Madame Richardson
92 pages
Français

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Madame Richardson , livre ebook

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Description


À chaque nouvelle une héroïne, à chaque héroïne un refrain.

Tandis qu'elle rêve à son amant, Mme Richardson fredonne " Un petit coin de paradis ". Épiée par un adolescent en Mobylette, la femme du garde-barrière prend des bains de soleil en écoutant " Laisse-moi t'aimer " sur son radiocassette. Avec ses airs de Muriel Moreno, la chanteuse de Niagara, Sarah, fesses nues et cheveux au vent, part à la recherche de l'escarpin idéal. Et Maria, embarquée dans la caisse de Tony, n'a qu'une envie : aller danser la bamba à la barbe des flics sur les quais bleutés du port de Veracruz.
Après Diane et autres stories en short, Christian Laborde continue d'arpenter le terrain du bref qui sied si bien à son écriture. Lui qui passe sans ciller de l'érotique au fantastique, du surréalisme au roman noir, de la prose solaire à la chute tragique, nous montre toute sa maîtrise dans l'art de mettre en scène les objets du désir. Chez Laborde, les femmes, les jeunes filles... apparaissent. Elles apparaissent et, aussitôt, comme le dit Boris Vian, le reste du monde se met à compter pour du beurre.


" Connu de nos services de police depuis l'interdiction de L' Os de Dionysos en 1987, Christian Laborde est un dangereux obsédé textuel. " Frédéric Beigbeider





Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 08 janvier 2015
Nombre de lectures 40
EAN13 9782221134115
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0090€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

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DU MÊME AUTEUR

L’Homme aux semelles de swing, menteries biographiques, Privat, 1984, nouvelle édition Régine Deforges, 1992, nouvelle édition Fayard, 2004.

Congo, poèmes, Éditions d’Utovie, 1987.

Les Soleils de Bernard Lubat, Eché, 1987 ; nouvelle édition Prince Nègre, 1996.

L’Os de Dionysos, roman, Eché, 1987 ; Régine Deforges, 1989 ; Le Livre de poche, 1991 ; nouvelle édition Pauvert, 1999.

Lana Song, poème, La Barbacane, 1988.

La Voix royale, Hidalgo, 1989 ; nouvelle édition Fayard, 2004.

Aquarium, Régine Deforges, 1990.

L’Archipel de Bird, roman, Régine Deforges, 1991.

Danse avec les ours, Régine Deforges, 1992.

Pyrène et les vélos, Les Belles Lettres, 1993.

L’Ange qui aimait la pluie, Albin Michel, 1994.

Le Roi Miguel, Stock, 1995.

Indianoak, roman, Albin Michel, 1995.

La Corde à linge, roman, Albin Michel, 1997.

Duel sur le volcan, Albin Michel, 1998.

Flammes, roman, Fayard, 1999 ; Le Livre de poche, 2003.

Le Petit Livre jaune, Mazarine, 2000.

Gargantaur, roman, Fayard, 2001.

Collector, Bartillat, 2002.

Soror, roman, Fayard, 2003.

Fenêtre sur Tour, Bartillat, 2004.

Mon seul chanteur de blues, La Martinière, 2005.

Percolenteur, vingt-trois textes serrés, Éditions du Panama, 2005.

Champion : Défense et illustration de Lance Armstrong, Plon, 2006.

Pension Karlipah, roman, Plon/jeunesse, 2007.

Dictionnaire amoureux du Tour de France, Plon, 2007.

Chicken, récit, Gascogne, 2007.

Renaud, biographie, Flammarion, 2008.

Corrida basta, pamphlet, Robert Laffont, 2009.

Le Tour de France dans les Pyrénées, de 1910 à Lance Armstrong, Le Cherche-Midi, 2010.

Le soleil m’a oublié, roman, Robert Laffont, 2010.

Vélociférations, Livre/CD audio, Cairn, 2011.

Diane, et autres stories en short, nouvelles, Robert Laffont, 2012.

