Moi, Josée Laval
79 pages
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Moi, Josée Laval , livre ebook

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Description


15 octobre 2015 - 70e anniversaire de l'exécution de Pierre Laval


" Moi, Josée Laval, dont le nom aujourd'hui fait si peur à certains, j'ai été, dans l'entre-deux-guerres et pendant ces années si passionnantes de l'Occupation, une des reines de Paris. La seule qui ait vraiment compté, la seule qu'on ait autant couverte de fleurs et de cadeaux, de compliments et de louanges, et la seule qui, par sa présence, faisait frémir ou trembler les assistances et les soirées. "





Elle avait aimé son père jusqu'à la folie. Partis de rien, ils s'étaient élevés ensemble dans le grand monde. Pacifiste et homme de gauche, Laval devint la figure noire de la collaboration. Son procès et sa mort furent qualifiés de " crime judiciaire ". Spectre des années noires, sa fille erra ensuite en solitaire dans la France d'après guerre. Moi, Josée Laval est une pierre lancée à nos figures qui rappelle une histoire terrible dont on a honte.



Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 octobre 2015
Nombre de lectures 19
EAN13 9782749144412
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0105€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture

Yves Pourcher

Moi,
Josée Laval

ROMAN

Direction éditoriale : Pierre Drachline

Couverture : Mickaël Cunha.
Photo de couverture : © Bettmann/Corbis.

© le cherche midi, 2015
23, rue du Cherche-Midi
75006 Paris

Vous pouvez consulter notre catalogue général
et l’annonce de nos prochaines parutions sur notre site :
www.cherche-midi.com

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN numérique : 978-2-7491-4441-2

du même auteur

ROMANS

Trois coupes de champagne, Grasset, 2009.

Avenue de Carthage, Éditions du Rouergue, 2006 ; réédition sous le titre Mon fils Clément, De Borée (Terre de poche), 2015.

Le Rêveur d’étoiles, le cherche midi, 2004 ; réédition De Borée (Terre de poche), 2014.

DOCUMENTS, ESSAIS, HISTOIRE

Les Tranchées de Capharnaüm. 14-18, Les Éditions Châtelet-Voltaire, 2013.

(Avec N. Adell) Transmettre, quel(s) patrimoine(s) ? Autour du patrimoine culturel immatériel, Michel Houdiard Éditeur, 2011.

Politique parade. Pouvoir, charisme et séduction, Seuil, 2007.

« Votez tous pour moi ! » Les campagnes électorales de Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon (1986-2004), Presses de Sciences Po, 2004.

Jean Leymonnerie. Journal d’un poilu sur le front d’Orient, Pygmalion, 2003.

Pierre Laval vu par sa fille, le cherche midi, 2002 ; réédition Tallandier (Texto), 2014.

Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès, 1914-1917, Les Éditions de Paris, 1998.

Les Jours de guerre. La vie des Français au jour le jour entre 1914 et 1918, Plon, 1994 ; Hachette Pluriel, 1995 (nouv. éd. 2008) ; prix François Millepierres de l’Académie française 1995.

La Trémie et le Rouet. Moulins, industrie textile et manufactures de Lozère à travers leur histoire, Les Presses du Languedoc-Max Chaleil éditeur, 1989.

Les Maîtres de granit. Les notables de Lozère du XVIIIe siècle à nos jours, Olivier Orban, 1987 ; réédition Plon, 1995 ; prix Thérouanne de l’Académie française 1988 ; prix international d’ethno-histoire Pitre-Salomone Marino de la ville de Palerme 1988.

Est-ce à moi à dire les bienfaits du soir ?

Jean Giraudoux

 

Le moment fut unique. Mais, en vérité, tous ceux que j’avais passés auprès de lui, dans ma belle jeunesse et dans ma vie de femme, l’avaient été aussi. Après tous ces mois interminables qui nous avaient séparés, je retrouvai enfin mon père. C’était le 4 août 1945. J’avais couru à la prison de Fresnes où on l’avait enfermé en attendant son procès. J’entrai en titubant dans une pièce sombre, et je le vis. Nos yeux se croisèrent et se fouillèrent. Il me regardait, et je le fixais passionnément. Nous étions ensemble paralysés. Son corps flottait dans un costume gris. Ses joues, son cou étaient décharnés, et sa cravate blanche pendait lamentablement. La main qu’il me tendit et qui tremblait affreusement dessina des signes étranges que lui seul comprenait. M’appelait-il à l’aide ou me bénissait-il ? Mais peut-être, tout simplement, me disait-il qu’il allait bien et qu’il voulait se battre contre ses ennemis. Il baissa son bras puis attendit. Un pâle sourire se forma enfin sur son visage. Je le reçus comme un diamant. Il murmura quelques mots, et je compris sa colère à me voir si maigre, les épaules voûtées, hâtivement vêtue. Je me redressai immédiatement et relevai mon châle. Quelques minutes passèrent. Puis on l’éloigna. Le soir même, je rencontrai deux avocats pour organiser sa défense. La nuit qui suivit fut coupée de cris et baignée de larmes.

