L'oncle de Juliette attendait les pêcheurs à l'entrée du parc, assis sur le banc d'où il tirait tout gibier et qu'on repeignait à la hâte dans les trois seuls jours de l'année où aucune chasse n'est permise. Il donna à leur vue tous les signes que doit provoquer un passage de fiancés. Il les visa de sa canne, il s'embrassa bruyamment la main. L'oncle de Juliette, dont il ne sera plus jamais parlé ici, était un de ces personnages à peine épisodiques, qui ne jouent dans les romans aucune espèce de rôle, mais qui, bien plus que les héros, inspirent le désir irrésistible de connaître la date et le jour de leur naissance, tous leurs prénoms, leurs principaux vices, et naturellement, avec plus de détails encore, tous les faits, gestes et signes particuliers de leurs ascendants. L'oncle de Juliette était de la ville de France où les chapeliers fixent de petites glaces au fond des chapeaux pour que le possesseur, en visite, puisse corriger sa toilette. Né le 21 février 1857, quand il était privé de son chapeau, il avait pris l'habitude de regarder la paume de sa main. L'oncle de Juliette ne bégayait pas, ne zézayait pas, ne zozottait pas. Confirmé le 12 juillet 1859, du doigt léger de Mgr de Valloux, sur la joue encore rouge où son oncle... (l'oncle de l'oncle de Juliette, autre personnage plus épisodique et plus insignifiant encore, mais ne nous laissons pas entraîner), il n'avait d'autre originalité que son affection pour les traîtres célèbres. Il leur avait réservé son parc. La plupart des allées en étaient dénommées d'après ceux qui ont trahi avec quelque éclat le devoir, la patrie, la religion, et chaque année il élevait dans quelque rond-point, choisi au prix de gros sur le catalogue d'un marbrier funéraire, un monument. A droite du banc des bécasses c'était, par exemple, la stèle brisée de Jean de Ligny, qui livra Jeanne aux Anglais. Dominant la cressonnière, le monument de Judas, petit obélisque en granit des Vosges à oreillettes de fonte auxquelles il attachait son chien, le transformant d'ailleurs ainsi en monument de la fidélité. Sur l'île, entre les ifs, le bélier égyptien dédié au Connétable de Bourbon, le plus respecté et le plus choyé, car il était originaire du pays. A part Judas, en somme, et Talleyrand, presque tous des militaires. Le long du canal, quelques colonnades vouées non plus aux traîtres, mais aux traîtrises et félonies, aux abstractions : renversement des Alliances, conduite des Saxons à Leipzig, dissolution du cabinet Leygues. Sous tant de sarcophages, pierres et buttes, ne reposait qu'un seul corps, celui d'un paysan du bourg, insoumis, mais revenu mourir au pays et que le curé avait expulsé du cimetière. Le parfum de l'enfer flottait sur ce clos mi-bourbonnais mi-auvergnat, inscrit entre le sombre Puy Chopine et le plomb de Chan-telle, et qui correspondait exactement par ses locataires à l'un des cercles de Dante ; mais, au lieu des âmes incolores des réprouvés, volaient des faisans, que l'oncle félicitait tout haut d'avoir trahi les Indes, des paons, infidèles à la Perse, et plusieurs fois l'an l'oncle de Juliette, président de philharmonique, y faisait jouer des polkas et mazurkas de sa composition intitulées Waterloo ou Azincourt... Car les défaites étaient pour lui des trahisons du sort. Tel était l'oncle de Juliette, personnage épisodique s'il en fut, qui réclamait, fidèle à ses traîtres, d'être enterré dans son propre parc, dont je puis donner les dates complètes d'état civil, puisqu'il vient de mourir au début de ce mois, le 7 juin 1924, et dont il ne sera plus jamais parlé, et nulle part.