L assaut du Curhotel
8 pages
Français

L'assaut du Curhotel

-

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
8 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

Voici un petit récit dans lequel, à moins d'avoir vécu la même chose que moi, il sera sans doute difficile de distinguer où s'arrête la réalité et où commence la fiction.

Sujets

Informations

Publié par
Publié le 08 mars 2014
Nombre de lectures 102
Langue Français

Extrait

Extrait du journal de bord d’un chef d’équipe en mission : Souvenir de l’assaut du Curhotel
Le jour est sur le point de se lever. À travers le rideau de brume matinale et la cime des hauts arbres de la jungle amazonienne, je commence à entrevoir le ciel s’éclaircir. Et ce n’est pas trop tôt ! Cela fait cinq jours que notre section a levé le camp. Cinq jours que trente hommes parcourent la forêt dans l’espoir de mener à bien leur mission insensée. Nous étions tous d’accord sur le fait qu’il nous faudrait plus d’hommes pour réaliser cette opération « coup de poing », mais après nous avoir évalué tout au long des différents stages commando et autres pérégrinations, nos chefs ont unanimement décidé que nous étions les seuls à êtres suffisamment préparés pour faire face à ce qui nous attendait. Il est vrai que nous avons déjà eu à remplir ce genre de mission, toujours avec brio d’ailleurs, mais pour entendre ce village à plus de cent kilomètres de notre campement, c’est qu’il devait être sacrément grand ! Nos craintes ont été confirmées hier soir, quand, sous une pluie battante, nous avons enfin pris position dans la lisière dans la plus grande discrétion. Sous nos yeux ahuris, un spectacle aussi grotesque qu’extravagant nous a été dévoilé. Sans conteste le plus impressionnant de tous ! Partout devant nous grouillaient des clandestins. Hommes, femmes et même des enfants. Ivres et drogués pour la plupart, Brésiliens et Surinamiens allaient et venaient par centaines, sans véritable but apparent, vêtus de simples loques en lambeaux et pourtant indifférents aux trombes d’eau qui leur tombaient sur la tête. Des feux brulaient ici et là, de mauvaises enceintes crachaient de la musique abrutissante en grésillant, et des projecteurs illuminaient le ciel les carbets et le ciel obscurci par les nuages. Plus d’une bagarre avait éclaté durant la nuit. Seuls ou à plusieurs, des hommes ont frappé d’autres hommes, des femmes se sont empoignées par les cheveux, des hommes ont giflé des femmes, des enfants hurlaient… J’avais l’impression de rêver, d’appartenir à un autre monde. Hélas, tout cela était bien réel. Étions-nous vraiment assez nombreux ? Nos chefs avaient-ils vraiment prévu cela ? Quoi qu’il en soit, nous étions arrivés sur la position et il était trop tard pour faire machine arrière. Après une nuit passée à veiller sous la pluie et dans le noir le plus complet, je commence enfin à caresser l’espoir de pouvoir bientôt quitter mon inconfortable position. Ma joie, cependant, est de bien courte durée quand je repense aux raisons qui nous ont poussés à nous rendre ici. En l’espace d’une seconde, je me rappelle de la couleur de l’eau de la crique dans laquelle nous avions l’habitude de nous laver. Je me souviens de la sensation rêche de ma peau une fois sortie du bassin tout comme j’entends encore les vomissements de certains de mes compagnons qui avaient eu le malheur d’en boire par mégarde. Enfin, je me souviens que trop bien de l’odeur nauséabonde qui avait failli me retourner l’estomac quand, lors d’une patrouille fluviale de routine, la coque de notre pirogue a percuté le tapis de plusieurs dizaines, que dis-je, de plusieurs centaines de poissons qui flottaient à la surface de l’eau de certains bras de l’Oyapock. Les plus grands comme les plus petits, les plus gros comme les plus fins, nul ne pouvait espérer survivre face aux quantités délirantes de mercure déversées délibérément dans la nature par les orpailleurs clandestins. Dans ce redoutable enfer vert, à plus de neuf mille kilomètres de chez moi, seuls ces souvenirs marquants m’aident à rester convaincu de la nécessité de ma présence ici, de la nécessité de voir réussir l’opération Harpie. Dissimulé derrière un épais bosquet épineux, j’observe à la lueur de l’aube naissante le village que les Brésiliens et les Surinamiens ont pris le soin de construire, celui-là même que nous sommes venus détruire. Pour se faire, ils n’ont pas hésité à considérablement délester la forêt de ses