J’accompagnai mon père vers sa mort, qui fut un vil assassinat. Il n’y eut plus ensuite, pendant les nombreuses années qui se succédèrent, pour m’aider et me guider, que les pâles lumières du souvenir. Le soleil n’existait plus pour moi. Il ne réchauffait plus ni mon corps ni mes pensées. Pourtant, hier, ses rayons avaient été si puissants. Car, moi, Josée Laval, dont le nom aujourd’hui fait si peur à certains, j’ai été, dans l’entre-deux-guerres et pendant ces années si passionnantes de l’Occupation, une des reines de Paris. La seule qui ait vraiment compté, la seule qu’on ait autant couverte de fleurs et de cadeaux, de compliments et de louanges, et la seule qui, par sa présence, faisait frémir ou trembler les assistances et les soirées.

J’ai tout reçu, les sourires, les hommages, les flatteries, les promesses, les confidences et les mensonges. C’était, disaient-ils, pour la vie et même au-delà. Je ne devais surtout pas en douter. Parce que j’étais unique, exceptionnelle, déroutante, fascinante, et que je leur apportais tant. J’étais un souffle nouveau, une entrée bouleversante, un regard si perçant qui les emportait tous. Et puis j’étais aussi, et bien sûr, la fille de mon père. Laval était alors ce nom fabuleux qui ouvrait toutes les portes. Partout où j’allais, on me reconnaissait, on me saluait et on me distinguait. J’ai été honorée comme personne ne l’a jamais été et ne le sera jamais dans l’avenir.

Elle était venue très vite, cette extraordinaire faveur, d’une façon inédite et singulière. Car, au départ, je n’étais rien, seulement une jeune fille rieuse et douée. Mais il y en avait tant d’autres. Et puis j’ai été lancée. Ce fut subit, déroutant, violent et enivrant. Mes bras, mes jambes, mon corps se tendirent. J’avais l’impression de courir dans les airs, de marcher sur un fil tiré au-dessus des nuages. J’étais une étoile filante dans un ciel immense. Quand j’étais perdue, effrayée par ce monde nouveau, je tendais la main et j’appelais. Aussitôt je sentais ses doigts entre les miens et j’entendais sa voix. Il était là, à côté de moi, et il me guidait. « Tourne à droite, disait papa, puis à gauche, avance, marche plus vite, continue. Ne renonce pas, surtout pas. Demain, je te le promets, tu seras accueillie et célébrée. Je veille sur toi. Chaque seconde de ma vie est pour toi. Tu seras ma revanche et mon triomphe. Tout ce que je n’ai pas eu, les beaux habits, les présents, les mets raffinés, les hôtels particuliers, les jardins fleuris et les dorures des salons, je te les donnerai. Il me suffira de tendre la main, de hausser le ton et, tu verras, ils se coucheront et obéiront. Tu seras mon image, ma présence, mes yeux, et pour cela, rien que pour cela, ils t’adoreront. »

Alors j’accélérais. Ma marche devenait une course, mon cœur battait très fort, mais j’allais le plus loin possible. « Vite, encore plus vite », répétais-je. Le lendemain, je recommençais. Mon temps était compté. Je devais gagner puisqu’il me l’avait demandé et qu’il me fallait absolument être à la hauteur de son souhait. Ce fut difficile, exigeant et déroutant. Mais déjà, à ce moment-là, j’étais très orgueilleuse, pour moi et pour lui. Cet orgueil me soulevait, il me poussait et me transformait. À cause de lui, tout était possible. J’apprenais, je surmontais, je triomphais. Partout où j’arrivais, je me présentais, et je criais mon nom : « Je suis Josée Laval. »

 

Tout se passa exactement comme il me l’avait dit. Ce fut même bien au-delà de sa promesse. Mon corps s’habitua. Il apprit à se raidir, ma voix se transforma. Elle devint ferme et même autoritaire. J’exigeais, je commandais, je trépignais. Mes caprices étaient les signes de mon nouveau pouvoir. Je voulais tant les faire plier et même les humilier. Car mon nom, celui que mon père m’avait donné, valait bien tous leurs titres, et leur riche passé devait s’effacer devant notre beau présent. Dans la corbeille de ma nouvelle vie, je trouvai des voyages, des soirées, un grand et beau mariage avec un patronyme noble et un titre, un magnifique appartement et un château. Il me suffisait à présent de murmurer, de prononcer un nom, d’émettre un souhait, pour qu’on me tende sur un plateau ce que j’avais demandé.