Tour de France, nostalgie, Hors-collection, 2013. Prix Louis Nucéra.

Claude Nougaro, le parcours du cœur battant, Hors-Collection, 2014.

 

www.christianlaborde.com

CHRISTIAN LABORDE

MADAME RICHARDSON

ET AUTRES NOUVELLES

suivi de

Quai des bribes

ROBERT LAFFONT

ISBN 978-2-221-13411-5

À Jérôme Leroy

qui

chaque matin

récite sa prière à Amy Winehouse

avant de partir

armé de mots

à la poursuite de fantômes

qui nous tiennent chaud

Madame Richardson

Son bel amant à ses côtés, Mme Richardson dormait.

Depuis qu’elle l’a rencontré, elle revit, Mme Richardson, elle sourit, Mme Richardson, elle fredonne même des chansons, un p’tit coin d’parapluie, contre un coin d’paradis, elle avait quelque chos’ d’un ange, un p’tit coin d’paradis, contre un coin d’parapluie… Et son mari, qui ne prête jamais la moindre attention à ce qu’elle fait, à ce qu’elle dit, manifeste son étonnement, Tu chantes Brassens, toi ! – sans toutefois quitter des yeux le journal qu’il parcourt, un verre de whisky posé près de lui sur la table du salon. Que peut-elle écouter, sa femme, à part New York d’Alicia Keys ? Sur New York, sur Alicia Keys, il a un avis, son mari. Alicia Keys, c’est tout sauf de la musique : elle ne chante pas, elle crie. Qu’elle prenne la défense de la star du R&B, et il l’interrompt aussitôt, agacé, Chérie, enfin ! Il ne l’appelle « chérie » que dans ces circonstances, quand il estime qu’elle se trompe. Mais se trompe-t-elle ? Se trompe-t-on quand on aime une chanson ? Ces questions, inutile qu’elle les lui pose : le débat est clos. Il lit son journal, et ne peut qu’avoir raison, lui le cardiologue le plus réputé de la clinique des Saules. À la clinique, il a sa cour, et cette cour, il l’invite parfois à dîner, à la maison. À table, il parle, affirme, assène, et les invités acquiescent en buvant du bordeaux. Mme Richardson s’efforce, elle, durant tout le repas où il question, le plus souvent, de politique et de golf, de ne pas bâiller. Ne pas bâiller, non plus lever les yeux au ciel quand son mari, sous les encouragements émerveillés de sa cour, évoque une possible candidature aux élections municipales.

Son bel amant, Mme Richardson l’a rencontré, il pleuvait, on était en septembre. Elle sortait du cinéma. L’averse crépitait, les gouttes rebondissaient sur le trottoir comme au cœur de l’été. Elle était embarrassée, Mme Richardson. Elle s’en voulait de n’avoir pas pris son parapluie dans son cabas. On trouvait de tout dans son cabas en cuir noir épuré, sauf un parapluie. Un claquement sec lui fit tourner la tête sur le côté : il venait d’ouvrir le sien, lui souriait, et quel beau sourire. Il lui proposait, si elle le désirait, de l’abriter. Lui, il n’allait nulle part. Il prendrait la direction qu’elle voudrait bien lui indiquer, l’abriterait jusqu’à une boutique, jusqu’à sa voiture, jusqu’à n’importe quelle autre ville. Elle disposerait d’un coin de parapluie et, lui, d’un coin de paradis. Elle avait souri, séduite par cette proposition formulée d’une façon si charmante. Elle dit oui. Il demanda, Où va-t-on ? Elle dit, Je ne sais pas. Il dit, Qu’importe, marchons.

Ils marchèrent, passant devant plusieurs boutiques de mode. Tout à coup elle s’arrêta. Il s’arrêta aussi. Elle se souvenait qu’elle était garée de l’autre côté, au parking de l’Hôtel de ville. Ils revinrent sur leurs pas, rirent. On peut passer rue Fontaine, ou rue du Marché, On passe par où ? demanda-t-il. Choisissez, répondit-elle. Je choisis rue du Marché, car c’est un peu plus long, dit-il. D’accord, dit-elle.

