L innocence
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Une nouvelle sur les horreurs de la guerre, la perversité de la délation et des rapports humains à une époque difficile du XXème siècle...

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Publié le 03 juin 2011
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Langue Français

Extrait

Août 1942
Dans un petit village de la France, Jean joue avec ses amis dans la cour de la ferme de ses parents. Ils se sont construits un magnifique parcours pour y faire des courses avec leurs billes. Ils sont tous du village depuis de nom-breuses générations sauf Louis qui est arrivé avec ses parents il y a à peine un an.
Ils ont quitté Paris et l’agitation due à l’occupation. Ils voulaient pouvoir mener une vie «normale». Ils ne supportaient pas, d’après leurs dires, les contraintes imposées par les Boches dans la capitale. D’après ce que Louis a raconté à ses nouveaux copains, la vie n’était pas fa-cile: rationnement, files devant les magasins, réquisitions de tous les monu-ments et bâtiments officiels, contrôles réguliers,...
Lorsqu’ils ont entendu ces histoires, les enfants du village avaient beaucoup de difficultés à comprendre... Ici, la vie, malgré la guerre, a continué presque comme avant... Cela a un peu changé depuis lors... Les Allemands ont pris possession des lieux mais restent très discrets. Ils se sont installés dans la mairie et ne réqui -sitionnent qu’un peu de nourriture tous les jours. Pour le reste, la vie conti -nue...
La seule chose qui fait perdre le sourire aux enfants est l’approche de la ren-trée des classes. Dans quelques jours, ils devront retourner sur leurs bancs et écouter attentivement les cours de mademoiselle Hirson. Elle est plus que barbante cette vieille fille qui a consacré l’entièreté de sa vie à l’éducation des enfants. Les anciens du village disent qu’ils ne l’ont jamais vu sourire. Jean se console en se disant qu’il est obligé de passer par les mains de l’ins -titutrice s’il veut, un jour, quitter la ferme et son travail épuisant et devenir mé -decin. C’est son rêve... Depuis qu’il a vu le docteur Geoffroy accoucher sa maman, il ne pense plus qu’à ça... Dès qu’il a l’occasion, il lit le dictionnaire à la recherche de tous les termes médicaux qui y sont présents...
Alors que la partie de billes bat son plein, les garçons entendent des bruits de moteurs. Ils accourent vers l’entrée de la ferme et voient plusieurs voitures noires entrer dans le village... Pendant que son petit frère va prévenir ses parents de l’arrivée de ces intrus, Jean et ses copains partent en expédition d’espionnage dans les ruelles du village pour en savoir plus sur ces nouveaux arrivants.
Ils suivent donc la progression des trois voitures... Celles-ci se dirigent tout droit vers la mairie. Là, ils sont accueillis par le sous-officier allemand respon-sable de la petite dizaine de soldats présents dans le village. Celui-ci a l’air stressé... Lui qui est d’habitude si détendu...
Ils saluent l’arrivée de ces intrus par leur geste habituel de reconnaissance, le bras tendus vers l’avant... Jean ne comprend toujours pas ce que ça signifie... Il l’a demandé à ses parents mais son père lui a répondu que ce n’était que du folklore et qu’il ne devait pas s’occuper des «conneries» des Al-lemands.
Parmi les nouveaux arrivants, il n’y a que deux militaires... Les autres sont habillés en civil... Par contre, il y en a deux qui ne parlent que français... En -core des collabos... Jean n’en a jamais vu mais il a souvent entendu son père en parler avec colère et dégoût.
Il n’a jamais vu des uniformes comme ceux de ces militaires. Ils sont noirs et leur képi est orné d’une tête de mort... Cela ne lui dit rien qui vaille...
Les garçons rentrent immédiatement chez eux pour faire rapport à leurs pa-rents respectifs...
Jean raconte ce qu’il a vu à son père. Il s’attend à la réponse habituelle: «Ne t’occupe pas de ça et continue à être innocent...» Mais cette fois, ce n’est pas le cas... Son père a l’air soucieux et lui demande de l’accompagner tout de suite dans la grange...
Il attrape immédiatement une fourche et commence à enlever un gros tas de foin. Jean sait qu’en dessous il y a deux grosses caisses mais il n’a jamais été assez curieux que pour aller voir ce qu’elles contiennent... Son père lui demande de l’aider à les déplacer. Ils vont les placer dans l’étable, derrière les vaches, dans un trou dans le sol...
