Koman sa sécri émé
65 pages
Français

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Koman sa sécri émé , livre ebook

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Français

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Description

Dix-huit nouvelles, dix-huit instantanés de la vie moderne où l'ironie et la tendresse se mêlent pour nous faire pleurer ou rire.





Qui n'a jamais rêvé de mettre un visage à la voix sensuelle de la SNCF, qui accompagne nos départs et nos arrivées dans toutes les gares du pays ? Ce monsieur trop seul a tout mis en œuvre, lui, pour parvenir à la rencontrer. Elle, la seule femme qui semble s'intéresser à lui, lui être fidèle, ne jamais manquer à un rendez-vous lorsqu'il va prendre le train. En vain. Il a juste réussi à découvrir son prénom : Simone. Mais c'est assez de ce nom pour couronner leur complicité, et la remercier le jour où, priant les passagers de s'écarter de la voie, elle le sauve du suicide... De recueil en recueil, Annie Saumont continue inlassablement d'explorer les mille chemins de la langue, d'inventer des formes surprenantes pour ses récits lapidaires, parfois cruels, souvent drôles, toujours investis d'une émotion puisée dans ce précieux matériau : son humanité. Un conteur joue avec l'attente de son auditoire, faisant d'une banale histoire de lettre égarée un véritable thriller moyenâgeux, et c'est Annie Saumont qui se joue de nous, lecteurs en mal d'extraordinaire. Un soldat prisonnier de guerre libéré sur parole égaré dans la campagne française s'entiche d'une petite fille de huit ans, et attend romantiquement pendant dix ans qu'elle grandisse (et se marie avec un autre) : et c'est encore Annie Saumont qui se moque de notre tendance à chercher le sordide plutôt que le beau dans cette innocente histoire d'amour.