arbres. Leurs bâtiments, de simples carbets, sont faits de rondins coupés à la hâte et de morceaux de tôles ayant fait pas moins de dix fois leur temps. À l’intérieur de certains, j’aperçois des hamacs se balancer doucement. En balayant la clairière, je décèle plusieurs bars et restaurants, un cinéma, et pour l’avoir entendu hier, je devine une boite de nuit en retrait. Tout y est ! La diversité autant que l’insalubrité… En effet, des déchets gisent partout. Dans les bâtisses, sur les tables et les chaises éparpillées ici et là, dans la boue. Surtout dans la boue ! Quelle désolation ! Tout en me gardant de faire le moindre bruit, je me redresse d’un cheveu, juste assez pour chasser la fatigue lancinante de mon corps et sentir la sensation de chaleur descendre dans mes jambes. S’en suit le détestable fourmillement quand mon sang put de nouveau y affluer. C’était un mal nécessaire, car bientôt je devrais pouvoir compter sur elles et sur leur vivacité. Un bruit de feuilles écrasées me fait tourner la tête. Pâle comme un linge, les joues creusées et le visage ruisselant de sueur sous son chapeau de brousse malgré la fraicheur de l’aube, le première classe Martinez, mon subordonné, collègue et ami à la fois, adapte aussi sa position en vue de se dégourdir et être prêt à agir le moment venu. Comme moi, il est trempé jusqu’aux os suite à l’averse de cette nuit. Comme moi, il meurt d’envie de se lever et de s’étirer des heures durant. Je suis certain que pour une fois il pourrait aisément rivaliser avec moi dans un concours de craquement d’articulations ! Enfin, comme moi, j’imagine, il n’a pas fière allure en cet instant. Je l’interroge du regard et il me fait signe que tout va bien. Mais je ne suis pas dupe. Un homme qui sort tout juste de l’infirmerie des suites d’une violente crise de Paludisme ne peut pas se sentir bien. Surtout lorsqu’il a parcouru la moitié de l’Oyapock à bord d’une pirogue bringuebalante, défié ses rapides et ses nids de mouches à feu, tantôt cuisant sous un soleil de plomb, tantôt se noyant sous une pluie diluvienne. Et d’autant moins lorsque, à peine sortie de la chaloupe, il a marché durant deux jours à travers la forêt dense avec pour seule nourriture dans le ventre la viande de quelques singes abattus le long de berges. Bien sûr, j’avais rempli mon sac de la plupart de ses affaires, ne lui laissant que ses vivres au cas où nous étions séparés, mais cela ne remplacerait jamais un repos sédentarisé avec un vrai lit et une véritable douche à disposition. Nous avions tenté de le dissuader de nous accompagner, mais il n’a rien voulu savoir. Sachant que la mission serait déjà délicate avec dix hommes de plus, notre chef de section a finalement accepté de l’avoir parmi nous tant qu’il ne nous ralentissait pas. Et jusque-là, je dois dire que le petit a bien caché son malaise. Il a même réussi à nous faire rire en ironisant sur le fait qu’à présent qu’ils cuisaient sur une broche, nous n’avions plus à craindre qu’un singe nous envoie une noix de coco sur le coin de la figure depuis la cime des arbres… Je suis fier de l’avoir sous mes ordres. Il est courageux et sait faire preuve d’abnégation, deux qualités rares de nos jours. Néanmoins, je ne peux me soustraire au fait de garder un œil vigilant sur lui. Je n’ose pas imaginer ce qu’il adviendrait s’il avait une nouvelle crise au beau milieu de nulle part, sans radio ni autre moyen de communication à moins de cinq jours de marche et de navigation. Nous serions dans de beaux draps ! À ma gauche, mon deuxième homme était immobile. Tassé sur lui-même, sa tête pendait mollement sur le côté. Pour quelqu’un de non averti, il ne faisait aucun doute qu’il l’aurait cru assoupi. Mais je le connaissais suffisamment pour savoir que ce n’était pas le cas. De tous ceux avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, le caporal Maréchal est bien le seul à qui végéter durant plus de vingt-quatre heures ne pose pas le moindre problème. Au contraire, m’a-t-il dit un jour, cela l’aide à faire passer le temps en pensant à des jours meilleurs, et ne l’empêche pas d’être attentif à ce qui l’entoure. Je dois avouer que cette faculté m’aurait été bien utile cette nuit…
Un mouvement à l’horizon attire mon attention. La silhouette d’un homme se découpe dans la clarté éphémère de l’aube naissante. Grand et maigre, il est en haillon, et marche pieds nus dans la boue parmi les déchets qui y pullulent. Plus attentif que jamais, je contrôle ma respiration et veille à me fondre dans le décor.