Dès qu’ils ont terminé ce déménagement, Jean voit son père enfourcher son vélo et quitter la ferme, sans rien dire... Le jeune adolescent a tenté de connaître la destination de son père en de-mandant à sa mère mais elle lui a répondu de ne pas s’occuper de cela et de rester innocent...
Décidément...
Septembre 1942
C’est le jour de la rentrée des classes... Les enfants sont stressés et déçus que les vacances soient terminées... Malgré tout, on peut lire un certain sou-lagement sur le visage de quelques uns des élèves de l’école...
La vie a bien changé au village depuis l’arrivée des «intrus». Le nombre de soldats allemands a augmenté considérablement dans la commune. La plu-part des habitants ont perdu leur insouciance par rapport à la guerre.
Régulièrement, les boches effectuent des perquisitions sauvages dans les habitations et les fermes des alentours. Au départ, Jean ne savait pas ce qu’ils cherchaient. Maintenant, il a appris l’existence de la Résistance et il sait que les Allemands tentent de débusquer ces patriotes qui leur mettent régu -lièrement des bâtons dans les roues. Il pense que son père fait partie de ces héros qui malgré la capitulation, conti-nuent à défendre l’honneur de leur patrie. Il n’en est pas certain mais son comportement a fortement changé depuis que le képi à la tête de mort a fait sa joyeuse entrée dans le charmant village.
Le soir, il quitte souvent la ferme, après le couvre-feu et rentre très tard dans la nuit. Il doit sans doute penser que Jean dort mais pas du tout... Au contraire, il surveille les départs de son papa et se l’imagine en soldat de l’ombre, sabotant des ponts, distribuant des messages ou éliminant à mains nues des ennemis...
A l’école, Mademoiselle Hirson a tenté de faire comme si de rien n’était. Elle a commencé son année par une dictée dont elle seule a le secret. Des diffi -cultés grammaticales, des mots inconnus et de la conjugaison tordue à tous les coins de lignes. Après cette torture mentale, un garçon du village lui a de-mandé pourquoi il y avait autant de soldats chez nous maintenant. Elle a ex -pliqué qu’elle ne savait pas mais tout le monde a compris qu’elle ne voulait ou ne pouvait pas en dire plus.
Lors de la première récréation de l’année, Jean, Louis et leurs amis ont tous pensé la même chose: Mademoiselle Hirson fait partie de la Résistance. Tout à coup, cette vieille fille revêche leur semblait moins désagréable et revêtait même un costume de sauveuse de la patrie.
Jean continuait à étudier mais semble maintenant heureux de devoir «subir» son institutrice. Il part tous les matins en sifflotant et a toujours l’air déçu que les cours soient terminés. Inconsciemment, il espère sans doute que Mademoiselle Hirson leur livre des secrets sur la guerre et la lutte secrète qu’elle mène contre les envahisseurs.
Un jour, aux environs du quinze septembre, une agitation particulière a semé le trouble dans le village. Les soldats allemands se sont rassemblés tôt le matin sur la place. Képi noir a vociféré des ordres incompréhensibles dans sa langue à ses troupes. Jean a toujours trouvé que l’Allemand était une langue barbare... Les sons ne chantent pas autant qu’en français... Lorsqu’il entend quelqu’un qui parle
cette langue, il a toujours l’impression que l’orateur est atteint subitement d’une crise de vomissements.
Jean, en allant à l’école, s’est arrêté pour observer discrètement les soldats. Ceux-ci, après les ordres du chef, se sont dispersés. Ils ont commencé à ras-sembler les villageois sur la place. N’écoutant que son courage, Jean court prévenir son père.
-Papa, Papa ! hurle-t-il à l’entrée de la ferme. Les boches rassemblent tout le monde sur la place... Pars, cours, ne te laisse pas avoir !!!!
Son père lui explique qu’il ne doit pas s’énerver, que les soldats ont sans doute une communication à faire passer à la population et qu’il ne faut pas s’inquiéter. Jean regarde sa maman et voit, dans ses yeux, que les paroles de son père ne sont sans doute pas totalement exactes.
Les Allemands rentrent dans la cour... Ils hurlent, dans un français très ap-proximatif, qu’ils doivent les suivre sur la place. Ils sont armés comme s’ils al-laient combattre une armée entière.