« On vous attend, me disait-on, ils sont très flattés et même fiers de votre désir. » « Il vous recevra dès demain, répondait un autre. Son emploi du temps est très chargé, mais pour vous il a tout bousculé. » « Venez, entendais-je matin et soir, oh oui, venez vite ! Nous vous en supplions. Vous serez la perle de la soirée. »

Alors je m’habillais superbement et je sortais. La chaîne de mes récompenses, celle que je donnais généreusement, entoura les beaux quartiers de Paris, puis elle courut vers Neuilly, Deauville, Cannes, Biarritz. Les jours manquaient souvent dans mon calendrier. Je devais refuser. Alors, l’après-midi, le téléphone sonnait dans le vide et, sur la petite table de mon salon, le courrier restait en attente. Mais souvent ils revenaient, et ils insistaient. Le soir, dans les bureaux et les appartements des ministères, je racontais tout à papa. Il riait, et moi qui ne pensais qu’à lui, qui ne vivais que pour lui, j’étais soulevée et emportée par son rire. Il entrait en moi, il me bouleversait et me récompensait. Toutes mes fatigues et mes colères disparaissaient soudainement. Nous riions ensemble de ce bonheur qu’il avait arraché et qu’il m’avait offert.

 

Cela dura longtemps, des mois, des années. Pourtant, aujourd’hui que tout a disparu, balayé par le mauvais sort et l’énorme catastrophe qui m’a détruite, aujourd’hui qu’il n’est plus là et qu’il ne sera plus jamais là, ces moments me semblent d’une brièveté inouïe. Mais je ne veux rien perdre, et surtout rien oublier. Alors sans cesse je fouille dans mes jours, ceux de mon si riche passé. J’ouvre mes petits agendas sur les pages desquels j’ai tout noté, les robes que j’ai portées, mes sorties, mes rencontres, mes présents, les cadeaux reçus, mes joies, mes colères et mes tristesses. Ce sont les livres de ma vie. Mais j’ai été très prudente, et j’ai tout codé et dissimulé. Chaque soir de ce maudit présent, celui qui est désormais le mien, je retrouve dans mes notes les noms de ceux qui hier baisaient ma main et me tendaient des fleurs, ceux qui me couvraient de présents et de compliments, ceux-là mêmes qui m’ont ensuite abandonnée ou rejetée, ces pleutres ou ces lâches pour qui j’ai le plus grand mépris.

Je ne les vois plus, je ne les entends plus. Si jamais d’aventure, je les aperçois, je tourne vite la tête. Pourtant, à certains moments, par jeu ou défi, je fixe sur eux mon regard noir, pour qu’ils comprennent bien ce que je ressens, et plus encore, pour qu’ils prennent peur et qu’ils fuient s’enterrer dans leurs trous. Dès que je rentre chez moi, je m’isole dans ma bibliothèque et seule, toute la nuit, je lis mes petits carnets. Parfois je souris en retrouvant un bon moment, en me souvenant d’une scène, d’un mot ou d’une rencontre. Mais souvent, saisie par la colère ou l’émotion, j’enfonce mes ongles dans mes poignets, je griffe mes joues et mon front, je frappe le sol et les murs avec mes poings.

Cette interminable lecture m’obsède et m’épuise. Cela fait des mois, peut-être plus d’une année, que j’exhume les images de ce passé. La douleur est extrême. Elle noue ma gorge, agite mon cœur, étreint mon corps. « Où vais-je ? » me demandé-je souvent. Quand l’angoisse est trop grande ou que le froid m’envahit, je cours au cimetière Montparnasse et je lui parle. Je lui dis que je vais mal, que je me sens abandonnée et qu’il est temps pour moi de faire le grand saut. J’attends un long moment devant sa tombe. Et puis je recommence. Je lui dis que ma vie a été trop dure, que j’ai tout fait pour être à la hauteur de ses ambitions, que je me suis battue pour lui et que j’ai cru avoir gagné. J’étais devenue une princesse devant laquelle on s’inclinait. Au monde qui m’entourait, je tendais à bout de bras son nom et son portrait. Après son assassinat, je n’avais pas baissé les bras. Je l’avais défendu bec et ongles, comme une furie, une Antigone, abandonnant toute ma vie pour lui. Le silence m’entoure. Parfois la pluie coule sur mes cheveux et mes joues. Elle se mêle à mes larmes. Ce sont des larmes de colère et de haine.