Il vient vers moi ! Martinez l’a vu, lui aussi, ainsi que d’autres, plus éloignés. Tous se tiennent sur leur garde. Je me tourne vers Maréchal pour le prévenir, mais il est déjà sur le pied de guerre. Sans doute plus éveillé que n’importe qui de notre section, ses yeux sont bien ouverts et fixent le brésilien en approche. Je savais que je pouvais compter sur lui ! Sans un bruit, mes mains se resserrent autour de mon fusil. S’il me voit, je devrai agir vite et bien, de sorte qu’il n’émette pas le moindre son sous peine de faire rater toute la mission. Je déglutis. Le fardeau pèse lourd sur mes épaules. Pourvu qu’il ne me voie pas ! Insouciant et visiblement encore endormi, l’homme s’arrête devant le bosquet derrière lequel je suis caché, baisse ce qui lui servait de caleçon et commence à uriner. Je me retiens de jurer, mais je ne peux m’empêcher d’entendre le clapotis régulier de son urine se déverser sur l’enchevêtrement de branches et de ronces avant que celle-ci arrose le sol déjà saturé. Une forte odeur d’ammoniaque monte jusqu’à mes narines et me fait grimacer. Je ne sais pas si je vais savoir tenir. De part et d’autre du brésilien, trente soldats l’observaient en silence, retenant sans doute leur respiration. Probablement encore ivre, l’orpailleur, comme la plupart, a dû passer sa soirée à boire du « Rhum 51 », un alcool directement importé du brésil et qu’il était aussi facile de trouver dans un village clandestin que de l’eau dans une jungle. Finalement, le flot s’atténue puis s’arrête, et le brésilien repart sans déceler qui que ce soit. Même s’ils sont muets, je devine les soupires de soulagement de la section tout autour de moi. Devant nous, le village s’éveille doucement. Un coq faisant peine à voir poussa une série de chants qui fit peine à entendre. Une femme nue sortit d’une maison délabrée pour disparaitre dans un autre. Pas besoin d’être un érudit pour savoir ce qu’elle est ni ce qu’elle a fait de sa nuit. Les légionnaires avec lesquels nous avons eu l’occasion de travailler aiment les appeler les « cuisiputes ». Je trouve que ce seul mot résume parfaitement le rôle des femmes, mais aussi leur place au sein de cette industrie secrète. Rapidement, d’autres femmes apparaissent, parfois suivies d’enfants, et investissent ce qui semble être des bars. Bientôt, j’entends le tintement lointain des ustensiles qui serviront à préparer le petit déjeuner et des bouteilles d’alcool pleines que l’on aligne déjà sur les comptoirs. Quelques instants plus tard, des hommes commencent également à quitter leur hamac et déambulent de-ci, de-là, sans se préoccuper les uns des autres. Si nous n’étions pas là, bientôt retentiraient les machines qui servaient aux clandestins à extraire les ressources du sol guyanais. Non, après ce que j’ai vu, il faut que ça cesse ! Derrière moi, mon chef de groupe nous fait signe de nous tenir prêts. Inspirant un grand coup, je m’assure que mes hommes soient sur le coup. Nous vérifions nos armes et j’acquiesce d’un signe de tête. Les autres chefs d’équipe font de même. Je vois les tireurs de précision retirer le cache de leur lunette, s’assurer du réglage de celle-ci, vérifier la sécurité de leur arme, et prendre ensuite une position plus propice au tir. Chacun sait ce qu’il a à faire. Un genou à terre, j’attends patiemment le signal et en profite pour délier mes muscles engourdis. Sous le joug de l’excitation, ou de la peur peut-être, je sens mes paumes de main devenir moites sous mes gants noirs. Des frissons me parcourent le corps sous mon treillis trempé, moi qui ai toujours pu me targuer de ne pas ressentir le froid ! Je me vois encore sur le promontoire d’un préfabriqué, au Kosovo, totalement impassible alors que je suis torse nu par une température de vingt-sept degrés en dessous de zéro ! Alors, une