Jean attrape la main de son père et la serre très très fort. Pour la première fois depuis le début de la guerre, il a peur. Il se demande ce qu’il va arriver...
Lorsqu’ils arrivent sur la place, ils rejoignent immédiatement Louis et ses pa -rents. Ils ont l’air tout aussi inquiets qu’eux...
Képi noir s’assure que tous les habitants sont là et prends la parole:
«Cette nuit, un convoi de respectables soldats allemands a été attaqué par la vermine de la résistance ! Quinze valeureux combattants ont perdu la vie dans cette attaque infâme. Nous vous donnons deux heures pour dénoncer ceux qui sont responsables de cet attentat. Dans le cas contraire, nous pro -céderons à trente exécutions arbitraires. Rendez-vous donc à dix heures sur cette place.»
Tous les habitants sont sous le choc. Ils ne réalisent pas encore correctement la réelle signification des paroles qui viennent de résonner sur cette place ha-bituellement si paisible. Après quelques minutes, Jean remarque que des femmes pleurent, que les mères serrent de plus en plus les mains de leurs enfants et que certains hommes ont des regards réellement inquiets... Tout le monde retourne chez soi et personne ne se parle... Un véritable chape de plomb vient de s’abattre sur le village.
Les soldats ont pris position à tous les coins de rue comme s’ils voulaient em-pêcher les habitants de communiquer entre eux.
Sur le chemin du retour, Jean remarque que son père regarde ses amis proches et que tous ont l’air réellement perdu. Ils ne savent pas quoi faire et n’ont pas prévu ce qui se passe actuellement.
Les deux heures suivantes sont passées très lentement. Le chef de famille n’a pas arrêté de tourner en rond sans prononcer le moindre mot. Son épouse a pleuré toutes les larmes de son corps. Jean quant à lui s’est enfer -mé dans sa chambre. Il a bien compris qu’il ne fallait rien demander.
Les cloches de l’église commencent à sonner les dix coups fatidiques. Ils se dirigent vers la place. Ils savent que leur vie va se jouer dans les minutes sui -vantes.
En arrivant sur la place, tout le monde est surpris de voir le notaire en grande conversation avec képi noir. L’officier le regarde avec un air satisfait. Lorsque tout le monde est rassemblé, il prend la parole. Il énonce simplement une liste de noms. Les personnes citées sont immédiatement arrêtées. Le monde de Jean s’effondre réellement lorsqu’il entend les noms de son père et de sa mère... Il les voit emmenés par deux soldats allemands à l’inté-rieur de la mairie.
Après avoir cité une dizaine de noms, képi noir a fait signe à ses soldats qui se sont chargés de disperser la foule.
Jean pleure... Il ne sait pas quoi faire... Il est seul avec son petit frère... Le papa de Louis et le curé du village les appellent et les conduisent au presby -tère... Ils tentent de les rassurer mais aucune parole ne pourrait les calmer... Ils viennent de voir leurs parents être emmenés de force et ne savent pas ni pourquoi, ni quand ils les reverront...
La nuit tombe et toujours pas de nouvelles... Le prêtre les installe dans la chambre d’amis de la cure et leur dit de tenter de trouver le sommeil. Jean endort son petit frère en le rassurant, en lui expliquant qu’il s’agit d’une erreur et que demain leurs parents seront libérés.
Au fond de lui-même, il doute très fort de ses propres promesses...
Le lendemain, le village est toujours sous le choc. La classe a est annulée car mademoiselle Hirson a été arrêtée également. Jean ne sait toujours pas où sont ses parents... Monsieur le curé lui promet qu’il va tenter d’en savoir plus...
Ils partent vers la mairie. Le prêtre demande à Jean de l’attendre à l’extérieur pendant qu’il va à la pêche aux renseignements. Jean tourne en rond autour de la place. Il ne peut s’empêcher de penser que c’est l’endroit où il a vu ses parents pour la dernière fois. Et s’il ne les revoyait jamais ? La place est bien vide... Seul un groupe de quelques notables du village dis -cute devant la boulangerie. Il y a le docteur, le notaire, un riche fermier et le boulanger. Jean se souvient qu’hier, il a vu le notaire discuter avec képi noir. Il s’approche discrètement pour tenter d’écouter leurs conversations. Ils n’ont pas vraiment l’air de s’entendre très bien. Le docteur et le boulanger s’en prennent assez violemment au notaire. Lorsqu’ils remarquent la présence de Jean, ils se taisent. Le boulanger lui offre un morceau de pain et lui dit de ne pas s’inquiéter que tout va rentrer dans l’ordre et qu’il peut être fier de ses pa-rents.
