Dans le ciel
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Dans le cielOctave Mirbeau1892-1893Chapitre IChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VIChapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre XChapitre XIChapitre XIIChapitre XIIIChapitre XIVChapitre XVChapitre XVIChapitre XVIIChapitre XVIIIChapitre XIXChapitre XXChapitre XXIChapitre XXIIChapitre XXIIIChapitre XIVChapitre XXVChapitre XXVIChapitre XXVIIChapitre XXVIIIDans le ciel : 1Il y avait bien longtemps que j'avais promis à mon ami X... de l'aller voir en sa solitude. Mais quoi... la vie des affaires, des plaisirsplus tentants, et je ne sais quelle lâche paresse aussi, quelles lâches et confuses méfiances... tout cela m'empêchait, d'année enannée, de réaliser cette promesse, faite sans conviction d'ailleurs, et seulement pour ne point désobliger, par un refus net, un amiaussi anciennement aimé. Ce pauvre X... Ah ! je me rappelle le passé... Notre passé... sans attendrissement et avec émotion, n'est-ce pas une chose curieuse et anti-littéraire ?... Ce pauvre X... !... Quelle brave et droite nature !... Quelle fidélité!... Quelle âmedélicatement dévouée !... Ensemble, nous avions mené, à Paris, nos premières joies, nos premières espérances, nous avionsconfondu, pour en faire une commune richesse, nos deux lourdes misères. C'était touchant, notre amitié !... Que tout cela est loin demoi, déjà !... X... aurait pu se créer un nom dans la littérature. Il était doué supérieurement. Mais il avait trop de sensibilité. La vie letuait. ...

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Langue Français
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CChhaappiittrree  IIIChapitre IIICChhaappiittrree  IVVChapitre VICChhaappiittrree  VVIIIIIChapitre IXChapitre XCChhaappiittrree  XXIIIChapitre XIIICChhaappiittrree  XXIVVChapitre XVICChhaappiittrree  XXVVIIIIIChapitre XIXChapitre XXCChhaappiittrree  XXXXIIIChapitre XXIIICChhaappiittrree  XXIXVVChapitre XXVICChhaappiittrree  XXXXVVIIIIIDans le cielOctave Mirbeau1892-1893Dans le ciel : 1Il y avait bien longtemps que j'avais promis à mon ami X... de l'aller voir en sa solitude. Mais quoi... la vie des affaires, des plaisirsplus tentants, et je ne sais quelle lâche paresse aussi, quelles lâches et confuses méfiances... tout cela m'empêchait, d'année enannée, de réaliser cette promesse, faite sans conviction d'ailleurs, et seulement pour ne point désobliger, par un refus net, un amiaussi anciennement aimé. Ce pauvre X... Ah ! je me rappelle le passé... Notre passé... sans attendrissement et avec émotion, n'est-ce pas une chose curieuse et anti-littéraire ?... Ce pauvre X... !... Quelle brave et droite nature !... Quelle fidélité!... Quelle âmedélicatement dévouée !... Ensemble, nous avions mené, à Paris, nos premières joies, nos premières espérances, nous avionsconfondu, pour en faire une commune richesse, nos deux lourdes misères. C'était touchant, notre amitié !... Que tout cela est loin demoi, déjà !... X... aurait pu se créer un nom dans la littérature. Il était doué supérieurement. Mais il avait trop de sensibilité. La vie letuait... Dans la lutte où tout le monde est emporté, on n'a pas le temps d'aider un ami cher... Et puis, à quoi bon ?... X... ne savait passe tirer d'une affaire difficile. Sa naïveté me décourageait, vraiment... à mesure que, peu à peu, nous nous élevions, lui, s'obstinait àrester en bas... Un jour il hérita, d'un vieux parent, une petite propriété dans un département lointain...– Je crois, me dit-il, que je devrais partir là-bas... Il me semble que la solitude, le recueillement... Oui, n'est-ce pas ?... Qu'en penses-tu ?... Les grands horizons... le grand ciel !– C'est ça ! c'est ça ! répondis-je... À ta place, moi je partirais...– Eh bien ! je vais partir...– C'est ça ! c'est ça !... Bonsoir.Il partit... Il y a quinze ans de cela !On oublie vite ses amis lointains, ou malheureux... Malgré ses lettres suppliantes et mes promesses, je reculais toujours l'instant de
ce voyage. Et puis, soyons franc, je redoutais l'hostilité de ses chambres, la tristesse de ses repas, la puanteur de sa bonne, etsurtout — oh ! surtout — les tête-à-tête prolongés avec un être si complètement déshabitué de mes façons de vivre, et que je mereprésentais sale de corps et de vêtements, encrassé d'esprit campagnard, avec une longue barbe, de sordides cheveux, des idéeset des accoutumances morales plus sordides encore...Je veux bien être généreux, à la condition toutefois, qu'il ne m'en coûte rien, et que mes générosités me soient à moi-même unredoublement de plaisir égoïste et de vaniteuse joie. Or, quel plaisir, je vous le demande ? Et comment me vanter auprès de mesjolies amies d'une villégiature passée chez ce pauvre diable ?La dernière lettre fut si pressante, elle témoignait, en tendresses maladives, un si vif, si douloureux désir de ma visite que je medécidai à entreprendre le fâcheux voyage, sur ce raisonnement consolateur: «Après tout, je n'en mourrai pas. Deux jours sont vitepassés.» Pourtant, je n'étais pas rassuré sur les complications qui pouvaient en résulter. Ah ! que l'amitié est donc exigeante !                                    ***X... habite une ancienne abbaye, perchée au sommet d'un pic. Mais pourquoi dans ce pays de tranquilles plaines, où nulle autreconvulsion de sol ne s'atteste, pourquoi ce pic a-t-il jailli de la terre, énorme et paradoxal cône solitaire ? La destinée bizarre de monami devait, par une inexplicable ironie, l'amener dans ce paysage spécial, et comme il n'en existe peut-être pas un autre nulle part.Cela me parut déjà bien mélancolique. De l'abbaye, il ne reste qu'une sorte de maison, ou plutôt, d'orangerie, basse et longue,surajoutée sous Louis XIV, au bâtiment principal, dont les quatre murs, croulants, retenus dans leur chute par une couche épaisse delierre, seuls, demeurent. En dépit de sa retraite, et de l'état d'abandon où la laisse son propriétaire, la maison est charmante, avecses fenêtres hautes, son large perron, et son toit mansardé, que décorent des mousses étrangement vertes. Tout autour, despelouses libres où se croisent des allées de tilleuls, des parterres fleuris de fleurs sauvages, des citernes qui, dans les broussailles,ouvrent des yeux profonds et verdâtres, des terrasses ombrées de charmilles et de grands arbres, de grands massifs d'arbres quifont sur le ciel des colonnades, des routes ogivales, de splendides trouées sur l'infini. Et l'on semble perdu dans ce ciel, emportédans ce ciel, un ciel immense, houleux comme une mer, un ciel fantastique, où sans cesse de monstrueuses formes, d'affolantsfaunes, d'indescriptibles flores, des architectures de cauchemar, s'élaborent, vagabondent et disparaissent... Pour s'arracher à cegrand rêve du ciel qui vous entoure d'éternité silencieuse, pour apercevoir la terre vivante et mortelle, il faut aller au bord desterrasses, il faut se pencher, presque, au bord des terrasses. Au pied du pic coule une rivière traversée d'un barrage que franged'écume l'eau bouillonnante. Deux écluses dorment dans leurs cuves de pierre ; deux chalands s'amarrent au quai. Sur le chemin dehalage, quelques maisons s'échelonnent, quelques hangars dont on ne voit que les toits plats et roses. Et, par-delà la rivières'étendent des plaines, des plaines, des plaines, des plaines ondulées de vallonnements, où sont des villages, tout petits et naïfs, àpeine visibles, des églises gauches, enfantines, des églises et des villages perdus comme des nids d'alouettes. À l'horizon, des traitsminces figurent des forêts. Mais la vue ne descend des célestes terrasses, n'arrive au paysage terrestre qu'à travers le vertige del'abîme.                                      ***Ah ! quelle joie ce fut pour mon ami, lorsque, haletant d'avoir, sous le soleil, gravi le pic, l'interminable pic, j'arrivai dans son étrangedomaine ! Et qu'il était changé ! Un vieillard, un petit vieillard, maigre et voûté, avec des yeux mouvants, confus et hantés, comme leciel qu'ils reflétaient. Il me regarda longtemps, me serra les mains, pleura, ne put que bégayer :– Ah ! toi !... toi... je suis content, je suis bien content...Nous nous assîmes sur un banc de pierre, et je m'écriai, pour couper court aux effusions de mon ami, qui commençaient à me gêner.– Mais c'est charmant ici !...X... me prit le bras et, vivement :– Ne dis pas ça... ne regarde pas ça !...– Ne pas regarder quoi ?... demandai-je, étonné.– Le ciel !... Oh ! le ciel !... Tu ne sais pas comme il m'écrase, comme il me tue !... Il ne faut pas qu'il te tue aussi...Il se leva :– Descendons à l'écluse... Nous mangerons dans une auberge... Je n'aurais pas voulu que tu viennes ici... Je n'ai personne ici... Jen'ai rien ici... Descendons à l'auberge... Il y a là des gens qui parlent, des gens qui vivent !... Ici, personne ne parle, personne ne vit...personne ne vient jamais ici... à cause de ce ciel.Et comme, inquiet des paroles de mon ami et de l'air surnaturel qu'il avait en les débitant d'un ton saccadé, je me reculaisinstinctivement, il me dit :– Non... tu ne peux pas comprendre encore...– Puis il me montra le ciel dans un geste d'effroi, et d'une voix grave il prononça :– Il ne faut pas jouer avec le ciel, vois-tu !... Descendons à l'auberge...L'Écho de Paris, 20 septembre 1892Dans le ciel : 2
Malgré l'étrangeté refroidissante de cette réception, malgré l'état de fatigue où j'étais à la suite de ce long voyage et de cette pénibleascension de la côte, sous le soleil, je n'osais plus insister pour rester dans cette délicieuse retraite. Il y avait dans les yeux de monami une telle souffrance accablante, un tel douloureux effarement !– Allons ! soit, dis-je... Allons à l'auberge, puisque tu le désires.– Oui... oui !... C'est ça... s'écria X... Oui ! Si tu savais comme on est bien à l'auberge... C'est tout noir !...– Je me levai et repris ma valise.– Allons... partons...Je maugréais en moi-même, et me repentais d'avoir obéi à un sentiment d'absurde générosité, de m'être si facilement laissé duperpar ce fantôme de la pitié, cet obstiné fantôme qui revient, aux heures d'abandon, forcer la porte des cœurs les mieux défenduscontre l'amour. Et qu'allait-il m'arriver, avec ce fou ? Ce mot "auberge" remuait en moi des images de crime. Non, vraiment, je n'étaispas rassuré. Il me semblait que je venais de tomber stupidement dans un guet-apens. Au fait, depuis quinze ans, je ne savais rien deX... Ses lettres ?... Mais que d'hypocrisies, que de mensonge dans les lettres !... Je regardai X..., tentant de pénétrer en lui, au fondde lui, de m'expliquer ses bizarres allures. Il me fit presque pitié. Il était, sous le regard du ciel, tremblant comme un lièvre sous lesouffle du chien qui l'arrête.– Partons ? fis-je d'une voix légèrement irritée...Nous redescendîmes la côte.Les pentes en étaient rases, glissantes, et les cailloux roulaient sous nos pieds. Un étroit sentier de chèvres contournait le pic,décrivait ses minces lacets dans la verdure courte et toute grise. Quelques orchis chétifs, des pavots menus et dentelés, de maigreséchinops, toute une flore naine et malade poussait çà et là, au-dessus des herbes abrouties, et des ronces traînaient sur le sol leurstiges rampantes et desséchées, comme des orvets morts. À mesure que nous nous rapprochions de la plaine, que la terre semblaitmonter dans le ciel et l'envahir, que le ciel, au-dessus de nos têtes, reculait sa voûte diminuée, X... se calmait, se détendait, saphysionomie redevenait en quelque sorte, plus humaine. Même un sourire égaya le désordre farouche de sa barbe. Il me dit d'unevoix douce.– Oh ! que tu es gentil d'être venu... Il y a si longtemps, pense donc, que je n'ai vu personne... et il me semble que j'ai tant de choses àte dire... des choses accumulées depuis quinze ans... J'en suis malade... j'en serais mort.– Ne pouvais-tu me les dire, là-haut ?... reprochai-je...– Là-haut !... Non !... non !... Je ne peux pas... Là-haut j'étouffe, mes membres se rompent, j'ai, sur le crâne, comme le poids d'unemontagne... C'est le ciel, si lourd, si lourd !... Et puis ces nuages... Tu ne les as donc pas vus, ces nuages ?... C'est livide et grimaçantcomme la fièvre... comme la mort !...– Tu es malade, dis-je...– Mais non, je ne suis pas malade... Pourquoi serais-je malade ?... L'air est pur, là-haut... Il a passé sur les forêts, il a passé sur laplaine... Il s'est filtré, au filtre des arbres, au filtre des fleurs... Je suis tout seul... et tout seul, si impur que je sois, je ne puis pasempoisonner tout cet air... Je ne suis pas malade.– Alors, tu t'ennuies ?... Pourquoi rester ici ?– Où veux-tu que j'aille ?... Je n'ai pas d'argent... je n'ai juste que pour vivre... Et d'ailleurs, je ne m'ennuie pas... Ce n'est pas cela...c'est autre chose, vois-tu... Je crois que je serais très heureux, s'il n'y avait pas de ciel... Le ciel effraye tout le monde... Dès quequelqu'un vient là-haut... le vertige le prend... Rien que du ciel, rien que du vide autour de soi... Jamais la terre, jamais quelque chosede ferme et de connu où poser sa vue !... Alors il veut s'en aller... J'ai eu une petite bonne... Elle était jolie... Il y a des moments,comprends-tu, où l'homme a besoin de...Et comme je souriais, mon ami ajouta :– Non... non... Ça n'est pas ce que tu crois... Ah ! Dieu non !... Mais voir de la beauté autour de soi, de la beauté vivante... de labeauté terrestre !... Des yeux, une bouche, une flexion de la taille, des mains qui remuent, des cheveux qui frissonnent dans le soleil...entendre un frôlement de robe, des rires gais, des paroles douces comme des chants !... Eh bien, elle est partie, chassée par ce ciel,chassée par ces nuages... Et, depuis, aucune n'a voulu revenir... J'ai eu un chien aussi... Toute une nuit il aboya. Le lendemain,lorsque je descendis pour le voir, pour lui parler, je vis qu'il avait rompu sa chaîne, et que, lui aussi, avait fui... Croirais-tu qu'il n'y a pasun oiseau, là-haut!... Il n'y a que des taupes... Parbleu c'est clair !... Tu comprends bien que ...L'incohérence de ces paroles m'était pénible. Je voulus détourner le cours de cette conversation démente.– Travailles-tu, au moins ?... demandai-je en l'interrompant... Tu avais du talent, autrefois...– J'ai... c'est-à-dire... autrefois j'ai travaillé... j'ai noté mes impressions... toutes les pensées qui me trottaient par la tête... Mais queveux-tu ?... je n'ai pas un livre... je n'ai personne... je ne connais de l'histoire actuelle que ce que m'en disent les mariniers, et aussiquelques numéros du Petit Journal, oubliés sur les tables de l'auberge...– Raison de plus... pour que cela soit bien... Du moins, ce que tu as écrit est à toi...
