulais causer aucun dérange-
ment. Dès qu’il y a un malade dans une maison…
Elle n’acheva pas sa phrase.
Le danger qui menaçait sa sœur lui causait un tel malaise
que son esprit butait sur cette pensée comme sur un obstacle.
Elle tira un récipissé de son sac et le donna à Justinien.
– Si Gaston n’a rien à faire, qu’il aille retirer ma malle à la
gare. Mais ce n’est pas pressé, j’ai emporté l’essentiel avec moi.
Justinien s’inclina respectueusement pour s’emparer de la
feuille administrative. C’était un domestique par vocation, qui, à
soixante-huit ans, estimait encore que l’exécution d’un ordre
donné est une faveur accordée par le destin ; ou plutôt, c’était
un courtisan. Et il partageait les joies, les anxiétés et les intri-
gues des courtisans. À la fois prudent et astucieux, familier et
contenu, il avait leur mélange d’arrogance, d’affectation, de tact
et d’impersonnalité.
Inès entra dans le château. Le hall prenait déjà l’air aban-
donné des maisons où le chagrin et l’angoisse disposent des
choses. Personne ; dans un coin, un énorme bouquet de chry-
santhèmes vieux-rose qui achevait de se faner dans un vase de
Chine à décor vert, posé à même le dallage.
On apercevait, par la porte entr’ouverte du grand salon, les
arbres du parc, immobiles dans l’averse, et qui avaient sous le
ciel froid la couleur des haillons et des ruines.
– 5 – Inès s’arrêta au pied de l’escalier, épuisée par les émotions
qui battaient son cœur. Elle ne savait ni ce qu’elle voulait, ni ce
qu’elle cherchait ; tant de souffrances la harcelaient qu’elle ne
savait plus où était sa vraie souffrance.
Comme elle arrivait sur le palier du premier étage, une
porte s’ouvrit et sa sœur Henriette parut, mince, petite, le visage
rond, avec des yeux clairs, qui semblaient étonnés de tout, et
des cheveux châtains dont les boucles, naturellement ondulées,
flattaient sa nuque.
– Et Anne-Marie ?
Henriette écarta les deux bras, comme si la fatalité même
la forçait à les ouvrir ainsi.
– Mal. Très mal. Que faire ?
– Comment est Gilbert ?
Henriette leva la tête, regarda sa sœur avec colère et dit
d’une voix soudain aiguë où perçait de l’irritation :
– Eh bien ! Comment veux-tu qu’il soit, sinon désespéré ?
– Et père ?
– Père ?
Elle ricana aigrement :
– Tu n’ignores pas sa façon de se comporter dans de pareil-
les circonstances. Il ne nous est d’aucun secours. Il n’est bon à
rien, il tourne en rond, il pleure, il pose cent questions saugre-
nues, puis quand il n’en peut plus, il va se coucher sous le pré-
texte qu’il n’est pas fait pour les grandes émotions… Tu l’as vu,
– 6 – lors de la mort de maman, n’est-ce pas ? Il est encore pire. Je ne
sais pas, au juste, si c’est un égoïste ou une nature trop sensi-
ble : peut-être est-ce la même chose.
Inès était entrée dans la chambre de sa sœur. Le premier
objet qui frappa son regard fut une petite commode de miroirs,
toute neuve, à tiroirs de verre gravé, et, sur cette commode,
deux grandes photographies encadrées d’argent ; elles représen-
taient Anne-Marie et Gilbert Chasteuil. Inès ne put s’empêcher
de s’approcher d’elles comme pour les examiner de plus près.
Mais ce fut le portrait de son beau-frère qu’elle considéra seu-
lement.
– Je ne connaissais pas cette photo, dit-elle. Elle est nou-
velle ?
Henriette ne répondit pas à la question.
– Tu as mauvaise mine, dit-elle.
– Depuis que j’ai reçu la dépêche de Gilbert, je ne suis pas
précisément joyeuse.
– Et avant ?
– Je me portais bien. Les Bérage sont si délicieux ! Tout le
monde s’occupait de moi avec une telle sollicitude… Comment
n’aurais-je pas été satisfaite ?
– Nous ne te manquions pas trop ? demanda sarcastique-
ment Henriette.
– Pas toi, en tout cas.
– Allons, je vois que rien n’est changé à nos bons rapports.
– 7 – Inès fit semblant de ne pas avoir entendu afin de ne pas
être obligée de répondre.
– Enfin, dit-elle, Anne-Marie est-elle, oui ou non, en dan-
ger ?
– Qui le sait ? Gilbert a exigé une consultation. Jusqu’ici, le
docteur Gombert a été hostile à cette idée. Mais demain, Ma-
zoullier doit venir.
– Peut-on voir Anne-Marie ?
– Elle est si faible ! Gombert lui défend de parler.
– Je vais chez moi, dit Inès.
Elle y trouva sa femme de chambre qui venait d’ouvrir la
valise et qui faisait sa couverture.
C’était une fille très brune, avec de beaux yeux noirs et un
visage plat ; elle était Bordelaise. Quand elle vit entrer
lleM de Salinis, des larmes parurent entre ses paupières.
– Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-elle, qui nous aurait dit
llequand M Inès est partie, il y a trois mois, qu’elle reviendrait
mepour trouver M Chasteuil dans un tel état ?
– Il faut espérer, ma bonne Delphine.
– Bien sûr Mademoiselle. Quand même, nous autres, on
n’a pas confiance. On ne sait pas pourquoi, par exemple. Tout
de suite, la pauvre Madame a paru si mal ! Il est vrai que depuis
trois mois, ça n’allait plus. On ne savait pas ce qu’elle avait.
Nous autres, on pensait quelquefois qu’elle avait perdu le goût
de la vie.
– 8 – Inès tressaillit.
– Ne dites pas cela, Delphine, c’est trop affreux. Qui a pu
vous faire penser quelque chose de semblable ?
– Oh ! Mademoiselle, on n’est sûr de rien, est-ce pas ? Mais
quelquefois, quand Jeanne entrait chez Madame, elle voyait
bien qu’elle venait de pleurer. Et M. Gilbert n’était pas gai non
plus. Il faisait peine à voir. Ce n’était un secret pour personne à
l’office que ces deux êtres-là se rongeaient…
– Ne croyez pas cela, Delphine, dit la jeune fille d’une voix
étouffée. M. Gilbert et sa femme étaient parfaitement heureux.
– Oui. Ils voulaient vous le faire croire, et à Monsieur aussi,
lleet à M Henriette. Mais demandez à Justinien, à Jeanne, à
Louisa, à Gaston ce qu’ils pensent là-dessus. Voyez-vous, Ma-
demoiselle, c’est nous qui voyons les choses : pas vous.
Inès s’était assise dans une petite bergère basse qu’elle ai-
mait. Elle promenait lentement ses regards autour d’elle sur la
cheminée, Gilbert et Anne-Marie triomphaient aussi dans de
grands cadres. À côté d’eux, le portrait de la mère d’Inès, un
visage doux, très triste, avec des cheveux prématurément blan-
chis, et celui de M. de Salinis. Henriette manquait à cette petite
galerie de famille, comme Inès était absente de la chambre de sa
sœur. Un vase de Venise, dont une chimère formait l’anse, un
crucifix d’ivoire, une mouette en porcelaine de Copenha