Jean a enfin la confirmation qu’il attend depuis plusieurs semaines: son père est bien un résistant. Dans sa profonde tristesse, il ressent un certain soula -gement. Son papa chéri est un héros.
Louis arrive. Il est fatigué. On dirait qu’il n’a pas dormi de la nuit. Il est seul et n’arrête pas de regarder derrière lui comme s’il avait peur qu’on vienne l’enle-ver. Ses parents n’ont pas été arrêtés pourtant il semble aussi inquiet que Jean.
Jean court dans sa direction et lui explique directement que son père est un résistant et que c’est pour ça qu’il a été arrêté. Il lui dit aussi que pour lui, c’est le notaire qui les a dénoncés, que c’est un salopard, qu’il va lui faire la peau... Il ne s’arrête pas de parler... Il décharge ainsi sa haine et ses inquié-tudes...
Louis reste impassible... Il ne répond rien... Après quelques instants, il dit simplement qu’il a peur que ses parents et lui soient arrêtés prochainement. Jean ne comprend pas... Remarquant que son ami est totalement perdu, Louis lui explique qu’ils sont juifs et qu’ils sont venus s’installer dans le village pour fuir la capitale. Là-bas, les boches menaient une véritable chasse aux juifs. S’ils étaient restés chez eux, ils seraient probablement morts maintenant.
Jean ne comprend toujours rien... Il ne sait déjà pas ce que c’est un juif... Il se demande pourquoi on veut arrêter des gens simplement parce qu’ils sont juifs... Ils ont pourtant deux bras et deux jambes comme tout le monde. De-puis leur arrivée au village, ils mènent une vie exactement comme tout le monde. La maman de Louis fait quelques travaux de couture et son papa tra-vaille avec les autres dans les champs.
Il ne comprend vraiment rien... Pour lui, la guerre, c’est des soldats qui se battent sur des champs de bataille et pas des civils qui se font arrêter parce qu’ils sont juifs, roux ou idiots... Que ces Allemands sont compliqués. La journée s’achève et Jean est toujours seul avec son petit frère... Le curé lui a dit que ses parents étaient en vie, enfermés dans la mairie... Mais quand il a voulu poser des questions supplémentaires, il lui a clairement fait com -prendre qu’il ne répondrait pas... C’est donc le coeur gros et le cerveau en ébullition que Jean passe sa deuxième nuit au presbytère... Il lui a fallu de nombreuses heures avant de trouver le sommeil... Maintenant il dort et il rêve qu’il est à nouveau dans les bras de sa maman...
Septembre 2005 Maître Louis Rosenberg arrive à la préfecture du département où il a vécu pendant la deuxième guerre mondiale. Il est ému... Pourtant, au cours de sa carrière d’avocat au barreau de Paris, il a eu très souvent l’occasion d’être confronté à l’horreur, au soulagement de certains ou à la détresse des autres. Assis dans sa voiture avec chauffeur, il ne sait toujours pas pourquoi il a ac-cepté de venir à ses commémorations de la fin de la guerre. Pour lui, ce conflit se résume finalement à la perte de ses parents et à quelques mois de détention dans un baraquement polonais où il tenait grâce au soutien des an-ciens et à la rage d’avoir vu ses parents exécutés pratiquement sous ses yeux. Il n’a jamais su réellement qui les avaient dénoncés mais il en a toujours vou -lu au village tout entier. Dès son retour en France, il a voulu couper tous les ponts avec ce passé horrible. Il a tenté de se construire une nouvelle vie et surtout une nouvelle personnalité. Celle de son enfance avait été totalement broyée par les insultes, les coups et les brimades perpétuelles des gardiens de l’enfer d’Auschwitz.
Il a toujours refusé les honneurs et les cérémonies que la République met-taient en place pour se donner bonne conscience en se rachetant des erreurs passées...
Pourtant, aujourd’hui, il est là... Il va être reçu par le Préfet et se dirigera en-suite vers son ancien village pour inaugurer un monument à la mémoire de ses parents et des résistants du coin... Ces mêmes résistants qui ont peut-être dénoncé son papa et sa maman. Sans doute qu’il veut leur montrer que malgré les bâtons dans les roues qu’ils lui ont mis il y a soixante ans, il a réussi très correctement sa vie.