question vint me tarauder : comment se fait-il que je n’aie jamais eu plus froid que dans un pays tropical ? Quel paradoxe ! Mais avant que j’ai le temps de rire de mon étrange constat, l’adjudant donne le signal. Le son d’un ampli résonne soudainement dans la clairière, immédiatement suivi du son glaçant d’une alarme de guerre. Aussitôt, les tirs d’avertissement de mon chef de section et des chefs de groupe fusent dans la lisière. Comme on s’y attendait, le village entra en ébullition. Des hommes et des femmes, nus ou presque, sortent des carbets et cherchent à s’échapper dans le désordre le plus complet. Dans leur pays d'origine, les militaires ne sont pas aussi conciliants. Après une brève sommation, leurs tirs arrosent sans distinction qui n’a pas été assez rapide pour fuir. D’où le fait que nous les retrouvions en Guyane… La voix claironnante de l’adjudant Laquais, notre chef de section, nous donne alors le signal d’avancer. Comme un seul homme, nous nous levons, dépassons les obstacles qui nous dissimulaient jusque-là et marchons en ligne vers le village. Une ligne d’hommes en armes et uniformes, tous trempés et aux visages fermés de n’avoir que trop peu dormi. Cela suffit à faire prendre leur distance à la plupart des immigrés et nous les repoussons sans la moindre violence vers le sud-est, vers le Surinam. Parfois, le moteur d’un quad retentit, signe que les clandestins tentent d’emporter ce qu’ils peuvent tant que cela est possible. Conscient que quelques quads de plus ou de moins ne feraient aucune différence quant à la valeur de notre assaut, nous ne nous précipitons pas. De toute façon, nous n’avons pas l’effectif nécessaire pour les en empêcher et nous ne tenons pas à le leur faire savoir. Nous progressons donc à travers le village. Plus nous nous enfonçons, plus je suis surpris. Je distingue au loin la forme de grosses pompes et autres machines d’extraction et comprends que nous ne sommes pas loin du chantier. Nous dépassons deux garages qui n’ont rien à envier aux ateliers de mécanique automobile de la métropole. Plus incroyable encore, je découvre, planté au milieu de nulle part, un réfrigérateur alimenté par un panneau solaire. Quel contraste étonnant dans toute cette pauvreté ! On aurait presque pu croire à un anachronisme tout droit sorti de l’imagination sordide d’un artiste dérangé.
Au moins, tout se déroule correctement. Nos chefs n’avaient peut-être pas tort, après tout. C’est ce que je croyais, du moins, jusqu’à ce que nous décelions une bouteille de gaz placée au centre d’un buché, à seulement quelques pas de notre position. Pris de court, nous sommes contraints de rompre la ligne. Nous tentons de maintenir un semblant d’ordre, en vain. Mes compagnons se cachent derrière des baraques de fortune, se couchent derrière des troncs d’arbres ou tout ce qui est susceptible de les protéger. Séparé de mes hommes, je me roule en boule derrière un tas d’ordures de la taille d’un homme. L’explosion survient quelques secondes plus tard. Elle fut brève, mais violente. Bien que protégé, je sens l’onde de choc se propager dans le sol et mes oreilles se mettent à siffler. Les maisons sont secouées, leur bois craque, les toits s’effondrent. Des débris enflammés volent dans tous les sens et retombent dans la boue ou sur le toit des maisons alentours. Un instant, seul le son angoissant de l’alarme résonne dans le village, puis, les gémissements de mes infortunés compagnons s’élèvent et bourdonnent à mes oreilles. Même si nous étions là pour chasser les clandestins, je ne pouvais rester sourd à la détresse de mes frères d’armes. Je me redresse et balaye la scène du regard. Trois de mes frères d’armes sont au sol. Plus sonnés que blessés, l’un d’eux semble néanmoins en état de choc. Il crie, il implore, je sens un frisson me parcourir l’échine. Ne pouvant me permettre de rester ainsi exposé, je cherche mes hommes et les trouvent adossés au mur de ce qui ressemble à une bijouterie. Ils sont sains et saufs. Sur mes gardes, jambes fléchies et
arme à l’épaule, je quitte ma position pour les rejoindre. C’est alors que je vois plus d’une dizaine de clandestins sortir de leur cachette et nous prendre à partie. Ce que nous redoutions le plus était en train de se produire. En effet, ce village aux dimensions plus que respectables devait probablement être à l’origine d’un trafic particulièrement juteux, si bien que certains orpailleurs, sans doute des chefs qui s’en mettaient plein les poches, n’hésitaient pas à sortir les armes et risquer leur vie pour le défendre. Ils étaient plus nombreux que nous et connaissaient la région. Ils en étaient conscients et ne comptaient pas partir sans faire d’histoire, cette fois.