TCHATCHE Le Français moyen mesure 1,72 m et pèse 75 kg. Depuis vingt ans il a pris 3 kg. La Française moyenne mesure 1,60 m et pèse 60 kg. Depuis vingt ans elle a perdu 600 g. A fallu qu'elle se donne du mal. Bon. Tu vois c'est chouette le journal qu'ils se paient, les parents, ça nous apprend des choses. T'as eu raison de leur piquer. Oui mais qu'est-ce qu'il va dire mon père, avec son mètre 85 et ses 120 kg. Sûr qu'il t'écrase comme un moustique pour avoir fouiné dans sa serviette de type au petit boulot zen qu'à le temps de lire les nouvelles pendant les heures de bureau. Lorsqu'il rentre le soir il dit qu'il est crevé. Il ment ? Ça peut mentir un fonctionnaire ? Ma mère a pas maigri de 600 g en vingt ans elle dit qu'il y a vingt ans elle était comme un fil. La mienne aussi. La mienne prétend qu'elle a grossi parce qu'elle a fabriqué des mômes. Ce baratin du journal sur les omega 3 elle s'en colle. Au recensement des familles nombreuses on a noté une diminution de moitié dans les quinze dernières années. C'est que les femmes elles tiennent à être top. Galère. La faute à nous leurs chers petits qu'on les remplit pendant leur grossesse et même elle produise de la graisse pour qu'on se prélasse sur des coussins. J'ai du mal à me figurer que j'ai passé neuf mois dans le ventre de ma mère. Maintenant, rien que mes panards du 42, comment je pourrais les caser ? Le 42 c'est en baskets. T'as jamais été dans son ventre en baskets. Vingt-trois millions de Français portent des lunettes. Moi non. Moi, ma grande sœur elle a braillé, Nous fais pas le coup. Commence pas à te plaindre de rien voir au tableau, va pas inventer que t'es myope ou astig. Te reste un an à durer au LP, après tu t'en fiches de pas pouvoir lire. Les carreaux c'est remboursé que dalle par la sécu. Demande une place au premier rang. Tu te tiendras tranquille, en plus. Tiens elle dit ça ta frange ? La laisse pas jouer à la cheftaine. L'espérance de vie pour les hommes est de soixante-dix-sept ans. Quatre-vingt-six ans pour les femmes. Quand le father aura soixante-dix-sept ans, la mama ça lui fera – attends, je calcule – soixante-quatre si je me suis pas trompée. Ses treize ans de bonus faudra qu'elle les occupe. Je te parie qu'elle ira se chercher rapide un autre mec. Pour descendre la poubelle. L'assurance-vie de mon père qu'a foiré (c'est grave mais le bonhomme aux papelards il était chiant qui s'amène un dimanche à l'heure de l'apéro) si mon père avait signé on aurait peut-être été cap de changer un jour de quartier, ciao ce foutu HLM. La douche de la salle d'eau marcherait impec. Vide-ordures sur le palier. On embaucherait un SDF pour sortir le cador. Hey, le clebs sera mort aussi, ça vit pas plus de quinze ans. Tant mieux, il pue. 55 % des Français ont près d'eux un animal de compagnie (record d'Europe). Oui un chat un chien mais parfois un singe ou un serpent. Paraît que les serpents ont pas d'odeur. Malgré leur sang qu'est glacé, leur présence vous réchauffe. C'est câlin ça entoure. Moi je voulais un hamster et mon père hurle que non, pas d'animaux qui rongent. Arthur il en a un. Arthur il a tout ce qu'il veut. Il prétend que son dab a peur qu'il se planque chez les vieux de ses vieux donc lui refuse rien. Il écoute Johnny au Zénith. Tu l'as entendu, toi, Johnny ? Ben non –– ben oui à la télé avant la panne, une télé en noir et blanc qu'était sur le tas des objets encombrants un mardi, jour où les éboueurs les ramassent. Qu'est-ce qu'ils en font ? Ça doit aller à l'incinération, à moins que s'en trouvent pour les rafistoler, des gars habiles de leurs mains et surtout des fans du brico comme mon copain. En France la moitié des citoyens ne savent pas de quel siècle était Victor Hugo. Tu vois, Fred par exemple, il sait pas. Il dit, Hein ? Quoi ? Victor quoi ? Tu connais ? Arrête de te marrer, toi-même jurerais-tu que Victor Hugo est encore en vie ou tu le ranges au Père Lachaise ? T'as tout faux, l'ont mis au Panthéon. Ce mec qu'a écrit des bouquins, des tonnes. Depuis sa naissance Fred a lu néant. Sauf l'année dernière aux vacances, il a pas joué au beach-volley sur le parking de la cité parce que du matin au soir il potassait Harry Potter. Il dit que plus tard il sera magicien. Il a capté des trucs d'enfer. Un travailleur sur trois a déjà été au chômage. 12 % au cours des six derniers mois l'étaient encore. Les trucs d'enfer ça pourrait être d'empêcher qu'un smicard soit balancé par son chef. Moi mon père a passé les concours, il est safe. Le mien, ça dépend du patron qui tout d'un coup s'est pris d'une envie de Roumains et se démène pour leur obtenir le permis. Un soir il a serré une fille de Bucarest qui zonait en boîte. Elle a froidement insisté pour qu'on embauche sur le chantier des gars de son pays qui sont extra, polis et tout elle raconte. C'est seulement qu'ils savent pas encore dire en français qu'on les emmerde. 