— Justine. Pourquoi diable t’ont-ils nommée Justine ?
La question de mon prof de Lettres résonne encore en moi. J’ai rougi jusqu’aux tempes et n’ai pas répondu. Je ne sais pas pourquoi je m’appelle Justine – à moins que…
Pas d’explication avouable. Ce n’est pas faute de le leur avoir demandé : vingt fois ils ont esquissé un sourire, en se regardant, mon prof aussi souriait. Une fois même ma mère a éclaté de rire.
Je la hais. Elle est beaucoup trop belle pour une mère.
Il fut un temps où j’en étais ravie. J’étais la petite fille dont la maman était si jolie. Et j’étais très jolie aussi. On disait que je lui ressemblais. Les mêmes cheveux noirs, la même peau de lait. Pour moi, elle était la reine qui avait si fort désiré Blanche-Neige. La reine morte. Déjà peut-être je désirais sa disparition. Je me rappelle que je l’imaginais morte, le soir, et que j’en pleurais dans mon lit, toute seule – c’était affreusement délicieux.
Fini. Depuis que j’ai eu mes premières règles, depuis que j’ai des boutons sur le front, que j’ai changé de coiffure pour les camoufler sous une frange, que ça n’a fait qu’empirer les choses, que ma mère m’a obligée à me coiffer en arrière, à nouveau… Je ne suis plus que la caricature de ma mère. Les mêmes seins très hauts, les mêmes fesses cambrées, la taille fine, attaches délicates – et des boutons.
Ils luisent sur mon front comme des constellations – un matin il y en avait sept, sept d’un coup, disposés juste comme la Grande Ourse.
Parfois, je les entends, tard le soir. Elle gémit fort. Elle crie. Ses cris au milieu de la nuit entrent dans mes rêves, et me réveillent. Je vais à la porte de leur chambre, je colle mon oreille contre le bois épais. Et sa voix, à lui :
« Mets-toi à genoux… Plus fort… Écarte-toi davantage… »
Je sais bien que c’est à moi que ses ordres sont adressés – qu’il sait bien que je suis derrière la porte. Je suis appuyée au chambranle, immobile, silencieuse, et c’est moi qui suis à genoux, moi qui l’avale comme une idole d’or, moi qui ouvre mon ventre ou mes fesses, moi qui lui dis les mots sans suite, les mots obscènes de ma mère…
Chez moi, il y a des livres partout, rangés par genres. Dictionnaires et encyclopédies dans le bureau de mon père – il est « lexicographe », c’est ce que j’écris depuis toujours, sans faute, sur mes petites fiches de rentrée, et ça étonne toujours les copines. Les romans policiers sur des étagères, dans la chambre d’amis. Dans le couloir, le tout-venant des lectures de hasard de ma mère. Au salon, quelques éditions rares, à ce qu’ils disent, la planche plie sous le poids des Jules Verne dorés sur tranche – j’aime l’alignement des belles couvertures rouges. Les livres de cuisine dans la cuisine, les BD dans les toilettes. J’ai annexé la poésie dans ma chambre. Et dans celle de mes parents, une très belle bibliothèque – « ma belle bibliothèque anglaise », dit mon père – vitrée, toujours fermée. Moi qui ai le droit de butiner des livres partout dans la maison, la bibliothèque anglaise m’est interdite. J’ai eu beau chercher, je ne sais pas où il range la clé.