Stigmata
145 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

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Description

D’aussi loin qu’il se souvienne, Enki a toujours vécu entre les murs d’une maison close. Une vie dure et monotone, baignée de chansons et d’histoires où de pauvres filles de joie finissent toujours par être sauvées par de beaux chevaliers. Mais Enki sait bien que ces choses-là n’arrivent jamais.


Jusqu’au jour où un jeune étranger passe la porte de l'établissement. Rey porte sur sa peau les stigmates d'une autre vie. Des marques qui intriguent Enki, autant qu’elles l’inquiètent.


Les symboles des initiés à la magie...

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 09 octobre 2015
Nombre de lectures 139
EAN13 9791092954869
Langue Français

Extrait

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C.J. Sterne

Stigmata




MxM Bookmark


Le piratage prive l'auteur ainsi que les personnes ayant travaillé sur ce livre de leur droit.

Cet ouvrage a été publié en langue française

sous le titre :

Stigmata

MxM Bookmark  © 2015, Tous droits résérvés

Illustration de couverture © Phong Anh

Responsable éditoriale  ©  Héol S. Locna 

Correction ©  Emmanuelle Lefray 

* * * * *

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit est strictement interdite. Celà constituerait une violation de l'article 425 et suivants du Code pénal. 


Merci à Grenadine pour avoir aussi bien assumé son cadeau d’anniversaire,
 À Julie pour ses conseils et son soutien,
Et aux fidèles piliers du Manychat, qui se reconnaîtront (et qui devraient nécrire).

Partie 1.

Enki se demandait souvent pourquoi on créait tant d’histoires, tant de chansons qui parlaient de jolies filles de joie qui tombaient amoureuses d’un beau chevalier servant, pourquoi on en faisait tant de paroles joyeuses, tristes ou un rien grivoises, tant d’airs que l’on fredonnait souvent ou que l’on entonnait à tue-tête dans les tavernes bondées.

Souvent, la fille était abandonnée à la fin par le beau soldat et rêvait à sa fenêtre de son amour enfui. Dans d’autres chansons, le chevalier emportait la belle malheureuse sur son beau cheval pour la tirer de sa vie de misère. Ces histoires étaient toutes les mêmes, pleines de rêves et d’espoirs, et même lorsque ces derniers étaient déçus, la musique gonflait toujours le cœur des auditeurs de joie et d’émotion.

Enki se disait souvent que tous ces textes n’étaient certainement pas écrits par les principales concernées.

Il ne voyait pas comment on pouvait rêver de riches princes et de beaux chevaliers qui viendraient vous sauver de votre infortune, quand c’étaient ces mêmes hommes qui vous y maintenaient, qui récoltaient l’argent des recettes ou finançaient le commerce en en étant les principaux clients. Quant à la gloire et au prestige des chevaliers, que chantaient toujours les filles de ces chansons…

Ils étaient toujours ronds comme des barriques quand ils venaient se vautrer sur lui. Enki ne leur avait jamais rien trouvé de noble ou de chevaleresque, à tous ces grands hommes qui venaient s’accoquiner avec le peuple des rues. Il les trouvait même pires que les autres clients, les modestes, les petits, qui dépensaient leurs salaires de la journée en buvant une bière entre des bras chauds pour oublier la misère de leurs vies. Ceux-là, marins et ouvriers, étaient peut-être plus sales et plus bourrus, mais respectaient plus souvent le travail des filles de joie, se laissaient aller de bon cœur contre leurs poitrines lorsque les chansons dans les tavernes devenaient tristes et nostalgiques.

Ils étaient très différents des riches, des bourgeois, tous ces autres clients qui ne s’attardaient pas dans les tavernes et montaient directement choisir les filles, celles qu’on gardait pour le travail de chambre plutôt que le service de salle.

Parce qu’ils avaient de l’argent, mais que les maisons de grand luxe leur restaient trop chères, ou trop éloignées, pas adaptées au besoin soudain et pressant qu’ils devaient assouvir, ils semblaient ressentir comme une sorte de mépris à se rendre dans ces endroits de seconde zone, avec des filles que n’importe quel paysan pouvait se payer, souvent à peine jolies et pauvrement apprêtées. Ils satisfaisaient leurs besoins sans tact ni douceur, comme s’ils étaient honteux de se repaître de ces corps au rabais, de se laisser aller dans des chairs trop régulièrement fréquentées.