Ils descendirent la rue du Marché, passèrent devant des porches sous lesquels des piétons s’abritaient. Certains pestaient contre ce temps pourri. Eux ne pestaient contre rien ni personne : les trottoirs étaient à eux. Les gouttes de pluie mitraillaient la toile noire du parapluie, rebondissaient à leurs pieds. Ils marchaient lentement. Il veillait à ce que le parapluie la protège parfaitement. Ils marchaient lentement, et ni l’un ni l’autre n’avait d’envie de presser le pas. De temps en temps, il faisait une remarque drôle, et elle riait. Elle était sans doute la seule personne riant sous l’averse. Ils étaient les deux seules personnes auxquelles cette averse violente et soudaine allait comme un gant.

Ils descendirent l’escalier du parking de l’Hôtel de ville et, quand ils furent à l’abri, au niveau des caisses automatiques, il referma le parapluie. Vous m’avez bien protégée, dit-elle, mais vous, vous êtes tout mouillé sur le côté. Il lui dit de ne pas s’inquiéter, le côté en question étant celui qui séchait le plus vite. Elle rit. Puis elle fouilla dans son sac à la recherche de son ticket. Lui, il priait qu’elle ne le trouvât point, ou, tout au moins, pas tout de suite. Elle était penchée au-dessus de son sac, et il regardait ses cheveux. Ils étaient si lourds. Quand elle eut extirpé le ticket de son sac, il dit, Permettez. Il prit le ticket qu’elle tenait entre ses doigts, et sortit de la poche de sa veste un stylo. Sur le ticket il inscrivit : Parapluie : 06 32 35 81 07. Voilà, dit-il, quand vous avez besoin d’un parapluie, vous composez ce numéro, et le parapluie arrive tout de suite. Ne le perdez pas, ajouta-t-il, ils prévoient d’autres averses. Puis il disparut. Elle entendit claquer le mécanisme de son parapluie dans l’escalier. Il ne lui avait pas demandé son prénom. Elle ne connaissait pas le sien.

Le numéro de M. Parapluie, elle s’empressa de le recopier sur son agenda avant d’introduire le ticket dans la caisse automatique : elle aurait pu ne pas le lui rendre après l’avoir englouti. Elle boucla sa ceinture, sortit du parking, reprit sa place dans le trafic. Elle alluma la radio, Brassens, un p’tit coin d’parapluie, contre un coin d’paradis. Elle regarda dans le rétroviseur si elle n’avait pas quelque chos’ d’un ange.

Une semaine s’était écoulée – son mari, ses amis, le golf, et sa probable candidature aux municipales – lorsque, un après-midi, elle envoya à M. Parapluie le texto suivant : Je crois qu’il va pleuvoir. Il lui répondit aussitôt : Où êtes-vous ? Elle buvait un café à la terrasse du British Bar. Il arrivait tout de suite.

Elle le vit arriver, grand, de l’allure, tenant son parapluie. Elle songea à John Travolta marchant, un pot de peinture à la main, dans La Fièvre du samedi soir, ce film qui, de l’avis de son mari et de ses amis, n’était pas du cinéma, Chérie, enfin… Il marchait, aérien, et c’est sans doute pour cette raison qu’elle avait pensé au film. Il marchait, ne donnant l’impression ni de se presser ni de musarder. Il marchait, le trottoir était à lui, le parapluie qu’il tenait dans sa main – le ciel était parfaitement bleu – n’avait rien d’incongru. Ce parapluie, c’était comme la canne à pommeau d’or dont userait sur scène un chanteur de charme, l’accessoire d’un danseur dans un ballet. Il marchait, et ça le faisait.