– J'ai peur que cela soit un peu fou, peut-être... Si tu veux, je te les donnerai... les feuillets... Tu les emporteras, tu les liras...– Et pourquoi ne continues-tu pas ?– Je n'ai pas le temps... je n'ai plus le temps... Ou le matin, je descends à l'écluse... et je passe la journée à me promener sur lesquais, ou bien à boire avec les marins... J'ai même trouvé une chose très bien... Quand un étranger vient à l'écluse... Je l'aborde et jelui dis: « Monsieur vient sans doute, pour visiter l'abbaye... C'est la seule chose curieuse du pays... belle architecture. » Et je le force àmonter le pic avec moi. Mais il y a très peu d'étrangers...– Alors, dis-je en riant, tu es aussi un farceur ?– Mais non !... Ça n'est pas par farce... C'est pour être avec quelqu'un, c'est pour causer avec quelqu'un, pour apprendre deschoses... Seulement je n'ai rencontré, jusqu'ici, que des imbéciles et qui, tous, me répètent la même phrase : « Une belle vue... maisc'est dommage qu'il y ait de la brume... On ne voit pas les choses assez nettement ! »Nous étions arrivés sur le quai. Le quai était désert. Sur l'un des chalands, une femme étendait du linge, un homme pompait, enfaisant d'étranges grimaces... Et l'on entendait l'eau bouillonner contre le barrage.Nous entrâmes dans l'unique auberge. Des grosses voix, de la fumée, une odeur forte d'alcool et de boissons suries, de beurrerance, de friture âcre.– Viens par ici, me dit X... en me tirant par la manche de mon paletot. Je me trouvais assis, dans une pièce sombre, où des mariniersattablés, devant des verres d'eau-de-vie, buvaient et fumaient. Ils avaient des figures noires de charbon, des bourgerons graisseux,de grosses mains noueuses, qui frappaient sur la table. Et l'on n'entendait que le bruit des coups de poing, le frémissement desverres remués, et les voix pâteuses, où les « Nom de Dieu ! » s'accentuaient de façon farouche.– On est bien ici ! n'est-ce pas ?... me dit X... dont la figure s'illuminait de joie retrouvée.Il semblait humer avec volupté la puanteur de ce taudis. On nous servit sur une table pliante d'innommables ragouts, auxquels je nevoulus point toucher.– On est bien ici, n'est-ce pas ? répéta mon ami qui mangeait et buvait gloutonnement.Je dus le ramener le soir, ivre, à l'abbaye... Son corps maigre et mou flottait dans mes bras comme une chiffe...L'Écho de Paris, 27 septembre 1892Dans le ciel : 3Je passai une nuit atroce, et ne pus dormir un seul instant. De gros nuages orageux, frangés de lune pâle, roulaient dans le ciel ; ilfaisait une chaleur étouffante qui me congestionnait les poumons, et rendait ma respiration pénible et haletante. J'avais la tête lourde,lourd aussi l'estomac, et mes jambes tremblaient, molles de vertige. Était-ce la fièvre ? Était-ce la faim ? Je n'avais pas mangédepuis le matin. Mes oreilles étaient pleines de sonorités étranges ; il y avait en elles comme des tintements de cloches lointaines,des bourdonnements de guêpes. Et des fanfares m'obsédaient de leurs airs inconnus. Je ne voulus pas me déshabiller, etm'allongeai, tout vêtu, sur le lit, un lit sordide dont la couverture et les draps exhalaient une odeur de moisissure, une odeur decadavre. Oh ! cette chambre ! Ses murs nus et sales, avec des coulées de salpêtre jaunasse, des rampements hideux d'insectesnoirs et de larves, d'innombrables toiles d'araignées pendaient aux angles, se balançaient aux poutres. N'allais-je pas voir planer, toutà coup, au-dessus de ma tête, le vol des hiboux et des chauves-souris ? Je sentais véritablement peser sur moi la vague horreur desmaisons hantées, l'indicible effroi des auberges assassines. Et le vent se leva, un vent furieux qui bientôt se mit à hurler dans la nuit,comme une bande de loups en chasse. Le décor était complet, maintenant. La maison craquait, secouée du faîte à la base, à cepoint que les murs autour de moi, me semblait-il, oscillaient ainsi que les pendules, claquaient et flottaient, pareils à des mollesdraperies. J'eus peur. On eût dit que des cris sinistres, des clameurs de foule, des miaulements de fauves, des rires de démons, desrâles de bêtes tuées, pénétraient, en ce louche réduit, par les joints des fenêtres, les fissures des portes. La lumière remuée de lachandelle faisait mouvoir au plafond et sur les murs des ombres grimaçantes et démesurées. Je quittai le lit et marchai dans lachambre.– J'aurais dû prévoir tout cela, me dis-je... tandis que, pour écarter l'épouvante qui commençait à me gagner, j'évoquais le contrastede mon appartement de Paris, si intime, si silencieux, si plein de choses consolantes et charmantes... Ah ! que l'attendrissement estdonc une chose bête !... Et quelle duperie ! Que m'importait X... ?... Il était si bien rayé de ma vie !... Qu'avais-je besoin de revoir cerustre ?... Je me souviens de ses lettres... « J'ai tant de choses à te dire, m'écrivait-il... tant de choses et qui m'étouffent !... » Et il nem'a rien dit que des folies, et il s'est saoulé, voilà tout !... On a beau connaître la vie, on se laisse toujours prendre à cette sottise : lesentiment !... Et pourvu qu'il ne cherche pas à m'emprunter de l'argent !... C'est peut-être tout simplement un affreux tapeur !... Del'argent !... Ah! non, par exemple !... Et, tout à l'heure, pendant que nous remontions la côte, pourquoi ne l'ai-je pas laissé glisser sur lepic ?...Cette image du pauvre diable, déroulant sur la pente raide, et se fracassant le crâne et se rompant les membres, sur les rochers, enbas, ne me fit pas horreur.– Cela eût mieux valu pour lui... pensai-je le plus naturellement du monde. Il n'a sans doute personne qui s'intéresse à lui... Ce n'estpas les mariniers de la terre, ni les taupes du ciel qui eussent réclamé... Quand on est tombé à cet état de folie et de dégradation,mieux vaut mourir... Que va-t-il devenir ?... On le trouvera, un beau matin, mangé par les araignées et les rats !... Non, vraiment, je luiaurais rendu là un fameux service...