Il est officiellement retraité mais il reste un des avocats les plus célèbres de l’hexagone. Il s’est construit une réputation d’homme intègre et de défenseur des causes justes et pratiquement perdues. Il a été professeur de droit à Pa-ris et a même été conseiller spécial d’un ancien ministre de l’intérieur... Il n’a vraiment pas à rougir de son passé...
Et puis, cette cérémonie, il la doit bien à ses parents...
Il est immédiatement accueilli par le préfet qui lui explique qu’il va recevoir la médaille du département et qu’ensuite, ils se dirigeront ensemble vers le vil-lage de son enfance. Là, il inaugurera le monument et pourra profiter du verre de l’amitié qui est prévu ensuite...
Un verre de l’amitié dans un village où l’hypocrisie, la dénonciation et la mé-chanceté ont coûté la vie à ses parents... Quelle foutaise !
Comme il ne veut pas faire de scandale, il accepte sans broncher. Il espère simplement qu’il pourra prononcer quelques mots...
Durant le discours du représentant de la République, il transpire très fort et ne se sent pas bien. Il se demande ce qui va suivre. Rencontrera-t-il des ha -bitants de l’époque ? Certainement pas, les adultes responsables de ce gâchis doivent avoir main-tenant plus de 90 ans... Les chances sont très pauvres...
Voilà, il a reçu sa médaille... Il accompagne le préfet vers sa voiture... Il part vers ses «racines»... Enfin si on peut réellement dire qu’un juif déporté après un an de vie dans un village où il s’était installé après avoir fui la capitale pos-sède réellement des racines... Finalement, ne sont-elles pas plus ancrées en Pologne où il a réellement forgé sa personnalité ? Ne sont-elles pas en Israël, pays créé par la communauté internationale pour abriter les survivants de l’horreur ? Il a toujours pensé qu’il était un homme sans racine et qu’il était né
à 14 ans, accouché par des soldats russes dans un coin perdu de la Po -logne...
Sur le trajet, il se rappelle des moments agréables qu’il a passé dans toute cette magnifique campagne... Les parties de billes, les courses en vélo, les chasses au trésor,... L’année passée ici avait été finalement agréable...
Très rapidement, la journée de l’arrestation de sa famille lui revient en mé-moire.
Ce jour-là, il avait vu son ami Jean le matin. Il n’avait toujours pas de nou -velles de ses parents... Cela faisait trois jours... Il était de plus en plus inquiet et craignait de ne jamais les revoir...
L’après-midi, il avait aidé son père dans le potager... Ils devaient s’occuper pour ne pas penser aux risques qu’ils couraient. Une rumeur s’était rapidement propagée pour dire que certaines personnes arrêtées quelques jours avant venaient d’être libérées... Louis avait voulu partir vers le village pour prendre des nouvelles des parents de Jean. Il n’avait pas eu le temps de quitter la maison... Les Allemands étaient là... Ils ont été poussés dans un camion et le long trajet pour l’horreur a débuté... Par un petit trou dans la bâche du camion, sa dernière image de son village a été celle de Jean entouré par ses parents...
Tout au long de ces années, il n’a pu s’empêcher de penser qu’ils avaient été dénoncés... Au cours de sa torture, il a fini par conclure que cet acte de grande bravoure avait sans doute été commis par les parents de Jean, en échange de leur libération... Tout avocat qu’il était, même s’il n’avait pas de preuves, il en avait la profonde conviction.
Arrivé au centre du village, Louis remarque que tous les habitants sont ras -semblés sur la place... Celle-ci n’a pas beaucoup changé depuis le jour où son destin a basculé. Il y a un peloton de gendarmes en grande tenue, une fanfare, des drapeaux et des vieux... Enfin, des gens qui ont plus ou moins son âge... Se sont-ils connus ? Sont-ils parmi les responsables de sa souffrance ?
Il suit le préfet comme un robot... Il est présent de corps mais son esprit vogue entre 1942 ou un autre endroit... Il n’écoute même pas le discours du maire, encore moins celui du préfet... Il ôte le drapeau qui cache le petit monument en l’honneur de ses parents. Il le regarde à peine. Intérieurement, il prononce une petite prière en leur hon-neur...
Tout à coup, il entend le bruit caractéristique des bouteilles de vin qu’on dé-bouche. Il s’avance vers les anciens du village. Tous lui serrent la main... Tout à coup, il reconnaît Jean... Il ne peut pas se tromper... Il a gardé le même re-gard bleu azur et perçant comme celui d’un aigle...