Ils ont parlé de la pluie et du beau temps, en buvant un Coca. Comme elle, il aimait la pluie et, comme elle, pour plusieurs raisons. Son chant d’abord, la pluie sur les Velux, la pluie contre la vitre d’une fenêtre. Elle se souvenait des pluies de son enfance, chez sa grand-mère, les gouttes tambourinant sur les tuiles. Il se souvenait de leur charivari dans les gouttières, ça le réveillait, ça le berçait, il se rendormait. Son intensité ensuite, la bruine à peine visible, les gouttes éparses de l’été, le feu d’artifice d’une averse dans un square. Ils étaient d’accord. Elle lui dit qu’elle avait envie de lui. Il paya.

Ils marchèrent côte à côte sur le trottoir, sans échanger un mot, jusqu’à l’hôtel du Chat qui soupire.

Il fut tendre, il fut fougueux, il fut tout ce qu’elle voulait. Pas une parcelle de son corps qu’il ne couvrit de baisers, sa bouche, son front, sa nuque, l’intérieur de ses poignets, ses chevilles, son sexe, ses fesses. Elle lui dit qu’elle s’appelait Éloïse. Il se prénommait Jim.

Ils passaient plusieurs après-midi par semaine à l’hôtel du Chat qui soupire, la nuit entière quand son mari participait à un congrès. Parfois, la pluie les réveillait. Jim, alors, éloignait le drap qui recouvrait leurs corps. Ils écoutaient un moment la pluie, laissaient son chant se poser sur eux, les envelopper, les caresser. Puis la main de Jim se posait sur le ventre d’Éloïse, glissait jusqu’à la toison, jusqu’à la fente.

Mme Richardson ouvrit lentement les yeux. Jim dormait toujours. Elle se redressa doucement et, appuyée sur un coude, le regarda dormir. Elle sourit. Jim, c’est sûr, l’aiderait à tuer son mari.

L’autoradio

Il quitta le parking de l’hôtel au volant de son cabriolet, à dix-neuf heures. Comme d’habitude. Il était réglé comme une horloge. Il avait passé la matinée au téléphone à batailler avec les entreprises. L’hôtel du Phare avait besoin d’être rénové : façade, chambres. Il était impératif que les travaux commencent début octobre – c’est-à-dire dans une semaine –, et qu’ils soient achevés à la fin du mois de novembre. En octobre, il n’y avait guère de location. Par contre quelques clients – des couples d’un certain âge – revenaient en décembre passer les fêtes au bord de la mer.

Il est cool, Jacques Margeac. C’est ce que disent les employés de l’hôtel du Phare, surtout ceux qui ont connu son père, Jean Margeac. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’était pas chaleureux, son père. Il n’avait pas le contact, jamais une minute pour personne, et chacun se demandait ce qu’il foutait dans l’hôtellerie. Heureusement que son épouse était là, prévenante, arrondissant les angles, réparant les pots cassés. Le père de Jacques aurait dû bosser dans un bureau. À l’hôtel, il ne sortait jamais du sien, hormis pour piquer des colères. Ça tombait sur vous, pour un oui, pour un non. Les murs des couloirs tremblaient quand il engueulait une femme de chambre. Un ours, disait-on. Mais pourquoi un ours ? On n’a jamais vu un ours s’en prendre à une femme de chambre ou au mec de l’accueil. Les ours ne se mettent pas en colère. Ils dorment tout le temps, les ours. Le père de Jacques aurait dû prendre exemple sur eux, l’hôtel n’aurait pas fonctionné plus mal, au contraire. C’est son père qui avait acheté l’hôtel. Quand il avait quitté l’armée.

Jacques s’engagea rue du Temple, s’arrêta aux feux. La publicité pour un shampoing anti-poux affichée sur la porte de la pharmacie Tonard lui rappela que la rentrée des classes venait d’avoir lieu. Quand ce fut vert, il alluma l’autoradio et démarra. Il reconnut tout de suite la voix de Christophe, dans ma veste de soie rose, je déambule, morose, le crépuscule est grandiose.

Les touristes étaient partis, mais on circulait toujours aussi mal, rue du Marché. Il se gara. Il entra à la maison de la presse, acheter des cigarettes, Le Journal de la côte et Paris Match. Dans Le Journal de la côte, Lucien Sauba, le patron de la chambre de commerce – un ami de son père –, faisait le bilan de la saison touristique. Elle avait été excellente. Comme la météo.