Alors qu’ils puissent tomber amoureux de l’une de ces créatures des rues, qu’ils touchaient du bout des doigts et s’empressaient d’oublier une fois consommées…

Enki en doutait. Et il se demandait alors pourquoi deux de ses camarades d’infortune ne pouvaient s’empêcher de chantonner l’une de ces horripilantes histoires, toutes deux tassées dans un fauteuil garni de coussins grossièrement brodés.

Ils n’étaient pas plus d’une dizaine dans la petite pièce enfumée. Pour passer le temps en attendant les clients, les occupations étaient rares. Certaines filles se faisaient passer une longue pipe de bois sculpté, sans que cela ne perturbe les deux autres qui continuaient de fredonner leur chanson. Enki ne savait pas trop quelle heure il était, mais le soleil tapait encore contre les vitres cachées derrière des rideaux clairs. Une lumière dorée éclairait la pièce, dans laquelle flottaient les volutes de fumée de la pipe.

Cela signifiait qu’il était encore tôt, bien trop pour ouvrir la taverne. Lui et les filles y descendaient le soir pour servir et tenir compagnie aux clients, satisfaire leurs envies au milieu des chopes et des plats fumants. Seules quelques filles, les plus belles, les plus chères, « tenaient salon » à la nuit tombée et restaient à l’étage pour accueillir les clients qui ne venaient que pour les consommer elles, et pas la bière de la maison.

Dans la journée en revanche, ils étaient presque tous de salon. Les marins et les travailleurs n’avaient pas encore quartier libre ; la clientèle était légèrement différente, et le sombre bouge que laissait présager la devanture vieillie de la maison prenait à l’intérieur des airs faussement plus huppés.

Enki préférait largement le service du soir. Il lui était plus facile de ne pas attirer l’attention, de laisser les filles faire et de se contenter de servir. Parce qu’il était un garçon, il avait beaucoup moins de succès qu’elles auprès des hommes assoiffés de courbes et de chair. Petit et gracile, s’il avait l’air féminin, il n’avait rien des femmes plantureuses que la plupart des clients du soir aimaient serrer sur leurs genoux et presser dans leurs bras. Plutôt que le simple plaisir charnel qu’elles pouvaient monnayer, ils appréciaient beaucoup plus la chaleur et le réconfort qu’elles leur offraient généreusement.

Alors que la journée, en revanche… Il l’entendait dans la bouche même des clients. Ceux du soir disaient « aller à la taverne », ceux du jour disaient « aller au bordel ».

Il ramena ses jambes vers lui, les pieds posés sur l’assise damassée du fauteuil qu’il occupait. Il y avait deux autres garçons dans la maison, en plus de lui, pour compléter l’échantillon de fantasmes que proposait l’établissement – même dans les lupanars de seconde zone, la diversité de la marchandise était importante pour attirer le client. Ils n’avaient en revanche rien à voir avec lui. L’un était une perle noire, une créature exotique ramenée d’un lointain pays conquis, l’autre un jeune taureau aux muscles puissants et à la virilité débordante.

Enki leur était tout à fait différent, apprêté comme une femme, mince et gracile, souple et léger. Son corps imberbe semblait conserver une éternelle beauté adolescente, tout juste un homme avec une allure de poupée fragile.

On le forçait à garder longs ses cheveux dorés, qu’il coiffait sur sa nuque à l’aide d’une pique de bois sculpté, illusion de sophistication qui lui prenait seulement quelques secondes pour être rajustée après chaque client.

Il était torse nu mais en attendant un visiteur, comme beaucoup d’autres filles dans le salon, il s’emmitouflait dans un grand châle de laine beige. L’automne touchait à sa fin et dans leur royaume au climat plutôt chaud, quand le froid s’installait, il le faisait abruptement. Mais la maison n’avait pas les moyens de chauffer toutes les pièces et le salon des filles, au rez-de-chaussée, était toujours plus froid que le reste du bâtiment.

Seuls quelques clients étaient venus, des habitués qui ne prenaient même plus la peine de venir choisir et faisaient directement monter leurs favorites. Enki s’en accommodait parfaitement, ne se sentant ce jour-là aucune envie de se mettre au labeur. La journée de la veille avait été longue et éprouvante. Un groupe de petits écuyers en manque de sensations fortes avait choisi la maison pour venir se déniaiser et leur inexpérience n’avait rien ajouté à leur manque de tact. Enki s’était consolé en se disant qu’au moins, ça avait été rapide.