Je me complus, quelque temps, dans cette idée, où je trouvais comme un soulagement, à ma colère, à mes déceptions. Et jegénéralisai :– C'est étonnant qu'il n'y ait pas plus de gens inutiles et embêtants, qui disparaissent de cette façon-là ! La vie nous offre, à chaqueinstant, tant de facilités !...Puis ma songerie s'égara à travers mille formes confuses, mille souvenirs tronqués, mille paysages indécis, effacés comme destapisseries... Je revis la bonne figure de mon ami, sa bonne figure toujours prête à sourire ; son œil de chien dévoué, son dos, ah !son dos qu'une fatalité précoce semblait avoir courbé, tout jeune, sous le poids d'inévitable malheurs, ses gestes gauches demalchanceux – et une pitié me reprit à nouveau pour ce pauvre être, marqué, dès sa jeunesse, du terrible signe des destinéesdouloureuses.– Après tout ! dis-je... Pauvre diable !Je me rappelai à ce moment même que X... avait eu une maîtresse... la seule maîtresse que je lui aie connue... une petite marchandede tabac... noire et très pâle, et très sale, et qu'il aimait follement, comme il aimait tout ce qu'il aimait... Je lui avais pris sa maîtresse,non que je l'aimasse ou qu'elle me plût, mais pour la joie si particulière et si forte qu'on éprouve à faire souffrir un ami dévoué, et donton sait qu'il ne se plaindra pas... Il m'avait pardonné... Ah ! si bêtement, si gauchement, la gorge toute secouée de sanglots.– Non... non !... je ne t'en veux pas... Je ne savais pas que tu l'aimais !... Je ne pouvais pas savoir... Si j'avais su... si j'avais su !...Ah ! comme il pleurait !... Ah ! qu'il était ridicule et repoussant !... Je ne sais pas pourquoi ce souvenir me fut presque comme unremords... Ç'avait peut-être été la seule joie de sa vie, cette petite femme, noire, pâle et sale !... Peut-être même était-ce en expiationde cet acte vil et lâche, que j'étais venu ici.Au dehors le vent redoublait de fureur. J'entendais nettement les arbres entrechoquer leurs branches, les feuillages ronfler commedes orgues, les ardoises se détacher du toit, siffler dans l'air et tomber sur le sol...– Pauvre diable ! me répétai-je.La nuit me parut bien longue. Le vent ne s'apaisa qu'au matin, et l'aube se leva dans un ciel nettoyé et tranquille. Je descendis aujardin. L'air jeune et vif me réconforta ; je l'aspirai à pleins poumons, et, à défaut d'eau, je me lavai le visage, à la rosée qui tombaitdes arbres et montait des herbes, délicieusement fraîche.Après une courte promenade, je trouvai mon ami, assis sur le banc de pierre, la tête dans ses mains.– Viens ici, me dit-il, en se reculant un peu, pour me faire de la place, près de lui.Il était livide, avec des paupières rouges et gonflées. Sa barbe gardait encore des traces d'ordures de la veille et des vomissementsde la nuit. Il me dit d'une voix pâteuse, dont le souffle m'arriva, fétide, aux narines :– Je vois que je te fais horreur... et que tu vas partir... J'aurais voulu te dire des choses, des choses... mais je ne suis pas remis demon ivresse... et d'ailleurs je ne puis plus parler, m'expliquer... tu comprends...– Mais pourquoi t'ennuies-tu ainsi ?...– Parce qu'il le faut... Tu comprends... Sans cela, je ne vivrais pas, tu comprends ?... Tiens...Il tira de sa poche un rouleau de feuilles crasseuses, et me le remit :– Ce que j'aurais voulu te dire, tu le liras dans ces feuilles... Tu comprends ?... Et quand tu les auras lues, tu les brûleras... Ça n'estpas grand chose... Mais ça t'expliquera... Tu comprends ?...Il bégaya encore quelques paroles que je ne compris pas... Et se levant:– Adieu ! dit-il... Je te demande pardon... J'avais cru... que ça me ferait de la joie... que je pourrais... Tu comprends... Adieu !...Quelques minutes après, j'avais quitté le pic, troublé, incertain, sans pouvoir définir les sentiments qui m'agitaient. Je rentrai le soirmême à Paris, et je lus les pages suivantes.L'Écho de Paris, 4 octobre 1892Dans le ciel : 4Je suis né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu'à la douleur, jusqu'au ridicule. Dès ma toute petite enfance, je donnaisau moindre objet, à la moindre chose inerte, des formes supra-vivantes et d'exceptionnels mouvements ; j'accumulais sur mon père,ma mère, mes sœurs, mes tantes, des observations incroyables, qui n'étaient pas de mon âge. À dix ans, j'étais revenu de tout, cartout me paraissait grossièreté, mensonge, et dégoût. D'autres eussent tiré parti de ces qualités, plus tard, dans le commerce, lafinance, la politique, la littérature; moi, je ne fis qu'en souffrir, et elles me furent, constamment, un embarras. En même temps quecette sensibilité suraiguë, j'avais une grande timidité, si grande que je n'osais parler à qui que ce fût, pas même à mon père, pasmême au chien de mon père, le vieux Tom, une douce bête, pourtant, et fidèle ! Je gardais tout pour moi et en moi, à peinerépondais-je aux questions que l'on m'adressait, fussent-elles les plus insignifiantes du monde. Bien souvent, je ne répondais que pardes larmes, qui coulaient, de mes yeux, sans raison, du moins on pouvait le croire. Quand mon père me demandait (et il ne me
demandait jamais que des choses que l'on demande aux bêtes familières) : « As-tu bien dormi, cette nuit ? », je sanglotais à enperdre la respiration, à m'étouffer. De quoi mon père, qui était un homme sage et pratique, s'étonnait, grandement. Ce mutismeéternel, coupé de temps à autre, par ces inexplicables larmes, ressemblait à un incurable abrutissement. Au fond, j'étais un enfantprodige, et l'on me prenait pour un parfait imbécile. À la longue, je fus assez maltraité de mes parents, de mes maîtres qui disaient demoi, avec de grands gestes de découragement : « On ne fera jamais rien de cette buse... Il ne comprend rien, il ne sent rien... Quelmalheur qu'il soit idiot ! » Mes sœurs, des modèles de vertu, me pinçaient à la dérobée, les bonnes âmes, et me jetaient ce mot :« Idiot ! » dans un rire que j'entends encore.Du reste, je n'ai vraiment pas eu de chance. J'ai grandi dans un milieu tout à fait contraire au développement de mes sentiments et demes instincts, et je n'ai jamais pu aimer personne. Il est très probable qu'il existe, quelque part, des êtres singuliers et fastueux, douésd'intelligence, de bonté, et qui font naître l'amour dans les âmes. Je n'en ai jamais rencontré de tels, moi qui, par nature, étaisorganisé pour aimer trop, et trop de gens. Il est vrai que, à l'exception des passants, qui me furent aussi humainement indifférents queles cailloux des chemins et les herbes des talus, j'ai rencontré si peu de gens dans ma vie. Dans l'impossibilité où j'étais d'éprouverde l'amour pour quelqu'un, je le simulai, et je crus écouler ainsi le trop plein de tendresses qui bouillonnaient en moi. Malgré matimidité, je jouai la comédie des effusions, des enthousiasmes, j'eus des folies d'embrassements qui me divertirent et me soulagèrentun moment. Mais l'onanisme n'éteint pas les ardeurs génésiques, il les surexcite, et les fait dévier vers l'inassouvi. Chacun disait demoi : « Il est stupide, mais si bon, si tendre, si dévoué. Il vous aime tant ! »J'en ris encore. Oui, aujourd'hui encore, je goûte une volupté morale, je ressens un véritable orgueil à la pensée que j'ai trompé tout lemonde, même plus tard, des amis qui se piquaient de psychologie, les pauvres diables, et me croyaient leur dupe. Et je songe aussi,avec des regrets, que, si j'avais appliqué mes facultés à exprimer, par des dialogues avec moi-même, les étranges, les bouffonnessensations que je dois à ma sensibilité, j'aurais pu devenir un auteur comique de premier ordre. L'idée ne m'en vint pas. Il ne me vintjamais, d'ailleurs, aucune idée. C'est ce qui a causé tous mes malheurs.De mon enfance, de ma famille, de cette émotion sacrée d'autrefois qui parfume, dit-on, toute la vie, je n'ai que des souvenirsridicules. En y réfléchissant, même, un seul souvenir reste de tout ce qui fut mes premières années, et je ne puis résister au désir dele raconter.J'avais une tante, une vieille fille, très laide, et qui demeurait avec nous. Comme mes sœurs, chaque fois que je passais près d'elle,elle me pinçait le bras, sans raison, en m'appelant: idiot ! mais elle était généreuse. À Noël, au premier jour de l'an, elle me faisaitdes cadeaux somptueux et qui ne pouvaient me servir à rien. Une année, elle me donna une flûte, une autre année, un cornet à piston.J'aurais bien voulu savoir jouer de ces jolis instruments. Telle n'était pas l'idée de mon père qui jugeait que la musique était uneoccupation de paresseux. Mon père avait de ces opinions raisonnées sur l'éducation. La flûte, dans son étui doublé de velours vert, lepiston, dans la boîte de bois verni, furent relégués en une armoire, sous clef, et je n'eus même pas la satisfaction enfantine de tirer deces inutiles instruments des sons naïfs et inharmonieux. Ma tante s'entêta. L'année suivante je reçus un tambour ; c'était un vraitambour, avec une vraie peau d'âne, et une belle caisse de cuivre brillant. Mon père demeura songeur devant ce tambour, et il dit :« Eh bien !... On ne sait pas... Ça peut servir... Il est bon, quelquefois, de savoir le tambour... Tu apprendras le tambour ! »Justement notre voisin, le menuisier, avait été tambour au régiment. C'était un brave homme, qui gardait le culte de ses anciennesfonctions. Tous les dimanches, durant deux heures, il battait du tambour, avec acharnement, pour s'entretenir la main, disait-il. Cela luirappelait aussi des souvenirs glorieux, car il avait fait la campagne de Crimée. Et il entrecoupait ses marches, ses roulements, deterribles histoires sur les Russes... « Une fois, à Sébastopol, dans les tranchées... » Ran, plan, plan ! Ran, plan, plan !... On venaitl'entendre de loin. Il y avait toujours foule, dans sa boutique, ces jours-là...Mon père s'aboucha avec le menuisier, et décida que celui-ci serait mon professeur de tambour. Je trouvais cette détermination unpeu humiliante pour moi, et profondément ridicule pour mon père, et quand mon père m'en expliqua tous les avantages, je fondis enlarmes, mais mon père était habitué à mes larmes ; il n'y prêtait plus la moindre attention. Il répéta encore : « On ne sait pas... Ça peutêtre utile un jour... Moi, si j'avais su le tambour, eh bien... » Ce raisonnement ne me convainquit pas, d'autant que mon père s'arrêtacourt dans sa phrase qui avait pris le ton mystérieux d'une confidence, et je n'appris jamais ce qui serait arrivé, si mon père avait su letambour. Cette scène se termina par une effusion de tendresses. J'embrassai mon père, qui parut satisfait de mon affectueuserésignation : « Oui, tu n'es pas un mauvais garçon... tu es un bon garçon... Tu te rendras compte, plus tard, des sacrifices que je faispour ton instruction... »Néanmoins j'osai proférer :– J'aimerais mieux la flûte...Mais mon père prononça d'un ton péremptoire.– La flûte... ça n'est pas la même chose.J'appris le tambour. En quelque semaines j'y devins très habile. Le menuisier était étonné et ravi des dispositions particulières que jemontrais, pour un art si beau et « si difficile ».– Moi, disait-il, il m'a fallu plus de quatre mois, pour battre le rappel, d'une façon convenable. Allons, la retraite maintenant ! Ran planplan ! Ran plan plan ! Oui, mais voilà !... le tambour, c'est bien plus beau encore, en campagne, au milieu des balles et des boulets... Ilne faut pas avoir froid aux mains... Aussi, une nuit à Sébastopol, dans une tranchée... Ran, plan plan !... Ran plan plan !Mon père avait eu raison. On ne sait pas où le tambour peut vous mener. Ses baguettes ont quelquefois la magie des baguettes defées. J'en éprouvai bien vite l'étrange puissance.Au bout de quatre mois, j'étais devenu l'orgueil de ma famille. Mes sœurs et ma tante ne me pinçaient plus et ne m'appelaient plus« idiot ! » Il y avait dans leurs regards comme de l'admiration, comme du respect pour moi. Mon père me traitait avec déférence. S'ilvenait quelqu'un à la maison, on parlait de mes talents sur le tambour, avec enthousiasme.
– Allons, petit, joue-nous un peu de tambour.Et dans les regards échangés, je lisais nettement ce dialogue :– Vous êtes bien heureux d'avoir un enfant qui vous donne tant de satisfaction.– Oui, c'est vrai... Je suis payé de mes peines.Dans le pays même, où je passais pour un indécrottable cancre, j'étais considéré maintenant comme une gloire naissante. Je flattaisl'amour-propre de mes concitoyens. Ils disaient de moi, en me désignant aux étrangers :– C'est le petit jeune homme qui joue si bien du tambour.Et mon père, fier de tous ces hommages, répétait :– Tu vois !... quand je le disais !...Il faut toujours écouter ses parents...Le jour approchait où j'allais être investi, grâce à ce magique tambour, du seul grand honneur qui ait, un moment, illustré ma vie...L'Écho de Paris, 11 octobre 1892Dans le ciel : 5Saint Latuin était le patron de notre paroisse. Premier évêque de Normandie, au premier siècle de l'ère chrétienne, il avait chassé, dupays percheron, à coups de crosse, les druides, sacrificateurs de sang humain. On raconte, dans des livres très anciens et de trèsbonne foi, que son ombre seule guérissait les malades et ressuscitait les morts. Il avait encore des pouvoirs bien plus étranges etplus beaux. Mais tout cela est un peu brouillé dans ma mémoire. À n'en pas douter, c'était un grand saint, et comme il en existe peudans toute la chrétienté.La cathédrale diocésaine gardait précieusement, enfermés dans un reliquaire de bronze doré, quelques restes authentiques etpoussiéreux de ce magique saint Latuin. Son culte, entretenu dans les âmes, par les savantes exégèses du curé, était fort en honneurchez nous. Malheureusement, la paroisse ne possédait de son vénéré patron qu'une grossière et vague image de plâtre,indécemment délabrée et tellement insuffisante que les vieux du pays se rappelaient avoir connu, dans leur jeunesse, cette mêmeimage, pour figurer, tour à tour et suivant les besoins, les traits de saint Pierre et ceux de saint Roch. Ces avatars successifs,nullement miraculeux, manquaient vraiment de dignité, non moins que de suggestion, et pouvaient servir de thème auxirrespectueuses plaisanteries