Debout en plein découvert, je deviens aussitôt une cible de choix. Je me mets à courir tandis que des balles sifflent tout autour de moi. La boue est glissante et je manque à plusieurs reprises de voir mes jambes se dérober. Je n’ai pas le droit à l’erreur. Par chance, ces clandestins sont loin d’être les meilleurs tireurs qui soient ! Dans ma lancée, je suis incapable de ralentir et mon épaule heurte violemment le mur de bois. Une douleur éclate jusque dans ma clavicule, mais je ne laisse rien paraitre. Des choses plus urgentes requièrent déjà toute mon attention. Des tirs de riposte ont lieu et un groupe de six de mes compagnons attend le bon moment pour aller chercher l’un des blessés. Du coin de l’œil, j’aperçois le caporal Sanchez ramper jusqu’à une souche. Il se redresse, place sa Minimi – une mini-mitraillette pour fantassin – sur la surface plane du bois et fait feu. Un concert de roulement de tonnerre s’abat alors sur le village tandis que l’arme du caporal vomi rafale sur rafale afin de permettre au groupe d’agir. Plus loin, des grenades offensives sont jetées. Des orpailleurs sont neutralisés et des maisons explosent. Parfois, la détonation brève et sifflante d’un fusil de précision couvre le bruit de toute la clairière et attise l’ire des clandestins. Partout, le chaos règne. Décidé à chasser les orpailleurs et à détruire ce lieu de profanation de la nature, j’inspecte une dernière fois mon arme. Mes hommes sont prêts à me suivre. Je me penche pour regarder par l’angle du bâtiment et me rétracte vivement. Un coup de fusil à pompe retentit. Des éclats de bois volent à côté de ma tête et des échardes m’égratignent le visage mais je ne vais pas me plaindre : je viens d’échapper de justesse à la mort. Un homme se tient juste derrière la bijouterie et attend de nous cueillir. D’autres coups retentissent, puis je l’entends recharger son arme. J’en profite pour me pencher et tirer à mon tour pour l’obliger à se mettre à couvert. Aussitôt après, je me tourne vers Martinez et lui ordonne de déployer une grenade fumigène. Dans le même temps, je tape sur l’épaule de Maréchal et lui lance « Suis moi ! » par-dessus mon épaule tandis que je m’éloigne déjà en courant. À deux, nous fonçons dans la direction opposée pour faire le tour de la bâtisse. Derrière moi, la grenade explose et libère sa fumée. Deux coups de feu s’en suivent. Je comprends que Martinez attire l’attention du brésilien. Je presse alors Maréchal. On fait le tour du bâtiment, s’enfonce dans le nuage de fumée et avançons à l’aveugle, une main tendue. Soudain, je vois le clandestin. D’un coup sur le canon, Maréchal baisse l’arme du brésilien au moment où il tire. Surpris, il se tourne vers mon gars. J’en profite pour passer derrière lui, le mettre à genoux d’un premier coup de crosse dans les jambes puis l’assommer d’un deuxième derrière la tête. Inconscient, le brésilien s’étale de tout son long dans la boue. Pendant que je sécurise la zone, Maréchal lui prend son arme et le fouille pour s’assurer qu’il n’ait rien d’autre de potentiellement dangereux sur lui. J’appelle Martinez qui déboule à travers l’opaque nuage de fumée blanche. Soudain, j’entends des cris sur ma droite. Sanchez est en difficulté. Il a quitté sa position pour avoir un meilleur champ d’action, mais se retrouve de ce fait plus vulnérable. Mais je comprends rapidement que ce n’est pas cela l’origine de sa détresse. Il ne tire plus. Plus de munitions ? À moins que son arme se soit enraillée à force de tirer de longues rafales ? Quoi qu’il en soit, en face de lui, cachés derrière des amas de déchets et de débris en tout genre, quatre clandestins armés attendent