Il rajusta distraitement les bords de ses bas sur ses cuisses graciles. Bien qu’en toile grossière, couleur écru au lieu d’un blanc immaculé, il n’avait pu se les offrir qu’au prix de plusieurs passes et espérait qu’ils tiendraient aussi longtemps que son ancienne paire. Avec le modeste pagne qui lui ceignait pudiquement la taille, c’était bien la seule chose un peu couvrante qu’on l’autorisait à porter ; les filles n’étaient pas mieux loties que lui cependant, entre les robes vaporeuses qui cachaient à peine leurs cuisses, et les gorges peu couvertes qu’elles étaient tenues d’afficher. Chaque matin, après leur avoir servi le repas, la vieille Atshet vérifiait l’apparence et les tenues de chacun avant qu’ils n’entrent dans le salon. Et gare à ceux dont la présentation ne lui plaisait pas.

Un œil habitué aux maisons des beaux quartiers aurait sans doute trouvé à redire, au milieu de toutes ces filles trop fardées, trop achalandées, parfois à peine jolies, irrémédiablement marquées par leur survie dans le métier. Enki lui-même était trop maigre et malgré sa jeunesse, une large mèche de cheveux blancs tombait déjà de sa frange, faisant douter de nombreux clients sur son âge. En la voyant, certains peinaient à croire qu’il n’avait pas encore dépassé les vingt ans.

Avec de vieilles bandes de lin brodé, récupérées sur un coussin marqué d’une tache irrécupérable que l’on s’apprêtait à jeter, il s’était cousu une ceinture affriolante qui entourait amoureusement ses hanches, par-dessus son pagne. Il y avait accroché quatre rubans de satin, deux devant et deux derrière ses cuisses, perdus sur les draps par un riche noble bien trop ivre pour le remarquer. Ils lui permettaient, grâce à de toutes petites épingles, de maintenir ses bas bien en place sur ses cuisses un peu trop frêles. Lorsque certaines semaines étaient trop rudes et qu’il se désemplumait, ils avaient la fâcheuse tendance à tomber sur ses genoux.

La rumeur de la rue leur parvenait à peine, étouffée et lointaine, retenue par les murs et le dédale de tentures qui les entouraient. L’établissement était situé en bordure des bas quartiers, à la fois proche du vieux port et des rues commerçantes. Il donnait sur une rue mal famée mais son accès était facile, si bien que presque toutes les couches sociales pouvaient se croiser dans les couloirs lambrissés.

C’était du moins ce qu’Enki avait entendu dire. Arrivé depuis peu, il n’avait pas encore eu droit à son « jour de sortie », où il pourrait – flanqué d’un homme de la maison – sortir une heure ou deux pour dépenser son modeste pécule.

Dernier arrivé dans la troupe, il ne connaissait encore personne et se faisait lentement aux habitudes de la maison. À vrai dire, il n’était même pas sûr d’y rester longtemps. Il était tellement persuadé d’être bientôt envoyé ailleurs qu’il ne faisait aucun effort pour s’intégrer. Les autres filles « du salon » avaient déjà du mal à s’entendre entre elles, la proximité et la réclusion permanente ne facilitant pas leurs amitiés. Elles faisaient peu de cas des deux autres garçons et encore moins d’Enki, s’imaginant des tas de choses sur lui à cause des rumeurs qui avaient précédé son arrivée.

Contrairement à elles, Enki avait plus souvent travaillé dans des maisons d’un peu plus haute qualité que celle-ci, et était presque assuré de quitter ce modeste bordel pour y retourner bientôt. Même s’il était très loin d’avoir la prestance d’un courtisan du palais, ou même d’une putain des hauts quartiers, il se savait bien plus raffiné dans sa façon de parler et d’agir que la plupart de ces filles, qui tentaient par tous les moyens de se donner des airs de dames. À côté du jeune homme, à qui on avait appris à articuler et parler d’une voix calme et mesurée, les filles mâchaient leurs mots et ruminaient comme des femmes de la campagne ou de vulgaires catins des rues.

Pourtant, même s’il avait connu des maisons bien plus accueillantes, Enki se fichait bien de leur animosité. Il ne les croisait qu’aux repas et dormait dans un dortoir séparé sous les combles, les côtoyant à peine.

Il s’entendait un peu mieux avec les filles du soir, les quelques unes qui se consacraient entièrement à la taverne et ne travaillaient que rarement au salon. Pas assez jolies, trop vieilles ou disgracieuses, elles n’œuvraient qu’à la nuit tombée, faisant la réputation de l’établissement auprès des plus modestes clients.

Comme une nuée de corbeaux débarquant dans le salon, engoncée dans une toge noire décrépie, la vieille Atshet fit irruption en croassant pour réveiller l’assemblée que l’inaction avait amollie. Elle tapa dans ses mains, tira quelques filles par les épaules pour qu’elles se redressent et récupéra la pipe qu’elles se faisaient passer.

Un client venait.

Enki en fut contrarié et serra un peu plus son châle autour de ses épaules, n’ayant aucune envie de quitter son fauteuil. Il sentit pourtant le regard d’Atshet peser lourdement sur son crâne et finit par se redresser à contrecœur, passant ses deux jambes par-dessus l’accoudoir dans une position faussement lascive. Il n’avait aucune envie de minauder ou de faire les yeux doux, ne fit aucun effort pour se rendre plus attirant, quitte à se faire réprimander par la suite.

Atshet disparut, partant sans doute négocier, puis revint peu après. Elle tira le rideau de sa main noueuse pour dévoiler à la vue du client le salon et ses beautés.

Enki fut légèrement surpris par l’allure du visiteur. Vêtu de vêtements de toile brune et de cuir tanné, un capuchon rabattu sur son crâne, il portait autour de la taille une large ceinture à laquelle pendaient deux impressionnants poignards à lame recourbée. Il avait un petit air de bandit de grand chemin ou de fripouille des bas quartiers, mais la bourse gonflée qu’il tenait en main semblait lui appartenir, et Enki songea qu’il devait plutôt être un maraudeur bien coté, ou un quelconque mercenaire qui venait de recevoir sa solde.

Quelques filles sourirent, firent jouer leurs éventails pour souligner leurs grâces et la beauté de leurs cheveux légers. Mais la plupart, comme Enki, restèrent mutiques et renfermés. Les premiers clients de la journée leur paraissaient toujours plus difficiles après une nuit très courte.

Mais pour son plus grand malheur, par-dessous le repli de la capuche du rôdeur, le jeune prostitué vit très bien le visage du client balayer rapidement la pièce. Il s’attarda peu sur les filles vautrées dans les coussins ou lascivement installées sur les grands sofas. Il butta un instant sur les deux garçons dans le coin de la pièce, l’étranger agenouillé, baragouinant à peine leur langue, et le grand jeune homme aux muscles saillants qui se tenait debout dans un angle, un air docile et soumis sur son visage aux traits épais.

Avec une boule au ventre, Enki eut la certitude que ça allait être pour lui. Il ne se trompait pas. Il sentit un regard qu’il connaissait bien s’attarder sur ses jambes graciles et ses hanches découvertes. Un regard envieux, concupiscent.

— Le blond, lâcha simplement le client avant de faire demi-tour.

Atshet lui fit aussitôt signe de venir, l’air sévère. Enki s’empressa de se redresser, resserrant son châle et baissant presque la tête pour ne pas voir les visages se tourner vers lui. Les conversations des filles reprirent alors que la vieille maquerelle relâchait le rideau.

— La chambre pourpre, l’informa-t-elle sommairement. Pour une heure, avec de l’eau chaude.

Elle avait certainement déjà réclamé son dû au nouveau venu. Le client payait la chambre d’avance pour une certaine durée, et le prix revenait directement à l’établissement. Le reste, il le payait ensuite et le devait officiellement à la fille, mais la maison prélevait un pourcentage sur chaque passe, pour les frais d’entretien des prostitués. Si on voulait une assiette bien remplie, il fallait donc veiller à rapporter suffisamment – ce qui expliquait que certaines semaines, les bas d’Enki avaient tendance à glisser un peu trop sur ses cuisses.

Il acquiesça rapidement et fila tête baissée à travers le dédale de couloirs étroits et de rideaux tendus de la maison. Dans une pièce adjacente à la cuisine, une grande cuve de cuivre chauffait en permanence, à feu doux, gardant une eau tiède constamment disponible pour les clients qui payaient un supplément pour faire un brin de toilette – ou exiger que la fille le fasse, faisant parfois peu confiance aux critères de propreté de certaines maisons des bas quartiers.

Enki y remplit un baquet de bois et y trempa deux grands carrés de linge propre. Puis il le posa sur la table et avisa avec une grimace la rangée de tasses alignées à l’attention des filles. Il en but une d’une traite, se pinçant le nez, sans faire cas du liquide froid depuis longtemps. Les tisanes à base d’Ongai étaient censées être aphrodisiaques et agir aussi bien qu’une drogue, sans en avoir les mauvais effets. Enki n’y croyait qu’à moitié, mais devait admettre que ça aidait plutôt bien à se détendre, et le rendait un peu plus sensible que lorsqu’il n’en buvait pas. Si les filles s’en passaient souvent, lui n’hésitait pas à surmonter le goût et y avoir recours. C’était sans doute purement psychologique, mais il avait l’impression qu’avec, c’était plus facile.

Il cala le baquet sous son bras, pour monter prudemment vers les étages et les quelques chambres de l’établissement, vaguement désignées par la couleur choisie pour les tissus qu’on y utilisait. La chambre pourpre n’en avait que les rideaux et une couchette étroite, gauchement transformée en baldaquin par l’ajout de colonnes de bois et de tentures de velours grossier. Elle n’était éclairée que par une seule petite fenêtre, et fermait grâce à une porte branlante pour plus d’intimité. Contre un mur, sur l’unique meuble de la pièce, Atshet venait d’allumer le bâtonnet d’encens qui servirait au décompte de l’heure.

Elle pinça l’avant-bras d’Enki alors qu’il passait devant elle, plantant son regard de rapace dans les prunelles marron du jeune prostitué.

—  Méfie-toi, dit-elle à voix basse. Personne le connaît. Sa bourse est pleine, fais ce qu’il te demande, mais c’est p’t’être un vaurien en fuite. S’il essaye de t’abîmer, tu cries.

Avec une boule dans la gorge, Enki hocha la tête et entra dans la chambre. Les avertissements d’Atshet étaient plutôt rares. Pour avoir longtemps pratiqué le métier, ses jugements sur les clients se révélaient rarement faux et sa méfiance envers quelqu’un était toujours légitime.

Son client lui tournait le dos, occupé à se dévêtir près du lit. Sans le regarder, la tête baissée, Enki déposa le baquet d’eau tiède sur l’unique meuble et tira devant le seul tabouret de la pièce. Puis il se délesta de son châle, presque à contrecœur, frémissant un instant de se retrouver totalement exposé à la fraîcheur du jour comme au regard de l’homme.

Les mots d’Atshet tournaient dans sa tête. Un vaurien en fuite…

L’examinant à la dérobée, il le vit tirer sur les cordelettes de ses vêtements avec des gestes fébriles et agacés. Enki s’empressa de tourner la tête pour cacher sa grimace. Il connaissait bien ce type de clients, ceux qui venaient de faire une brutale poussée d’adrénaline et se ruaient dans le premier bordel venu pour dépenser ce regain d’énergie, évacuer leurs pulsions. Le prostitué tenta de se rassurer en se répétant que plus ils étaient excités, plus ça finissait vite, mais ça signifiait aussi qu’il n’allait être qu’un déversoir pour ce client agité, qui n’aurait aucune considération pour lui. Encore moins que les autres fois.

L’inconnu laissait tomber ses vêtements sur le sol sans s’en préoccuper. Enki se chargeait parfois de la chose mais cette fois, n’osait s’approcher. Lorsque le client ne demandait pas, c’était pour une bonne raison. L’homme lui jeta d’ailleurs un regard méfiant avant d’ôter sa large ceinture, avec plus de délicatesse que le reste, pour la déposer aux pieds du matelas. L’épaisse bourse gonflée, qui avait tant attiré l’attention d’Atshet, semblait plus que jamais au prostitué le fruit de nombreux larcins. Le dernier en date avait peut-être valu une formidable course poursuite à ce voleur malchanceux. Est-ce qu’il était entré dans le lupanar pour s’y cacher, ou l’avait-il fait délibérément pour se défouler après une fuite éperdue dans les rues ? Enki décida qu’il s’en moquait. Il avait surtout remarqué que l’homme n’avait plus ses deux impressionnantes dagues à lames courbes, sans doute réquisitionnées par Atshet, qui refusait que l’on pénètre armé dans la maison ; c’était tout ce qui lui suffisait pour se sentir rassuré.

C’était du moins ce qu’il croyait. Jusqu’à ce que, une fois retirées ses nombreuses pièces d’armure en cuir, le voleur finisse par retirer souplement sa tunique et avec elle, le capuchon qui lui couvrait la tête.

— Tu t’es lavé ? dit-il en se tournant vers lui.

Ses prunelles bleues dévisagèrent le prostitué avec un mélange de froideur et de suspicion, faisant frissonner le jeune homme.

Il avait déjà vu des Kalenki, cette ethnie particulière des steppes du nord, aux cheveux blancs comme la neige, et aux yeux bleus comme les glaciers. Enki comprenait mieux l’allure assurée et athlétique de cet homme. Il n’était pas surpris par sa musculature souple et marquée. Beaucoup de Kalenki étaient déjà passés par les portes du bordel et entre ses cuisses. Dans son souvenir, ils avaient peut-être été moins jeunes, plus massifs, avec des silhouettes d’ours épais, tandis que ce client avait une allure beaucoup plus féline.

Ils étaient souvent mercenaires, parfois soldats, tous des hommes de guerre, entretenant la réputation combattante de cette ethnie étrangère.

Alors Enki ne pouvait pas s’empêcher d’être surpris. Un ancien mage, c’était bien une première.

— J’ai pas eu d’autres clients aujourd’hui, se justifia Enki en baissant docilement la nuque.

Les deux bras du Kalenki étaient couverts de stigmates, des marques pâles, bleutées, comme des tatouages. Les marques des utilisateurs de la magie, le prix à payer pour la connaître et la manipuler. Dès qu’on la connaissait intimement, elle laissait cette empreinte sur la peau des magiciens, une déclaration d’amour qu’elle tatouait sur leur peau en un langage étrange.

Enki, d’ordinaire totalement désintéressé par ses clients, sentit une pointe de curiosité naître en lui. Après tout, la plupart de sa clientèle était honnête et respectable, bien que souvent pauvre et négligée. Les mauvais garçons étaient rares, du moins la journée. Ils fréquentaient plutôt les tavernes, tard dans la soirée, pour éviter les mauvaises rencontres. Ou bien les maisons d’abattage… Un voleur en fuite qui prenait le temps de s’offrir les services d’un prostitué dans une véritable chambre, et non pas une passe expédiée à la hâte dans un coin crasseux, on en voyait plus souvent dans les jolies chansons que dans la réalité. On en croisait pourtant, quelques fois…

Mais un voleur aux bras couverts de stigmates, jamais.

La plupart des clients venaient ici autant pour se vider que pour s’épancher. Rares étaient ceux qui franchissaient la porte de sortie sans lui avoir raconté leurs vies et leurs malheurs sur le confort de l’oreiller. Les plus pauvres surtout ; les riches s’en préoccupaient beaucoup moins, réservant peut-être leurs confessions éplorées à leurs courtisanes favorites dans les luxueux bordels des beaux quartiers. Les filles du peuple n’étaient sans doute pas dignes de comprendre leurs nobles tracas, tout juste bonnes à satisfaire leurs corps.

Mais cet homme-là… Bien qu’il ne lui ait encore rien dit, et n’aurait sans doute pas envie de le faire s’il était bien un voyou en fuite, Enki arrivait sans mal à deviner qui il était.

Un apprenti de l’académie de magie, un jeune sorcier prometteur mais trop zélé, qui avait dit le mot de trop à la mauvaise personne ? Chaque année, on en voyait des dizaines atterrir dans les bas quartiers, leurs beaux vêtements irrémédiablement gâchés par la crasse et la boisson. On disait que l’académie était pire qu’un panier de crabes, remplie de nobliaux aux dents longues qui lorgnaient sur les plus hautes fonctions du royaume. Enki voulait bien le croire, pour avoir reçu entre ses jambes quelques uns des élèves des récentes promotions de la prestigieuse école. Ils transpiraient le désir de pouvoir, de domination, le regardaient avec mépris, se défoulaient sur lui pour ne plus enrager de ne pas avoir pu évincer un rival.

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