des ennemis de la Foi. Cela navrait le curé. À force d'intrigues et de démarches, celui-ci obtint del'évêque qu'il se dessaisît du reliquaire et qu'il en fît don à notre paroisse. Ce fut une grande joie, que cette nouvelle annoncée, undimanche, au prône. Et l'on se prépara, aussitôt, à célébrer par d'inoubliables fêtes la translation des reliques si longtempsconvoitées.Dans le pays vivait un singulier personnage, nommé M. Sosthènes Martinot. Je le vois encore, gros, dodu, avec des gestes onctueux,des lèvres fourbes qui distillaient l'huile grasse des sourires, et un crâne aplati, glabre et rouge ainsi qu'une tomate trop mûre. Sa voixavait des marmottements sourds de prêtre qui officie.Ancien notaire, M. Martinot fut condamné à six ans de réclusion, pour vols, abus de confiance, escroqueries, faux. Sa peine terminée,et rentré dans sa maison, il reconquit vite l'estime de tout le monde par une piété sagace. À son retour dans la vie sociale, personnene lui marqua de froideur ni de mépris. Les familles les plus honorables le reçurent, comme un vieil ami qui revient d'un long voyage.Lui-même parlait de son absence, avec des airs calmes et lointains.On le considérait beaucoup.Et quels talents !Aucun ne savait mieux que lui organiser une fête religieuse, mettre en scène une procession, décorer un reposoir. Il était l'âme detoutes les fêtes, ayant beaucoup d'imagination et de poésie, et les cantiques qu'il composait spécialement pour les cérémoniesliturgiques, devenaient rapidement populaires. On les chantait, non seulement à l'église, mais encore, dans les familles, le soir, autourdes tables de veillées, en mangeant des châtaignes arrosées de cidre doux. M. Sosthènes Martinot fut naturellement chargéd'exécuter le plan de la fête, en l'honneur de saint Latuin. J'ose dire que ce fut admirable.Il vint, un matin, à la maison, et dit à mon père :– Je vous demande Georges... j'ai besoin de Georges... Oui, j'ai pensé que Georges, comme tambour, pourrait conduire laprocession... Il n'est pas grand... Ce n'est pas un tambour-major... mais il bat très bien... il bat d'une façon extraordinaire, pour sonâge... Et c'est un honneur que j'ai voulu lui réserver...Joignant les mains, comme un saint en prière, il reprit :– Quelle fête, mon cher ami ! Six arcs de triomphe, pensez donc ?... J'ai déjà tout le plan... ensemble et détails... dans ma tête... Laprocession, conduite par Georges ira recevoir Monseigneur et les saintes reliques, sur la route, au Moulin-Neuf. La musique de lapension jouera des marches que j'ai faites... des chœurs de jeunes filles, portant des palmes d'or, chanteront les cantiques que j'ai
faits... Un groupe de druides enchaînés !... Et les bannières ! Et ça! et ça, et ça ... Ce sera beau comme une cavalcade... Voulez-vousque je vous chante mon cantique principal ?Sans attendre la réponse, M. Martinot entonna d'une voix fausse :Au temps jadis, d'horribles DieuxTrônaient partout sur nos montagnesEt les chrétiens, dans nos campagnes,Tremblaient sous leur joug odieux.Ô père tendreQui pourra rendreLes cieux plus doux ?Saint Latuin, ce sera vous,Ce sera vous.Saint Latuin, honneur à vous.Jésus, mon Dieu, vous donna la victoire.Jésus, mon Dieu, vous reçut dans sa gloire.Saint Latuin, honneur à vous, bisSaint Latuin, priez pour nous. bisMon père était ravi. Il remercia M. Martinot avec effusion.Quand mon père m'apprit la nouvelle, je pleurai très fort.– Je ne pourrai jamais... bégayai-je...Non pas que j'eusse le sentiment de mon impuissance, mais j'éprouvais réellement le sentiment du ridicule profond où j'allaism'enfoncer.– On peut ce qu'on veut ! prononça mon père héroïquement... Travaille... applique-toi... Comment, une procession pareille, une fêteunique, et toi en tête !... Et tu pleures ! Tu ne te rends donc pas compte de l'honneur que l'on te fait ?... Tu n'as donc pas d'amour-propre pour ta famille ?... Sapristi !... Il ne m'est jamais arrivé une chance pareille, à moi !Ma mère, mes sœurs, ma tante me raisonnèrent, me firent honte de ma faiblesse. Ma tante surtout se montra particulièrementexaltée...– Si tu ne veux pas... cria-t-elle... écoute bien... je te reprendrai ton tambour... Je le donnerai à un pauvre...– C'est ça ! C'est ça ! On lui reprendra son tambour ! dit en chœur toute ma famille...Je me résignai. Et durant un mois, tous les jours, je piochai mon tambour, douloureusement, sous la conduite du menuisier qui, jalouxde n'avoir pas été désigné par M. Martinot, répétait, à chaque minute :– Si ça ne fait pas pitié !... Un gamin comme ça !... Un gamin de rien !... Un gamin tout petit !... Et moi qui étais à Sébastopol !...Le grand jour arriva, enfin. Il y avait, dans la petite ville, une animation insolite et fiévreuse. Les rues étaient pavoisées, les chausséeset les trottoirs jonchés de fleurs. D'immenses arcs de verdure, reliés par des allées de sapins, donnaient au ciel, à l'horizon, auxmaisons, à toute la nature, d'impressionnants aspects de mystère, de triomphe et de joie.À l'heure dite, le cortège s'ébranla, moi en tête, avec mon tambour. J'étais bizarrement harnaché d'une sorte de caban dont lecapuchon se doublait de laine rouge. Une fantaisie de M. Martinot qui trouvait que le caban avait quelque chose de militaire ets'harmonisait avec le tambour. Il pleuvait un peu ; le ciel était tout gris.– Allons ! me dit M. Martinot... du nerf !... de la précision !...À partir de ce moment je n'ai plus de cette journée fameuse que des souvenirs confus. Je me rappelle qu'une immense tristessem'envahit. Tout me paraissait misérable et fou. J'aurais voulu m'enfuir, me cacher, disparaître, tout d'un coup, dans la terre. Mais M.Martinot me harcelait. Je l'avais sans cesse derrière moi, qui me disait :
– Du nerf !... battez plus fort !... On n'entend rien...La pluie détendait la peau de mon tambour, qui, sous le roulement accéléré des baguettes, ne rendait que des sons étouffés sourds,lugubres...Je ne vis pas l'évêque, je ne vis pas le reliquaire. Je ne vis rien, rien qu'une grande chose vague, où d'étranges figures s'agitaient,passaient et disparaissaient sans cesse. Je n'entendis rien, rien qu'un bourdonnement confus de voix lointaines, de voix souterraines.Je ne voyais et je n'entendais que M. Martinot, le crâne rouge de M. Martinot, conduisant l'orchestre, poussant les druides enchaînés,dirigeant les chœurs de jeunes filles qui chantaient :Au temps jadis, d'horribles dieux...Et je battais du tambour, machinalement d'abord, puis avec rage, avec frénésie, emporté dans une sorte de folie nerveuse, dans unvertige où ma conscience s'anéantissait.Cela dura longtemps, cela dura un siècle, à travers des routes, des chapelles, parmi des fantômes...Le soir, le curé offrait un grand dîner. Je fus présenté à l'évêque.– C'est le petit garçon qui a joué si bien du tambour, Monseigneur ! dit le curé, en me donnant une tape amicale sur la joue.– Ah ! vraiment ! fit l'évêque... Mais il est tout petit !Et lui aussi me donna une tape sur la joue.Le grand vicaire fit comme l'évêque ; et tous les convives qui étaient plus de vingt, firent comme le grand vicaire...– Vois-tu ! me dit mon père, au comble de la joie... M'écouteras-tu, une autre fois ?...Comme je ne répondais pas, mon père ajouta d'une voix sévère :– Tiens ! tu ne mérites pas ce qui t'arrive !...Le lendemain matin je fus pris de la fièvre... Une méningite me tint, longtemps, entre la vie et la mort, dans le plus affreux délire. Jen'en mourus pas, hélas !Telle fut mon entrée dans la vie.L'Écho de Paris, 18 octobre 1892Dans le ciel : 6La maladie avait, en quelque sorte liquéfié mon cerveau ; dès que je penchais la tête, il me semblait qu'un liquide se balançait contreles parois de mon crâne comme dans une bouteille remuée. Toutes mes facultés morales subirent un temps d'arrêt, une halte dans lenéant. Je vécus dans le vide, suspendu et bercé dans l'infini, sans aucun point de contact avec la terre. Je demeurai longtemps en unétat d'engourdissement physique et de sommeil intellectuel qui était doux et profond comme la mort.Sur l'avis du médecin, mes parents, inquiets et honteux de moi, me laissèrent tranquille. J'abandonnai les leçons de tambour, ettoutes autres leçons qui m'étaient une insurmontable fatigue. Ce fut pour moi une époque d'absolu bonheur, et dont je n'aivéritablement conscience, par le souvenir, qu'aujourd'hui. Durant plus d'un an, je savourai – incomparables délices de maintenant ! –la joie immense, l'immense joie de ne penser à rien. Étendu sur une chaise longue, les yeux toujours fermés à la lumière, j'avais lasensation du repos éternel, dans un cercueil. Mais la chair repousse vite aux blessures des enfants; les os fracturés se ressoudentd'eux-mêmes ; les jeunes organes se remettent promptement de leurs secousses ; la vie a bientôt fait de rompre les obstacles quiarrêtent, un moment, le torrent bouillonnant de ses sèves. Je repris des forces, et, mes forces revenues, je redevins la proie del'éducation familiale, avec tout ce qu'elle comporte de déformations sentimentales, de lésions irréductibles, et d'extravagantesvanités. Pourtant, j'obtins de mon père que je ne continuasse plus mes études sur le tambour. Et le tambour, malgré les heuresd'orgueil – vite oubliées – qu'il avait données à ma famille, fut relégué, en compagnie de la flûte et du cornet à piston, dans la nuittombale d'un vieux coffre à bois. Alors, j'entendis tous les jours, et presque à toutes les heures, mon père, ma mère, mes sœurs, matante, mes maîtres, à propos de choses que j'avais faites, ou que je n'avais pas faites, dire sur un ton à moitié irrité, à moitiécompatissant : « C'est désolant... Il ne comprend rien... Il ne comprendra jamais rien... Quel affreux malheur pour nous que cetteméningite ! » Et ils regardaient avec effroi, mais sans oser me les reprocher – car c'étaient de braves et honnêtes gens, selon la loi –les morceaux que je mangeais, que je dévorais avidement, dans le silence des repas, et dont ils savaient qu'ils ne seraient jamaispayés !Loin que ma sensibilité eût été diminuée par le mal qui avait si intimement atteint mes moelles, elle se développa encore, s'exagérajusqu'à la trépidation nerveuse. Tout me fut une souffrance, car je n'avais pas encore le sentiment, si rassurant, si égoïste, de labeauté éparse dans les choses, de la beauté qui, seule, suffit à expliquer, à excuser ce malentendu, ce crime : l'univers. Je cherchaisje ne sais quoi dans la prunelle des hommes, au calice des fleurs, aux formes si changeantes, si multiples de la vie, et je gémissaisde n'y rien trouver qui correspondît au vague et obscur et angoissant besoin d'aimer qui emplissait mon cœur, gonflait mes veines,tendait toute ma chair et toute mon âme vers d'inétreignables étreintes, vers d'impossibles caresses.Une nuit que je ne dormais pas, j'ouvris la fenêtre de ma chambre, et m'accoudant sur la barre d'appui, je regardai le ciel, au-dessusdu jardin noyé d'ombre. Le ciel était couleur de violette, des millions d'étoiles brillaient. Pour la première fois, j'eus conscience de
cette formidable immensité, que j'essayais de sonder, avec de pauvres regards d'enfant, et j'en fus tout écrasé. « Le silence éternelde ces espaces infinis m'effraya » ; j'eus la terreur de ces étoiles si muettes, dont le pâle clignotement recule encore, sans l'éclairerjamais, le mystère affolant de l'incommensurable. Qu'étais-je moi, si petit, parmi ces mondes ? De qui donc étais-je né ? Etpourquoi? Où donc allais-je, vil fétu, perdu dans ce tourbillon des impénétrables harmonies? Quelle était ma signification ? Etqu'étaient mon père, ma mère, mes sœurs, nos voisins, nos amis, tous ces atomes emportés par on ne sait quoi, vers on ne sait où...soulevés et poussés dans l'espace, ainsi que des grains de poussière sous le souffle d'un fort et invisible balai ?... Je n'avais pas luPascal – je n'avais rien lu encore – et quand, plus tard, cette page que je cite de mémoire, me tomba sous les yeux, je tressaillis dejoie et de douleur, de voir imprimés si nettement, si complètement, les sentiments qui m'avaient agité, cette nuit-là...« Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de touteschoses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme : et cette partie même de moi qui pense ce que je dis,et qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers quim'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en unautre, ni pourquoi le peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point, plutôt qu'à un autre, de toute l'éternité qui m'aprécédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'engloutissent comme un atome, et commeune ombre qui ne dure qu'un instant sans retour ... »Toute cette nuit-là, je restai appuyé contre la fenêtre ouverte, sans un mouvement, le regard perdu dans l'épouvante du ciel, et lagorge, si serrée que les sanglots, dont était pleine ma poitrine, ne pouvaient s'en échapper, et me suffoquaient. Mais le matin enfinreparut ; l'aube se leva, et avec elle la vie qui dissipe les songes de mort. Des portes s'ouvrirent, des volets claquèrent sur les murs;une pie s'envola d'une touffe de troènes ; les chats, bondissant dans l'herbe, rentrèrent de leurs chasses nocturnes. Je vis la bonne,qui balaya le seuil de notre maison; je vis ma sœur aînée qui porta sa cage à serins, sur une petite table du jardin, près de la pelouse,et se mit en devoir de la nettoyer, d'en changer l'eau dans les godets. Les serins pépiaient, et ma sœur leur répondait d'une voixaigre, car sa voix, même dans l'émotion, même dans la tendresse, gardait une intonation de glapissement mauvais. De la fenêtre oùje l'observais, elle était hideuse, ma sœur. Sa silhouette revêche chagrinait le réveil si pur, si frais du matin, par la discordance d'unsale bonnet de nuit et d'une camisole fripée. Son jupon noir, mal attaché aux hanches, pendait, d'une façon désagréable, surd'impures savates qui traînaient sur l'allée, pareilles à de répugnants crapauds. Elle avait une nuque méchante, un profil dur et sec devieille fille, un crâne obstiné. Je ne sais pourquoi elle m'irrita, plus que de coutume. J'aurais voulu la battre, j'aurais voulu, à coups demarteau, faire pénétrer dans ce crâne un peu de la clarté de ce virginal matin... Je descendis au jardin, et courant vers elle, presquemenaçant, je lui empoignai le bras, et criai :– Sotte !... sotte !... sotte !... Tu ferais mieux de regarder les étoiles, la nuit...Ma sœur poussa un cri, effrayée de ma voix, de mon regard, et s'enfuit en appelant : « au secours ! »Ce jour-là, j'accompagnai mon père aux obsèques d'un vieux fermier que je ne connaissais pas. Au cimetière, durant le défilé devantla fosse, je fus pris d'une étrange tristesse. Je quittai la foule des gens qui se bousculaient et se disputaient l'aspersoir, et je courus àtravers le cimetière, trébuchant sur les tombes et pleurant à fendre l'âme d'un fossoyeur. Mon père me rejoignit.