Le maître d’hôtel, un homme à l’expression féroce vêtu d’une splendide livrée, nous conduisit à une table près d’une fenêtre qui donnait sur Cercul Militar, le « Cercle militaire ». Nous pouvions voir dehors, mais nous étions invisibles pour les passants. C’était toute la Roumanie qui semblait résumée là : d’un côté, les serveurs qui tranchaient des filets de bœuf avec application dans le meilleur restaurant de la ville et, de l’autre, les rayons nus des magasins étincelants sous les tortillons de papier tue-mouches et les rues sans criminalité qui portaient le poids du vide.
Le Capşa était, selon Leo, le seul établissement qui pouvait offrir presque tout ce que promettait son menu.
— C’est pour cela qu’il est si court, ajouta-t-il.
Il plaça un paquet de Kent sur la table. Le lingot de tabac : c’était une monnaie d’échange ici. Sortir des cigarettes signifiait que l’on souhaitait un traitement de faveur et que l’on avait de quoi le payer. Leo commanda une bouteille de Dealul Mare et elle arriva aussitôt, comme si par quelque tour de passe-passe le serveur l’avait tirée de derrière son dos.
— Il faut que vous sachiez deux ou trois choses…
Leo s’interrompt, fait tourner le vin dans sa bouche et l’avale d’un trait. Puis il me toise pour la première fois, oubliant la phrase commencée.
— Vous avez l’air de quelqu’un qui pensait pouvoir voyager léger, mais qui semble déjà regretter de ne pas avoir ses bagages.
Je lui dis que je suis fatigué, que je ressens les effets d’un décalage horaire sans commune mesure avec les deux heures de différence entre la Roumanie et l’Angleterre, que je suis assis à la table d’un restaurant baroque dans une ville à moitié éteinte qui se trouve être la capitale d’un État policier, en compagnie d’un type fébrile qui a un coup dans le nez, que je suis là parce que j’ai obtenu un emploi auquel je n’ai pas postulé, après un rendez-vous auquel je ne suis pas allé, et que mes bagages sont la seule chose à laquelle je puisse me raccrocher dans cette situation irréelle.
— Mais assez parlé de moi. Parlons plutôt de vous, rétorque Leo qui n’a pas prononcé un mot sur lui-même. Vous avez été très impressionnant lors de l’entretien. Le candidat idéal.
— Très drôle. Dites-moi, est-ce que le fait de ne pas me présenter m’a porté un quelconque préjudice ?
— Je me flatte d’être capable de juger au-delà des apparences… Le professeur Ionescu a hâte de vous rencontrer, lui aussi. Nous pensons avoir trouvé la personne parfaite pour ce poste, quelqu’un qui… saura apprendre le métier sur le tas. Vous remarquerez que nous avons pris la liberté d’ajouter licencié ès lettres à votre nom. Dites-vous que c’est un cadeau de bienvenue.
Leo pousse vers moi un parchemin ornementé, tamponné plusieurs fois et signé, avec un cachet de cire et un ruban. Mention très bien.
— En revanche, si vous voulez un doctorat, il faudra payer, comme tout le monde.
Il hausse les épaules et rit, prêt, dit-il, à me « mettre au parfum ».
— Et croyez-moi, ça ne sent pas très bon.