qu’il fasse une erreur pour l’avoir. De ma position, je ne suis pas en mesure de les atteindre avec une grenade. Suivi de mes deux fidèles compagnons, nous abandonnons l’orpailleur qui ne représente plus une menace et courrons jusqu’à une autre bâtisse non loin de là, mais cela ne m’avance pas plus. Jurant, je pose un genou à terre, desserre la sangle qui maintient mon lance-grenade dans mon dos, et le pose devant moi. À proximité des quatre tireurs, quelques bâtisses d’apparence fébrile étaient encore debout. « Maréchal, les grenades ! Vite ! ». Le caporal défait son sac à dos et me tend une première grenade. J’ajuste mon arme, m’assure qu’elle ne m’échappera pas des mains au moment de tirer. J’estime la distance qui me sépare du carbet le plus proche du groupe, enclenche la grenade. Je tire. L’explosif fuse dans le ciel enfumé. Il effectue sa courbe gracieuse et s’écrase contre le flanc de la bâtisse fébrile qui se voit balayée par l’explosion. Surpris, les Brésiliens marquent un temps d’arrêt et se mettent à couvert, bras par-dessus tête. Son Famas déjà épaulé, Martinez en profite pour se dévoiler et tirer à son tour. Il blesse un homme au bras. Impressionné, mais pas assez pour quitter leur position, les tirs reprennent, certains dans notre direction. Afin de nous soutenir, les tireurs de précision harcèlent nos assaillants par un tir irrégulier, les forçant à rester à couvert et à être hésitants. Seul le clandestin ayant reçu une balle reste à couvert. Maréchal me tend une deuxième grenade. Derrière le bâtiment que je viens de raser, un autre se dresse, plus grand encore. Peut-être même le plus grand du village. Il est intégralement recouvert de bâches bleues et de tôles, si bien que je ne vois rien de son contenu. J’arme mon lance-grenade, cale mes bulles de niveau, espère en silence qu’aucun immigré ne s’y abrite. Je tire la seconde grenade. Celle-ci traverse la bâche bleue sans la moindre difficulté et il en résulte alors une impressionnante explosion en chaine. La déflagration est telle que je sens la chaleur malgré la distance d’au moins cent mètres. Les joues rougies par cette chaleur soudaine, je comprends qu’il s’agissait de la réserve de gaz et de pétrole du village entier. D’autres carbets se font balayer par le souffle et des flammes montent haut dans le ciel et viennent lécher le sol tandis que le liquide inflammable se propage. Bouche bée, quelque peu hébétés, les résistants ont un instant d’hésitation. Certains des soldats de la section aussi d’ailleurs. Malgré leur supériorité numérique, les clandestins ont sans doute compris qu’ils n’étaient pas de taille à lutter contre des hommes entrainés et équipés. De plus, en voyant leur réserve de carburant en train de partir en fumée, il semblerait que leur détermination ait été réduite à néant, ce qui n’était pas pour nous déplaire. La queue entre les jambes, ils quittent leur position en emportant le blessé avec eux. N’étant pas là pour faire des prisonniers, nous les regardons partir sans ciller. Je ne saurais dire combien de temps s’est écoulé dans cette clairière, ce que je sais, en revanche, c’est que je suis épuisé. Les tirs sont en train de prendre fin. Bientôt, les chefs de groupe appellent au rassemblement. Un instant plus tard, nous sommes rejoints par l’adjudant Laquais et deux autres soldats. Le chef de section est blessé au crâne, mais il ne s’agit que d’une coupure superflue. « Bien joué le coup des grenades ! » me lance-t-il en s’arrêtant à mes côtés. J’acquiesce sans mot dire. C’est inutile, j’ai seulement fait ce que j’avais à faire. « Ils partent dans la bonne direction, indique l’adjudant. Nous avons réussi la mission, mais nous devons terminer de ratisser la zone. Comptez vos hommes, soignez les blessés et organisez la destruction du village et de tous les équipements que vous trouverez. Je veux que des équipes creusent là où le sol a été retourné, je suis certain que nous aurons des surprises enfouies… » Nous allions nous disperser quand deux clandestins retardataires dépassent l’angle du carbet et s’immobilisèrent face à notre section. L’un tenait une machette rouillée, l’autre un fusil à pompe.