6 % des logements citadins n'ont pas d'eau chaude. Ce serait une bonne raison pour pas se laver de l'hiver. Tu parles. En hygiène le prof aurait la réponse qu'on peut se laver à l'eau froide, ça provoque une réaction échauffante. Après on se balade dehors avec juste un tee-shirt et on se tape la crève. Arthur l'a chopée, ce crétin. Il est sous ses draps un thermomètre dans le cul, son cousin lui a dit que ça se met dans la bouche. Risquait de l'avaler, il avait les chocottes. 39 °C Poumons mités. Les spliffs, probable. Manquera le contrôle de géo, s'en tape, il dit que la géo c'est pourrave. Va louper son rendez-vous avec la fille la plus canon de la classe de seconde III Bac Pro Restauration (c'est-à-dire bouffe et service une fois qu'on a mis la table couteau à droite fourchette à gauche et pas oublier la serviette en lotus). 19 % des Français font partie d'une association sportive. Ahmed il fait partie. À cause du maillot, la couleur qui le branche. Il est souvent sur la touche. Un maillot comme neuf, il essaie de pas le dégueulasser. L'autre jour au foot quand t'as feinté il est tombé dans la gadoue, Ahmed était frapadingue. Une colère de Zarrbi qui disjoncte. Entre ses dents râlait que ça pourrait bien saigner. Ahmed le Zarrbi total ou bien tu crois qu'il est 93 de par son vrai père inconnu quand sa reum s'est tirée ? Pour l'instant en conclusion 81 % des Français ont rien à voir avec une association sportive. Faudrait d'abord décider si l'Ahmed on l'élimine, ça complique les calculs. Restons-en à 19 % qui aiment se remuer un peu. Dans ce pays on manque de muscles. C'est comme ça que le père de Bagaboudou natif du Mali s'accorde le droit d'annoncer que les Blancs sont chtarbés. Son fils le répète à l'école et le prof principal lui commande de copier cent fois Je ne tiendrai plus de propos racistes. Le père à Baga il était chef de la tribu quand les hommes de la tribu avaient pas encore passé l'océan pour débarquer comme techniciens de surface (qu'on les appelle). Ça leur plaît le vert fluo de l'uniforme en plastique. Ou bien ils ont dans l'idée de récupérer toutes ces choses esquintées que leur sorcier remettrait en marche. Y a pas besoin d'être sorcier d'Afrique. Ma mère elle dit, Ce type avec ses gris-gris l'écoute pas, il yoyotte. Ma mère elle est pas raciste. Mais le bruit du tam-tam ça l'assomme. Elle est française. Elle travaille dans une boutique de sacs et valises (gros/demi-gros) rue du Temple chez les Chinois. Rare qu'ils emploient une vendeuse pas yellow. Ces Chinois-là sont nés en France, sont des Français comme tout le monde. Je vois pas pourquoi je raconte ma vie. Celle de ma mère. Et pourquoi toi aussi tu brûles de raconter. C'est à cause du journal à ton père avec le Tableau de la France moyenne. Un journal qui coûte un euro ou presque. Y en a des gratos. Comme Metro ou Paname. J'ai un oncle quand il vient nous voir il apporte le sien et il dit qu'il sait lire. De la main droite il se cramponne à son sandwich aux cornichons en suivant sur la page d'un doigt de l'autre main le texte des petites annonces. Il lève la tête et il crie napiyèmé chié tchégoch (ça veut dire on va boire un coup, bon quelque chose dans ce genre). Il est polonais. Ma tante c'est la seule femme du quartier qu'a épousé un Polonais qu'est jamais allé à l'école. Moi ma mère elle reçoit des lettres en français d'un ouvrier agricole qu'elle a connu dans le temps des petits jobs pour fauchés, les vendanges. Mon oncle le mari de la sœur à ma mère il en a piqué une (de lettres) il m'a demandé de la lui lire mais j'ai vu que ça parlait de baise alors j'ai dit oh là là que c'était salement mal écrit j'arrivais pas à déchiffrer. Les histoires d'amour de ma mère entre temps de cueillir le raisin quand elle avait dix ans de moins je m'en branle. Ton père qu'est-ce qu'il en pense ? Mon père pense pas. Ça fonctionne en automatique, les fonctionnaires. Ma mother elle sort jamais toute seule. C'est le frangin qui pousse son caddie chez Carrefour. Elle a peur des voitures et des rollers. Elle est si grosse, quand faut se bouger elle perd confiance. Elle oublie qu'elle assommerait un costaud de cent kilos avec ses bras comme des massues. Et pour sûr elle est devenue comme ça parce que je suis resté neuf mois dans son ventre. Avant elle était bing bang. Neuf mois et demi. Ça ramène à ce qu'on disait toi/moi, sur les grosses. Avoir une mère des fois c'est pas la fête. Ben non. Mieux que rien, quand même. Nos mères on doit les respecter. Hey, si on allait embêter les keufs ? On va pas durer bras croisés à rouiller en perm. Ce matin dans le journal du paternel y avait une photo qu'est trop bien. Des mecs encagoulés qui s'offraient un casse. Nous aussi ça nous botterait d'occuper la première page. Oui souvent on en a marre d'être que des fils de Français moyens.