Jean est très ému... Les larmes coulent toutes seules... Aucun son ne peut sortir de sa bouche... Tout est noué...
Louis le regarde froidement et ne lui adresse aucune parole. Il n’en a pas la capacité... Il est tenaillé entre l’envie de le serrer dans ses bras en souvenir des moments agréables passés à jouer en pleine innocence de l’enfance et celle de lui cracher au visage pour faire payer à travers lui l’attitude inquali-fiable de ses parents...
Après environ une demi-heure de réjouissances, Louis s’apprête à remonter en voiture. Son trajet est interrompu par un jeune gamin qui se place devant lui.
Il croit rêver... Ce jeune garçon ressemble comme deux gouttes d’eau à Jean... Pendant un court instant, il a l’impression d’avoir fait un bond de 60 ans en arrière...
Le garçon l’interpelle : -Monsieur, je ne sais pas ce que vous avez fait à mon arrière-grand-père mais depuis que vous êtes arrivés il n’arrête pas de pleurer... Moi, tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’a jamais cessé de nous parler de vous...
Louis lui répond que Jean sait pourquoi il pleure et que personne ne peut rat-traper les erreurs du passé. Il l’écarte de son chemin et monte dans sa voiture. Immédiatement son chauf-feur démarre...
En passant devant la ferme où habitait Jean quand il était enfant, il demande qu’on arrête le véhicule. Il descend et rentre dans la cour...
Le décor extérieur n’a pas changé... Il se remémore alors leur parcours de billes... Il se dirige vers le coin de la cour intérieure... Il est toujours là... Il a été rénové bien sûr mais il n’a pas bougé... Il se penche et ne peut s’empê-cher de le toucher... Il pleure aussi...
Il est interrompu par un homme d’une quarantaine d’années qui vient le voir... Il lui demande si tout va bien, s’il veut qu’on appelle un docteur. Louis refuse et lui explique les raisons de son émotion...
Le fermier lui explique que son père a racheté la ferme juste après la guerre. Les anciens propriétaires étaient morts très peu de temps après. L’homme s’était suicidé et la femme était décédée de chagrin quelques mois après. Il ne reste plus dans le village que la famille de leur fils aîné. Il est médecin à la retraite et a exercé toute sa carrière dans le village... Son fils a repris son ca -binet et son petit-fils est également médecin mais dans un hôpital...
Louis le remercie et se dirige vers sa voiture... Il est sous le choc... Jean a fi-nalement vécu plus ou moins la même souffrance que lui... Il a aussi perdu ses parents très jeunes et a sans doute dû se reconstruire. Il est simplement surpris de ne pas avoir entendu parler du jeune frère de Jean... Qu’est-il de-venu ?
Avant de quitter définitivement le village, il demande à son chauffeur de faire un détour par le cimetière... Là, il cherche la tombe de la famille de Jean... Après quelques tours dans les allées, il trouve finalement le caveau. Il dé-couvre alors que les parents de Jean sont morts en 1944 et 1945, encore pendant la guerre. Mais surtout, il apprend que Georges, le frère de Jean, est mort en 1946, à l’âge de 14 ans... Que s’est-il passé ? La vie de Jean n’a certainement pas été plus agréable que la sienne...
Il remonte en voiture et demande qu’on le reconduise rapidement à Paris. Il veut quitter cet endroit qui est empli de souffrance, de douleur et d’interroga -tions auxquelles il ne veut pas trouver de réponses...
En repassant devant l’ancienne ferme de son ami, il l’aperçoit. Il s’arrête et descend de la voiture. Son ami se dirige vers le parcours de billes. Lui aussi s’agenouille et pleure en touchant le vestige de leurs jeux d’antan.
Louis court vers sa voiture et se penche pour attraper dans son attaché-case une petite pochette qu’il conserve tout le temps sur lui... Il part rejoindre son ancien ami...
-Une petite partie ? lui demande-t-il
Jean le regarde surpris, les yeux bleu azur aussi mouillé que la côté méditer-ranéenne. Louis n’attend pas de réponse et sort de sa pochette une petite di-zaine de billes...
Les deux septuagénaires se lancent alors dans une course passionnée... Ils viennent de retrouver l’innocence qui les avait quittés un beau jour de sep-tembre 1942...
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