La stupéfaction se lit sur leur visage, sans doute autant que sur les nôtres. Plus par peur que par désir de nuire, l’homme au fusil lève son arme. Agissant par pur réflexe, je pousse mon chef de section qui était dans la ligne de mir du brésilien, lève mon arme et tire. Il me semble entendre deux détonations, mais sans doute ai-je rêvé. Pourtant, ce qui s’en suit relève plutôt du cauchemar. L’orpailleur reçoit l’impact de plein fouet. Et, comme poussé par une force invisible, est propulsé en arrière. Il s’effondre dans la boue et y reste, parfaitement immobile. Jamais il ne se relèvera. L’homme à sa gauche perd toute coloration en voyant son compagnon sans vie. Sa mâchoire se met à trembler, mais aucun son ne sort de sa bouche. Alors, il lâche sa machette et s’enfuit sans demander son reste. Interdit, personne ne cherche à l’arrêter, lui non plus. Les yeux rivés sur le corps ensanglanté, l’adjudant Laquais se redresse et avance vers moi. Il a le teint pâle, comprend à côté de quoi il est passé, et m’agrippe solidement l’épaule. Aucun mot n’aurait pu expliquer le ressenti de cet homme, père de deux enfants, qui regardait le cadavre désarticulé en sachant que ce tas de chair informe aurait pu être le sien. Ma tête bourdonne. J’entends en boucle la détonation de mon arme et je revois au ralenti comment le corps a été projeté, a été brisé. C’est mon métier, me dis-je pour me rassurer, mais cet individu n’était pas un ennemi. Tout comme je n’étais pas le sien. Il était au mauvais endroit au mauvais moment. Il a paniqué, a fait les mauvais gestes et en a payé le prix fort. C’est tellement bête ! Le cœur lourd, je prends une longue inspiration… interrompue par le bruit d’un fusil qui s’enfonce dans la boue. Je me retourne, vérifie la sangle de son fusil et de mon lance-grenade. Tout est bien en place. Quoi alors. Maréchal tient son Famas. Je me tourne vers Martinez. Il est immobile, le regard perdu dans le vide. On dirait qu’il regarde là où le brésilien se tenait un instant plus tôt, comme s’il le voyait toujours. Il est choqué, me dis-je. Après tout, c’était tout à fait compréhensible. Je m’approche pour le réconforter, mais il tombe à genoux. Moi qui pensais être en plein cauchemar en voyant le corps du brésilien s’enfoncer dans la boue, je réalise que ce n’était que le début d’une longue descente aux enfers. Mes yeux se posent sur la plaie béante sur le ventre de Martinez. Son treillis est noir de sang et même la boue en est déjà imprégnée. « Non ! crié-je en me jetant à ses côtés. » Mon chef de section se retourne, ses yeux s’écarquillent et il court aux côtés de Martinez en hurlant pour que l’on apporte le matériel de soin. Mon ami bégaye, mais rien d’intelligible ne sort de sa bouche. Il me prend la main, halète. Impuissant, je ne peux que voir sa vie s’échapper de son corps. Du sang apparait aux commissures de ses lèvres. Les mains tremblantes, Maréchal lui tend sa gourde, mais les forces de notre frère d’armes, déjà amoindries suite à sa crise de paludisme, le quittent et l’eau dégouline sur son menton avant de se mêler à la boue. Je suis en train de perdre mon ami. Mes mains sont pleines de son sang. De sa main libre, il fouille dans la poche de sa veste et sort un papier chiffonné et nimbé de sang. « E… Emie… balbutie-t-il. » Sa femme. Le cœur lourd, l’âme déchirée, je prends la lettre qui lui est destinée et lui fait la promesse de la lui remettre. Ma vue se brouille, mais je chasse mes larmes pour me montrer digne de l’homme qui m’a servi jusqu’au bout et qui a encaissé la blessure à la place de notre chef de section. Tout autour de nous, les membres de la section accourent et forment un cercle silencieux pour accompagner notre compagnon dans ces derniers instants.
Lorsque je me relève, notre section ne compte plus que vingt-neuf hommes. Je me sens seul et abattu. Comment un tel drame a-t-il pu se produire ? Quelle erreur ai-je commis ? Ai-je mal agi ? Aujourd’hui, j’ai tué un homme pour qu’un autre ait la vie sauve. Aujourd’hui, j’ai gagné la reconnaissance d’un supérieur, mais j’ai perdu un ami, un frère. Aujourd’hui, j’ai permis à deux fillettes de revoir leur père un jour, mais j’ai empêché à un futur nourrisson à venir de connaitre le sien…
Comment pourra-t-on me le pardonner ? Comment pourrais-je me pardonner moi-même ? Que je sois maudit !!
Caporal chef Wary e ère 4 section de la 1 compagnie e 16 Bataillon de chasseurs
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents