Monsieur Corbeau
85 pages
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Monsieur Corbeau , livre ebook

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Description

Extrait : "Je faisais partie de la première expédition de Tlemcen, en janvier 1837. Durant la marche, qui dura cinq jours, je remarquai un individu fort singulier. C'était un petit homme sec et jaune comme du vieux buis. Il était vêtu d'un pantalon noir qui ballotait autour de ses jambes grêles, et d'un habit noir boutonné du haut en bas dont le col montait jusqu'au milieu de la tête, tandis que les basques descendaient presqu'aux talons."

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Publié par
Nombre de lectures 15
EAN13 9782335040258
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0006€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

EAN : 9782335040258

 
©Ligaran 2015

Monsieur Corbeau

Souvenirs d’un officier d’Afrique
Je faisais partie de la première expédition de Tlemcen, en janvier 1837.
Durant la marche, qui dura cinq jours, je remarquai un individu fort singulier. C’était un petit homme sec et jaune comme du vieux buis. Il était vêtu d’un pantalon noir qui ballottait autour de ses jambes grêles, et d’un habit noir boutonné du haut en bas dont le col montait jusqu’au milieu de la tête, tandis que les basques descendaient presqu’aux talons. Une cravate noire roulée en corde autour du cou, un petit chapeau à rebords imperceptibles, enfoncé sur les yeux, et des bottes éculées, complétaient l’équipement. De linge, pas trace.

Tout ce que l’on pouvait voir de la figure, c’étaient deux yeux noirs percés en trou de vrille, et un grand diable de nez qui se détachait en avant, comme un tambour-major entête de son peloton. Le chapeau d’une part, de l’autre une épaisse barbe noire, cachaient tout le reste et ne permettaient pas même de reconnaître l’âge de notre bizarre compagnon.
Il avait d’ailleurs le jarret solide et suivait allègrement, sans la moindre apparence de fatigue, la marche de l’avant-garde. Il cheminait isolé, s’écartant dès qu’on faisait mine de l’approcher. Il n’adressait la parole à personne et ne répondait pas à ceux qui la lui adressaient.
Quelque temps qu’il fît, vent, pluie ou soleil, il ne semblait pas s’en apercevoir et ne donnait aucun signe de contentement ou de contrariété. On l’aurait cru tout à fait insensible à l’influence de l’atmosphère, si la nuit il ne se fût rapproché autant que possible des feux du bivouac. Il attendait patiemment que tout le monde se fût installé. Alors il faisait le tour du cercle, prenait la place la moins mauvaise qu’il pouvait trouver, posait son chapeau à terre avec circonspection, tirait un vieux mouchoir à tabac d’une de ses immenses poches, le nouait autour de sa tête, se couchait et s’endormait. Le lendemain, il se levait au premier appel des tambours, remettait son mouchoir dans sa poche, son chapeau sur sa tête, et, sans autre cérémonie, repartait du pied gauche.
Il consacrait la halte du matin à sa toilette, ou plutôt à celle de son fourniment : car une ablution superficielle suffisait aux soins de sa personne, tandis que son costume était l’objet d’un travail compliqué. Il commençait par tirer de ses fameuses poches le mouchoir précité, une brosse, un encrier et une plume. Il se servait du mouchoir pour battre dans tous les sens son chapeau, son habit, son pantalon et ses bottes. Après les avoir bien battus, il les brossait lentement et délicatement, avec des précautions que justifiait, hélas ! trop bien leur prodigieuse vétusté : c’étaient des malades que la moindre brusquerie eût tués. Cette épineuse opération terminée, notre homme trempait sa plume dans son encrier et passait une légère couche d’encre sur les coulures blanches de l’habit et du pantalon. Ensuite il remettait symétriquement ses ustensiles à leur place.
La halte de l’après-midi, il l’employait à dîner, unique et frugal repas. Assis au bord d’un ruisseau ou d’une fontaine, il tirait de ses éternelles poches un petit bâton de chocolat et une croûte de pain qu’il détrempait dans l’eau, et mangeait le tout. Après quoi il prenait, toujours dans le même endroit, une pincée de tabac haché et une feuille de papier de fil, roulait une cigarette et la fumait. Puis tout était dit jusqu’au lendemain.
Ne croyez pas que j’invente ou que je suppose aucun de ces détails. Je les ai observés à plusieurs reprises. Accoutumé à tous les phénomènes de la vie militaire, je ne prouvais m’intéresser au spectacle d’une marche régulière et tranquille. En effet, contre l’habitude, notre corps d’armée ne fut pas inquiété un instant. Pas un burnous ne flottait à l’horizon. Abd-el-Kader, surpris, ralliait ses Arabes en arrière de Tlemcen. De plus, le paysage était monotone et triste. De tous côtés s’étendait à perte de vue une plaine sablonneuse et rougeâtre, à peine mouchetée çà et là d’arbustes rabougris. Rien qui pût frapper mon imagination ou occuper ma pensée. Toute mon attention se concentrait donc sur le seul point qui fit diversion à l’uniformité des êtres et des objets environnants, et je reportais sans cesse les yeux sur le petit homme noir.
Ce n’était pas seulement ma curiosité qu’il excitait, mais aussi ma sympathie, je dirais presque mon enthousiasme. J’admirais cette sobriété pythagoricienne, cette force patiente et calme, cette fierté silencieuse et presque farouche, cette noble indigence qui se suffisait à elle-même, ne demandant et n’acceptant rien. Même en face de la simplicité militaire, je m’étonnais d’une telle simplification de la vie.
Cet accoutrement misérable et ridicule éveillait en moi les sentiments les plus opposés. Je ne pouvais le regarder sans avoir à la fois envie de rire et de pleurer. Une sorte d’attendrissement respectueux se mêlait à ma gaieté. J’éprouvais à la vue de ce vieil habit noir un peu de cette mélancolie qu’inspirent les ruines. Pauvre habit ! on voyait qu’il aimait son maître et qu’il faisait de vaillants efforts pour ne point l’abandonner. Il était impossible de ne pas lui supposer une âme. Où aurait-il sans cela trouvé la force de résister à un pareil épuisement ? Son existence était un démenti aux lois de la durée. Et ces poches fantastiques qui servaient à la fois de nécessaire, d’armoire, de magasin et de garde-manger !
Quel était cet homme ? Quel motif le poussait à partager les fatigues et les dangers de l’expédition ? Qu’allait-il chercher dans ce pays inconnu, but de notre voyage ?
Ce problème s’était peu à peu emparé de mon esprit oisif et avait fini par devenir une préoccupation inquiétante : je voulus en avoir la solution.
Une fois, pendant la dernière étape, je cherchai à lier conversation avec le mystérieux personnage. Je commençai par m’approcher peu à peu, sans affectation. J’avais pris mes manières les plus séduisantes et mon plus aimable sourire. Peine perdue : je n’obtins pas plus de succès que les autres. À peine eus-je adressé la parole à mon homme qu’il s’éloigna sans répondre un mot, sans daigner seulement me jeter un coup d’œil. Je vis qu’en insistant je n’arriverais qu’à me rendre fâcheux, et je ne voulus ni compromettre mon savoir-vivre dans une nouvelle importunité ni exposer ma dignité à une nouvelle rebuffade. Je me tins donc pour averti et me promis bien de ne pas recommencer l’épreuve.
Cependant cet échec n’avait pas amorti ma curiosité ; loin de là : les passions, grandes ou petites, s’élèvent par l’obstacle, comme les eaux qui montent contre leurs digues.
J’interrogeai des soldats de l’avant-garde. Ils n’en savaient guère plus que moi sur le compte du petit homme noir, quoiqu’ils le connussent depuis plus longtemps. Ils l’avaient déjà vu suivre plusieurs expéditions, toujours dans le même équipage et avec les mêmes procédés. D’ailleurs nul renseignement sur les antécédents, nul indice sur les projets de l’étrange camarade, dont personne encore ne connaissait même le son de voix. On en était réduit aux conjectures, et les conjectures ne menaient à rien. Si différentes qu’elles fussent les unes des autres, elles recevaient toutes des faits un égal démenti.
Les uns prenaient le voyageur pour un juif désireux de s’enrichir aux dépens des vainqueurs et des vaincus, en profitant de la détresse de ceux-ci et de l’insouciance de ceux-là. Mais jamais on ne l’avait vu rien acheter, ni vendre, ni prendre. Les autres prétendaient que c’était un savant chargé par une académie quelconque de faire des recherches en Algérie. Des recherches sur quoi ? C’est ce qu’il eût été difficile de dire, le rechercheur ne prenant nulle espèce d’informations à propos de quoi que ce soit, n’échangeant une parole avec âme qui vive, n’ouvrant jamais un livre, ne visitant jamais ni ruine ni monument d’aucun genre. Quelques vieux troupiers, fidèles à cette rancune soupçonneuse qui semble une tradition de l’esprit national, voyaient dans le taciturne étranger un espion de l’Angleterre. Bien sotte eût été l’Angleterre d’envoyer un homme tout exprès pour être témoin des victoires continuelles et presque certaines à l’avance des troupes françaises. Le fait admis d’ailleurs, on eût difficilement reconnu, au costume et au régime d’un pareil espion, la munificence habituelle de la perfide Albion envers ses agents officiels ou secrets.
Chacune de ces trois suppositions, si mal justifiées du reste, avait en outre contre elle une présomption volontiers décisive. En quelques circonstances critiques, entre autres au passage du Teniah de Mouzaïa, lors de

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