– Eh bien ?... Qu'est-ce que tu as ?... Pourquoi pleures-tu ?... Pourquoi t'en vas-tu ?– Je ne sais pas !... Je ne peux pas...Mon père me prit par la main et me ramena à la maison.– Voyons ! raisonna-t-il. Tu ne le connaissais pas, le père Julien ?– Non...– Par conséquent, tu ne l'aimais pas ?– Non...– Ça ne peut pas te faire de la peine qu'il soit mort ?– Non...– Alors, qu'est-ce qu'il te prend ?... Pourquoi pleurer ?– Je ne sais pas...Et mon père ajouta, après un silence, d'une voix plus sévère :– Ce n'est pas bien, ce que tu fais là !... Tu ne sais quoi inventer pour me mortifier ! Je ne suis pas content du tout... Ce matin tu dis àta sœur on ne sait quoi... maintenant tu pleures à propos de rien... Si tu continues, je ne t'emmènerai plus jamais avec moi...L'Écho de Paris, 25 octobre 1892Dans le ciel : 7À cette époque, un grand changement survint en notre existence. Mes parents, se trouvant trop à l'étroit, dans notre petite maison,achetèrent une propriété plus vaste et qu'ils convoitaient depuis longtemps. Il y avait une grille, de très vieux arbres, une charmille, unverger, et parmi des rocailles écroulées, les restes d'un ancien jet d'eau ; l'habitation, toute blanche, avec son haut toit d'ardoise,
offrait, de la route, au regard des promeneurs, un aspect imposant et presque « seigneurial », disaient mes sœurs. De fait, cettemaison nous classait, dans le pays, nous élevait d'un rang au-dessus des petits bourgeois non hiérarchisés. Mes sœurs prenaientdes airs plus hautains, et déjà jouaient comiquement à la grande dame. Elles espéraient aussi – espoir formellement partagé partoute la famille – trouver avec le prestige de cette maison, de sortables maris.Mais tout cela ne s'était pas accompli sans de longues réflexions, sans de longues et émouvantes et angoissantes hésitations.Durant des mois et des mois, on avait pesé le pour et le contre, élevé d'inextricables objections, établi des comptes enchevêtrés,mesuré la hauteur des plafonds, la largeur des fenêtres, la profondeur des placards, sondé la solidité des murailles, espionné letirage des cheminées... surtout ma mère qui manquait, en toutes choses, de décision. Elle ne pouvait, ma mère, se résoudre àprendre un parti, même dans les actes les plus ordinaires, les plus renouvelés de la vie de ménage; et, pour l'achat d'une robe, d'unpaquet de navets, d'une pelote de fil, elle ne cédait, après des soupirs et des froncements de sourcils, que talonnée par la nécessité.Je me souviens encore des inénarrables négociations qu'elle ouvrit avec un cordonnier, pour l'achat d'une paire de bottines; cesnégociations durèrent deux ans, pendant lesquels je marchai avec des chaussures trouées.L'affaire terminée, l'acte de vente signé, ma mère fut comme écrasée de sa hardiesse. Non, cela n'était pas possible ! Cetterésolution irréparable, qui coupait court aux réflexions, aux objections, aux hésitations, aux mais, aux si, aux car, lui parut une surpriseviolente, une criminelle effraction de sa volonté, quelque chose comme une catastrophe soudaine, terrible, à laquelle il étaitimpossible de s'attendre. Et sans cesse, elle gémissait :– Une si grande maison !... Et peut-être de l'humidité... Et tant de terrain... Ah ! mon Dieu ! qu'allait-on devenir, là-dedans ?La pensée d'une installation nouvelle, discutée pourtant, prévue dans ses plus méticuleux détails, l'accabla comme une tâche troplourde pour elle, lui cassa les bras, lui aplatit le cerveau. Elle chercha des moyens bizarres, de rompre le marché.– Mais, puisque c'est signé ! disait mon père... puisque tu as signé, voyons !– J'ai signé, j'ai signé... reprenait ma mère... Eh bien, ce n'est pas une raison... Je puis m'être trompée... Il doit y avoir des motifsd'annulation... D'abord, je n'ai pas signé de bon cœur... Et puis admets que la toiture s'effondre demain...– Eh bien ?– Eh bien, je dis que cela n'est pas juste... qu'on aurait pu attendre... et que si tu voulais bien...Et comme mon père, impatienté, haussait les épaules :– Oh ! toi ! je sais ! reprochait ma mère... Toi, d'abord, tu n'as jamais su ce que c'est que l'argent...Il lui fallut plusieurs semaines pour s'habituer à cette effarante idée que le marché était irrévocable, qu'il n'y avait pas à y revenir, ainsique mon père le lui expliquait, le code en main. Enfin, un beau jour, elle finit par déclarer :– Après tout !... Nous avons été si longtemps gênés et mal à l'aise que nous pouvons bien nous donner le plaisir d'un peu deconfortable...– Bien sûr !... appuya mon père... Et te voilà, enfin, raisonnable... Mon Dieu, la vie n'est pas déjà si longue ! Un peu de bon temps,va... ça n'est pas de trop... quand on le peut.– Ça c'est vrai ! conclut ma mère, rassurée et joyeuse... Et puisque les enfants sont contents !... Avoue tout de même que nous noussommes trop précipités... Et puis, cette grande maison, jamais nous ne pourrons l'entretenir, avec nos deux domestiques...– Mais si ! mais si !... Tu prendras une petite fille, en plus, une petite fille de dix francs par mois...– Enfin, pourvu qu'on soit heureux, pourvu qu'on soit bien !À partir de ce moment, ma mère, sérieuse et active, rôda dans la maison, s'arrêtant devant chaque objet, ayant avec chaque chosed'étranges colloques.Un matin, elle dit, au déjeuner, très grave :– Il va falloir faire de grandes économies... J'ai beaucoup réfléchi. Ainsi, le salon... Nous n'avons pas besoin d'un salon... Nous voyonssi peu de monde... On pourrait vendre les meubles du salon...– Oh ! mère ! fit ma sœur aînée... Moi je pensais qu'on l'aurait arrangé encore mieux...– Est-ce toi qui paies ? dit ma mère, avec un regard dur... Tais-toi... c'est comme ton piano !... Tu n'en joues jamais... À quoi sert-il tonpiano ?... Oui, pas d'encombrement ! J'en ai assez !– Mais, petite mère... le piano, tu l'as acheté avec nos économies, nos petits cadeaux du jour de l'an... Si je n'en joue pas, c'est parceque tu ne veux pas que l'accordeur vienne pour le réparer... Enfin, il est à nous le piano...– Rien n'est à vous ici, entendez-vous ?... gronda ma mère.Et s'adressant à mon père, qui ne disait mot :– C'est comme le cheval, la voiture... Qu'avons-nous besoin de cela ?... Nous ne sortons presque jamais... Je crois que nouspourrions les vendre... Cela ferait une fameuse économie...
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