Jacques rejoignit sa voiture, posa la presse près de lui, sur le siège passager. Puis il reprit sa place dans le trafic. Il s’arrêta devant l’école de musique pour laisser passer un piéton, un jeune homme qui tenait à la main une guitare. Il ne repartit pas tout de suite. Il le regarda entrer dans l’école qu’il avait lui-même fréquentée, quand il avait son âge. Alors, son cœur se serra, comme il ne se serrait plus. Son cœur se contentait depuis bien des années d’expédier les affaires courantes.

Un coup de klaxon le fit sursauter, l’arracha à ses pensées. Il passa la première, puis la seconde, et les souvenirs que la vue de la guitare du jeune homme se rendant à l’école de musique avait réveillés l’envahirent, serrant son cœur. Sa guitare, c’était une Gibson Les Paul Deluxe, orange dégradé comme celle de Kevin Ayers. Il était le chanteur de Taxidream, un groupe qui marchait pas mal sur la côte, et il en pinçait pour Sylvia Kristel. Ses amis rockers, pour cette raison, se foutaient de sa gueule. Elle n’était à leurs yeux qu’une créature du système, un truc pour les bourges qui bandaient mou. Mais quand Taxidream jouait Rock for the Magic Girl, dont il avait composé la musique rentre-dedans et écrit les paroles avec l’anglais approximatif du lycée, le bassiste, qui avait été taillé dans un câble de frein et avait séché sur une barrique, se prenait pour Keith Richards. Quand on lui demandait qui était cette « magic girl », il disait qu’il ne savait pas, c’était sorti comme ça, sur la musique.

Il roulait doucement, il se souvenait, Led Zeppelin, Marc Bolan, T. Rex. Son père ne supportait ni le rock qu’il écoutait à longueur de journée, ni les cheveux longs qui lui descendaient jusqu’aux épaules, ni les MJC dans lesquelles il jouait. Son père ne supportait rien, et les MJC étaient des nids de gauchistes. Taxidream marchait bien, on avait parlé d’eux dans Rockmag, à l’occasion d’un festival de rock qui s’était tenu sur la côte. Il n’y avait pas à l’affiche de grosses pointures, mais Taxidream avait « tiré son épingle du jeu grâce à la voix de son chanteur et aux baguettes de son batteur fou ». L’article, son père avait refusé de le lire. Il lui avait simplement posé la question qu’il lui posait sans cesse, Quand vas-tu te couper les cheveux et travailler ? Il sortait avec Juliette, qui était très jolie, mais pas du tout un produit du système. Son père refusait qu’elle franchisse le seuil de la maison. Quand elle venait le chercher, elle se garait dans une rue voisine. Pas de ça, chez moi, pas de poubelle devant chez moi ! La poubelle, c’était la 4L hors d’âge dont des autocollants, plus agressifs les uns que les autres, s’efforçaient de cacher les points de rouille. Un jour où ils étaient garés non loin de l’hôtel – ils fumaient tous les deux des cigarettes, adossés à la 4L, en se tenant par la main –, le père de Jacques, qui traversait le parc et rejoignait l’hôtel, était tombé sur eux. Jacques l’avait salué. Son père avait ostensiblement ignoré Juliette, avant de lâcher, Quelle pourriture, cette voiture ! Alors, Juliette, le regardant droit dans les yeux, La Régie Renault, ça vous fait chier… Vous préférez les chars d’assaut, ça correspond mieux à vos idées. Il s’était éloigné sans rien dire. Il avait bien fait, car Juliette n’était pas une créature du système : il n’aurait pas eu le dernier mot. Et le bordel sur la voie publique, ça ne la dérangeait pas le moins du monde. Le soir, à table, il ne fut pas question de la scène, juste d’Emerson Fittipaldi qui venait d’être sacré champion du monde de formule 1. Et puis son père a eu un incident cardiaque. Quand Jacques a demandé au docteur si c’était grave, le docteur lui a simplement répondu, Ça va aller, je pense, mais vous savez, votre père se fait beaucoup de souci pour vous. Jacques a quitté Taxidream, a coupé ses cheveux, acheté un costume, un attaché-case et a pris, à l’hôtel, la succession de son père. Juliette, il ne l’a jamais revue.

Il sortit de la ville, longea le port de plaisance, la plage des Anglais, puis s’engagea dans le chemin de Nérée. Le chemin de Nérée – une voie privée bordée de caméras – dessert des villas – dont la sienne – qui ont toutes une piscine et une vue imprenable sur la mer.

Maintenant il est devant chez lui, devant le lourd portail métallique, aussi haut que le mur d’enceinte, blanc. Il n’a pas mis ses lunettes de soleil. Est-ce pour cette raison que le blanc lui fait mal aux yeux, qu’il lui est impossible de le fixer ? Il ouvre la boîte à gants, en sort la commande de l’ouverture du portail. Elle est aussi légère qu’un paquet de clopes, pourtant elle lui semble lourde, et sa main qui la tient et la braque en direction du portail devient moite. Il regarde son pouce, mais jamais son pouce n’appuie sur la touche. Son pouce refuse d’appuyer.

La télécommande, il la remit dans la boîte à gants. Il fit marche arrière, et roula jusqu’à la côte, jusqu’aux récifs sur lesquels le soleil se couche. Il alluma l’autoradio. Christophe de nouveau, la même chanson, dandy un peu maudit, un peu vieilli, dans ce luxe qui s’effondre, te souviens-tu quand je chantais, dans les caves de Londres

Le soleil avait entamé sa dégringolade quand le cabriolet de Jacques Margeac percuta le rail de sécurité, bascula dans le vide, plongea dans la mer, entre les récifs rougeoyants. Un motard qui arrivait en sens inverse donna l’alerte. Les secours furent très vite sur les lieux. Le Zodiac des plongeurs s’immobilisa à l’endroit précis où la voiture de Jacques Margeac venait d’être engloutie par l’océan. Elle reposait à quelques mètres de fond, entre les récifs. On ne retrouva pas le corps de Jacques. Les recherches cessèrent à la tombée de la nuit. Aux premières heures du jour, les recherches reprirent, mais les plongeurs ne retrouvèrent pas le corps de Jacques Margeac. Une énorme grue arracha le cabriolet aux tonnes d’eau de l’océan, le déposa sur le plateau du camion du ferrailleur. Quand le ferrailleur, le chargement terminé, grimpa dans la cabine de son camion, l’autoradio du cabriolet de Jacques Margeac se ralluma, et la voix de Christophe se fit aussitôt entendre, dandy un peu maudit, un peu vieilli, les musiciens sont ridés, sur ce clavier qui s’est jauni, j’essaie de me rappeler, encore une fois, les accords de ce rock qui étonnait même les Anglais

Le blues du cartable

Constance n’est pas Alain Souchon mais, comme lui, voulait du cuir. Et moi, je cherchais une maîtresse.

L’antiquaire de la rue du Sabot, M. Naboli, m’avait exposé dans sa vitrine, au pied d’un guéridon, parmi des bibelots qui coûtent un bras. Constance, passant devant la boutique, avait flashé sur moi, et moi sur elle. Elle avait poussé la porte et demandé le prix à M. Naboli. Je coûtais cher, certes, mais j’étais pour ainsi dire unique, d’une tenue et d’une souplesse incroyables. Et très chic. Elle avait sorti sa carte bleue, c’était une folie, mais c’est moi qu’elle voulait. C’est avec moi, avec personne d’autre qu’elle entendait traverser, le jour de la rentrée, la cour du lycée. J’ai oublié de me présenter : je suis le cartable de Constance Beaupré, professeur de français au lycée Alexandre-Dumas.