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Informations

Publié par
Date de parution 22 décembre 2011
Nombre de lectures 131
EAN13 9782260019398
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0090€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

couverture

DU MÊME AUTEUR

Enseigne pour une école de monstres, Gallimard, 1977.

Dieu regarde et se tait, Gallimard, 1979.

Quelquefois dans les cérémonies, Gallimard, 1981 – Goncourt de la nouvelle 1981.

Si on les tuait ?, Luneau-Ascot, 1984 ; Julliard, 1994, 2004.

Il n’y a pas de musique des sphères, Luneau-Ascot, 1985.

La terre est à nous, Ramsay, 1987 – Prix de la nouvelle de la Ville du Mans ; Gallimard, 1999.

Je suis pas un camion, Seghers, 1989 – Grand prix de la nouvelle de la Société des gens de lettres ; Julliard, 1996 ; Pocket, 2000.

Moi les enfants j’aime pas tellement, Syros-Alternatives, 1990 ; Julliard, 2001.

Le Pont, la rivière, Anne-Marie Métailié, 1990.

Quelque chose de la vie, Seghers, 1991 ; Julliard, 2000 – Prix Nova 1991 pour l’ensemble des recueils de nouvelles.

Les voilà quel bonheur, Julliard, 1993 – Prix Renaissance de la nouvelle, 1994 ; Pocket, 1996, 2004.

Après, Julliard, 1996 ; Pocket, 1998.

Embrassons-nous, Julliard, 1998 ; Pocket, 1999.

Noir, comme d’habitude, Julliard, 2000 ; Pocket, 2002.

C’est rien ça va passer, Julliard, 2001 – Prix des Éditeurs ; Pocket, 2004.

Les derniers jours heureux, Joëlle Losfeld, 2002.

Le lait est un liquide blanc, Julliard, 1995, 2002.

Les Blés, Joëlle Losfeld, 2003.

Un soir, à la maison, Julliard, 2003 – Prix de l’Académie française.

Nabiroga, Joëlle Losfeld, 2004.

Un pique-nique en Lorraine, Joëlle Losfeld, 2005.

ANNIE SAUMONT

koman sa sécri émé ?

images

Corail 1847

Elle a dit, Pardon monsieur. Et puis, Ne bougez pas, ça passe. Déjà je m’étais levé et elle a dit, Excusez. Elle a dit, Ces voitures à couloir central sont assez confortables pour un individu de corpulence normale, mais toute surcharge pondérale exagérée – qui ajoute à l’encombrement – risque de poser des problèmes. Quand il s’agit de se glisser côté fenêtre il y a quelque avantage à être comme moi du genre crevette.

J’ai répondu que la SNCF ne prévoit pas le transport des mammouths. Ni des baleines. Du moins pas en wagons voyageurs. Elle a dit, Oh évitons voulez-vous d’échanger des platitudes. Je n’ai pas caché que le terme me semblait assez mal choisi.

Elle a dit, Bon, je me tais j’ai mon journal. Elle a dit, Merci pour les valises (hissées par mes soins sur le porte-bagages).

 

Non, ce n’était pas Bella. Elle avait des cheveux courts et drus, le teint clair, les yeux vifs, la bouche trop grande. Une saine exubérance. La taille fine sous le tissu soyeux d’une robe aux couleurs agressives. Un sourire ironique. Il lui manquait de la douceur, comme un aveu de tendresse. Ce n’était pas ma belle.

 

Claironnante elle annonçait, L’opposition se mobilise pour les prochaines législatives. Amstrong remporte l’étape. Temps chaud prévu pour le week-end. Menace de grève à la RATP. Crèmes bronzantes en accusation. Une reprise paraît s’accentuer dans l’agroalimentaire.

Elle a replié son journal. Elle a dit, Vous allez où ?

Sans attendre la réponse elle continuait, Moi je descends à Mulhouse. Puis elle racontait, volubile, qu’elle avait eu peur de manquer le train. Elle se dirigeait vers le taxi à l’arrêt près de cet immeuble à Troyes, où elle séjournait depuis une semaine dans le studio d’une copine, quand soudain elle découvrait qu’elle avait oublié ses produits de beauté sur la tablette du lavabo. Elle a tenu à les récupérer. Au retour plus de taxi. Le chauffeur s’était lassé, les valises barraient le trottoir. Elle a soupiré, elle n’avait guère de chance avec les hommes.

 

Pour Bella ni crème ni poudre ni fond de teint. Pas de trousse de maquillage. Le charme discret de Bella ne doit rien à l’artifice. Bella ne prend pas de taxi. Ne part jamais seule en voyage. Ne converse pas avec des inconnus. Cette fille avait de l’aplomb, une vivacité sympathique mais ce n’était pas Bella.

 

Le contrôleur est passé, il a poinçonné mon billet. Elle a fouillé longuement dans son sac pour en extraire le sien, avec la réservation. Le contrôleur a objecté que la place réservée c’était la 32, pas la 57. Et une place côté fumeurs. Elle a dit, Je ne fume plus. Depuis hier. Ou plutôt depuis ce matin. À zéro heure et quelques secondes. Juste après le douzième coup de minuit – cela faisait une semaine qu’elle était chez son amie Josiane qui lui avait prêté son appart et elle venait de boucler ses bagages – elle avait jeté sa dernière cigarette encore rougeoyante dans la corbeille à papier. Elle s’était hâtée d’éteindre le feu avec un coussin brodé par tante Adélaïde – pas sa tante à elle, la tante de Josiane – modèle d’habileté manuelle. Du coussin ne restaient que des cendres. L’histoire n’a pas vraiment réjoui le contrôleur qui l’a toutefois poliment écoutée avant de poursuivre sa déambulation. Elle a répété d’un ton ferme, Je ne fume plus, c’est terminé.

 

Ô Bella. Toi tu n’as jamais fumé, tu n’as jamais mis le feu aux papiers froissés dans la corbeille. Tu ne lutterais pas contre les flammes avec un coussin orné de broderies mais utiliserais une serpillière. Tu fais ce qu’il faut faire. Tu dis ce qu’il faut dire. Non, cette femme trop bavarde et frivole, une crevette frétillante, non cette femme n’est pas ma belle. Vais-je une fois encore – la millième fois – me livrer à ce jeu dérisoire ? Vais-je une fois de plus m’efforcer de prétendre — Ça ne marche pas. C’est sans espoir.

 

Le contrôleur est revenu accompagné d’un vieux barbu qui grommelait que l’air vicié lui donnait des crises d’asthme. Elle a été invitée à libérer le siège qu’elle occupait abusivement. Elle n’a pas protesté, a dit, D’accord, je me tire.

Le contrôleur obligeamment signalait que la dernière voiture était presque vide. Je me devais d’offrir le transfert des valises. Nous avons franchi le soufflet et traversé l’espace jeu. Elle a dit que ces gens de la SNCF ne savent pas quoi inventer afin de prouver que tout est possible. Quelques gamins se disputaient l’accès au tourniquet. Un bébé rose et joufflu caracolait sur le cheval à bascule. Elle a dit, J’ai horreur des mômes, ça gueule et ça bave.

 

Ma Bella, douce compagne, mère attentive tu avances aimable et sereine portant notre fils dans tes bras. Cette femme est une étourdie qui lâcherait la menotte d’un enfant en bas âge au moment où arrive l’autobus. Qui rattrape le petit à la dernière seconde et lui balance une claque pour se calmer les nerfs. Décide de l’emmener au square et puis rentre à la maison en l’oubliant dans le bac à sable.

 

Je l’ai accompagnée jusqu’au bout, tant de places étaient libres, où voulait-elle s’asseoir ? Où mettrais-je les bagages ? Elle a hésité elle a dit, Ici. Et puis, Là. Et encore, Non, plutôt là. C’était lourd. Deux ou trois flexions-extensions pour me relaxer les muscles et j’ai lancé, Bon voyage.

Elle a protesté. Auriez-vous l’intention perverse de m’abandonner dans ce wagon presque désert ? Et si quelqu’un m’agressait ? Apportez vos affaires. L’ordre était péremptoire, j’ai obéi. À mon retour elle a souri, Installez-vous. Tenez, voici mon journal. Mais d’abord bavardons un peu, nous avons sûrement des choses à nous confier.

 

Bella. Comment lui parler de Bella. Ma secrète, mon égérie. Comment dire à cette femme que je connais à peine, comment lui avouer mes fantasmes, lui dire ma belle, ma désirée ? Comment expliquer, faire comprendre sans m’exposer au regard moqueur, au rire sarcastique ?

 

C’est elle qui avait la parole, j’écoutais son discours. Et voilà qu’elle me surprenait, elle trouvait que la vie n’est pas très drôle. Que parfois on se demande ce qui nous retient sur terre, nous tous pauvres humains. Tristes, esseulés, dans la peine. Elle a évoqué ce monde idyllique où l’amour nourrirait comme du pain, rafraîchirait comme de l’eau, l’amour nécessaire comme le pain et l’eau.

Je devais changer de train à Chaumont. J’ai entendu dans l’interphone Chaumont trois minutes d’arrêt, correspondance pour — J’ai frémi. Trois minutes de suspense. Faut-il partir faut-il rester ? D’une voix de miel à présent elle me livrait ses espoirs. C’était peut-être enfin Bella. Je suis resté. Si un nouveau contrôleur s’avisait de me chercher querelle je serais le touriste étranger découvrant soudain sa méprise, My God je m’ai trromppé.

Elle a haussé le ton. Elle a tenu des propos d’un autre ordre. A parlé des caprices de la Bourse, de l’instabilité du marché obligataire, de la baisse du dollar, des soldes monstres aux Galeries Lafayette. Bella où es-tu, mon ange — Et des rapports du tiercé.

Un silence. Elle reprenait son souffle. Je n’ai pas fait de commentaires. Elle a enchaîné les banalités. Peu à peu elle s’est calmée. Elle a bâillé deux ou trois fois, la main sur les lèvres. Sa tête s’est inclinée, a reposé sur mon épaule. Juste avant de fermer les yeux elle a dit, Si par malheur je m’endormais secouez-moi dans une heure, je descends à Mulhouse.

Quelques instants plus tard elle ronflait. Non, ce n’était pas Bella. Elle ronflait fort, pressée contre moi, la crevette. Mon bras droit immobilisé s’engourdissait. Je sentais la chaleur de son corps, je respirais son parfum.

Un glissement dans le couloir : le trolley de la restauration. J’ai commandé une bière. Serviable, l’employé m’a ouvert la boîte de Kronenbourg et j’ai bu gauchement, le gobelet dans la main gauche. L’homme a dit, Ça se voit de toute évidence que vous n’êtes pas un vrai gaucher.

Elle ne s’était pas réveillée. Je n’osais remuer. Son visage sur mon cou, ses cheveux frôlant ma joue, son corps bien réel j’aurais pu l’enlacer. Ce n’était pas Bella. N’importe, moi aussi je descendrai à Mulhouse. Je ne suis qu’un pauvre type qui n’a jamais eu de chance avec les femmes. Mais cette fois — Décidé. Je descends à Mulhouse.

 

Elle a ouvert les yeux. Bientôt elle s’agitait, enjouée, impatiente.

Et j’ai su.

Je serai toujours celui que j’ai toujours été. Le rêveur obstiné, le voyageur solitaire. À travers la vitre, me tournant le dos elle contemplait le paysage. Elle a dit, Nous voilà bientôt arrivés, vous m’aiderez à débarquer mes valises. Après, ça ira. Mon mari vient me chercher à la gare.

 

Lorsque je prendrai le train, la prochaine fois, le 1847 ou un autre, ce sera avec Bella. Tendre Bella, ma bien-aimée. Bella qui voyage sans bagages.

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