Quand nous sommes sortis de la boutique de M. Naboli, on a filé jusqu’à sa bagnole, et j’ai pris place sur le siège avant côté passager. Elle a démarré.

Elle a refermé, derrière nous, la porte de l’appartement qu’elle loue, près du lycée, un appartement lumineux, la porte-fenêtre du salon donne sur le parc, les arbres, le tricycle des gosses, les chaussures fluo des joggeurs. Elle m’a posé sur la table du salon, elle m’a regardé, elle a répété, Je suis contente, Je suis contente, avant de relire, tatouée sur ma peau, l’inscription dont la présence expliquait, selon M. Naboli, mon prix élevé : « Cuirs de France ». Cuirs de France, c’est terminé, c’était au siècle dernier. Et M. Naboli avait eu une bouffée de mélancolie, Cuir de France, c’était fini, et la France, c’était fini aussi. Quand il avait raccompagné Constance jusqu’à la porte, il lui avait dit, Merci mademoiselle, au revoir mademoiselle, bon courage.

Chez elle, on a fait des essais. À plusieurs reprises, elle s’était regardée dans la glace, ma poignée dans sa main, mon cuir contre sa jambe, tournant un peu sur elle-même, remontant la manche de son chemisier. Parfait, c’était parfait. Je n’étais ni trop grand ni trop petit, juste parfait. Je n’étais pas un de ces cartables ridicules qui vous oblige à trimbaler des chemises, des documents calés sous le bras, bonjour le look. Je n’étais pas un de ces cartables volumineux que les profs traînent comme un boulet, bonjour les vieux. Ce qui était merveilleux, c’est qu’elle pouvait loger dans mes poches, mes compartiments, son portable, sa trousse, son agenda, son cahier de notes, deux ou trois livres. Elle se mit à siffloter.

Le jour de la rentrée, elle a fait un malheur : comment elle a traversé la cour du lycée ! Mon cuir frôlait son skinny, j’ai tout de suite vu qu’elle savait marcher. Des profs qui savent marcher, y en a pas, en tout cas pas au lycée Alexandre-Dumas. La cour, toutes et tous la traversent, lassés, voûtés, bossus, aucune tenue. La cour d’un lycée portant le nom du père de d’Artagnan, on devrait la traverser au galop, sabre au clair, panache au vent, que diable ! Ou alors en dansant, comme Constance Beaupré. Mais les collègues de Constance ne dansent pas. Ils marchent à deux à l’heure et, à la récréation, tous s’agglutinent autour de la machine à café, en poussant des soupirs de mourant.

Le jour de la rentrée, elle a fait un malheur : comment elle est entrée en classe ! Elle a souri. Les élèves n’en croyaient pas leurs yeux. Ils se sont regardés, sidérés. Un prof qui souriait, ils n’en avaient jamais vu, ils pensaient que ça n’existait pas. Elle leur a dit bonjour en me posant sur le bureau, et elle a commencé à parler. La voix qu’elle a ! Je l’aime, sa voix. Elle est jolie, sa voix, bien timbrée, souple, ça surfe. Elle leur rappela qu’à la fin des vacances, à la fin de l’été, on envoie des cartes postales. Elle avait une carte postale pour eux, une carte postale d’Henry Jean-Marie Levet, une carte postale tirée de son recueil Cartes postales. Tout ça elle le leur dit, et la carte postale, elle la leur lit :

L’Armand-Béhic(des Messageries maritimes)

File quatorze nœuds sur l’océan Indien…

Le soleil se couche en des confitures de crimes,

Dans cette mer plate comme la main.

— Miss Roseway, qui se rend à Adélaïde,

Vers le Sweet Home au fiancé australien,

Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen ;

Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin…

— Je vais me préparer – sans entrain ! – pour la fête

De ce soir : sur le pont, lampions, danses, romances

(Je dois accompagner miss Roseway qui quête

— Fort gentiment – pour les familles des marins

Naufragés !) Oh, qu’en une valse lente, ses reins

À mon bras droit, je l’entraîne sans violence

Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens…

 

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