En revenant chez moi, un calme étrange m’envahit. Entre ces murs tapissés de livres, je sens sa présence et j’entends soudain sa belle voix, chaude et tendre. Il me dit qu’il m’attend, que cela fait longtemps qu’il m’accompagne, mais qu’il est patient et que rien ne presse. Il suit mes pas, il écoute mes paroles. Les jours suivants, je range mes carnets et je guette la nuit. Quand onze heures sonnent à ma petite horloge, je choisis une des merveilleuses robes que j’ai portées pendant ma vie. Je me glisse dans un modèle de Balenciaga de taffetas noir, sur lequel je pose des renards argentés. Un autre soir, je prends une robe de Schiaparelli, bleu et rouge, et, le lendemain, un fourreau de chez Chanel imprimé de coquillages argentés. Mon corps est sale, je ne me lave plus parce que l’eau sur ma peau me brûle ou me glace. Mais, dès que j’ai enfilé l’une de ces robes, je redeviens unique. Je suis une nouvelle fois, et pour toujours, celle que j’ai été.

 

Je descends enfin les escaliers de mon appartement. Le taxi que j’ai fait appeler attend devant ma porte.

« Où voulez-vous aller ? » demande-t-il.

Je lui dis de rouler vers la Concorde, de tourner autour de l’Obélisque, et la course dure longtemps. Parfois je le fais arrêter. Nous attendons un moment. Puis nous filons vers la rue de Rivoli.

« Place Vendôme, dis-je soudain. Allez. »

Dès qu’il stoppe, je descends de la voiture. Un couple m’aperçoit. L’homme, qui est âgé, me reconnaît. Alors il recule, tremble et, soudain, entoure sa compagne avec ses petits bras. Ils fuient en courant. Je suis ce spectre qui les effraie.

Les jours suivants, je reviens et erre dans Paris. Une nuit, assise dans la voiture, je ferme les yeux. Des drapeaux à croix gammée se dessinent. Ils flottent au sommet des grands hôtels et des bâtiments publics. Je roule à toute allure dans une ville sans lumières et sans bruits. Je suis la seule à pouvoir circuler à cette vitesse. Personne ne m’arrête, car tout m’est permis.

« Plus vite », dis-je à ce chauffeur que je ne connais pas. La voiture accélère. Mais les feux rouges cassent la vitesse.

« Roulez ! crié-je. M’entendez-vous ?

– Mais, madame, ce n’est pas possible.

– Alors, puisque tout est fini, rentrons. »

Il avance lentement.

« Qui êtes-vous, madame ? » me demande-t-il en arrivant.

J’ouvre les yeux et le fixe.

« Josée Laval ! » dis-je en claquant la porte.

Il sursaute.

« Malheur ! » marmonne-t-il.

Je monte péniblement jusqu’à mes appartements. Sur le plancher de mon salon, mes robes s’étalent. Je les regarde, les touche et les soulève. J’en saisis une de crêpe noir. Mais soudain, comme un éclair, une autre m’apparaît. Ses couleurs sont vives, et je pense alors à un jour de ma jeunesse.

1

C’était un matin de novembre. La veille, je m’étais plainte à cause d’une robe que je n’aimais pas. « Tu n’es qu’une enfant gâtée », m’avait lancé ma mère, exaspérée par mes reproches. Papa n’avait rien dit. Mais j’avais senti que mes mots l’avaient blessé. « Tu sais, m’avait-il dit le lendemain alors que je m’asseyais à côté de lui dans la voiture qui devait me conduire au lycée, j’ai réfléchi toute la nuit et je pense que tu as raison. »

Le chauffeur s’arrêta devant les Grands Magasins du Louvre.

« Choisis la robe qui te plaira », me dit mon père.

Dès que j’entrai, les vendeuses m’entourèrent. Au bout d’un long moment d’essayage, je me décidai pour une très belle robe de velours bleu saphir. Quand je revins à la voiture, mon paquet sous le bras, mon père me fixa en souriant.

« Alors ? dit-il.

– Elle est très belle », lui répondis-je en l’embrassant.

Mais le soir, alors que je m’amusais à défiler dans toutes les pièces de la maison, il me demanda de m’asseoir face à lui.

« Écoute-moi bien, dit-il, et retiens mes mots. Nous sommes des intrus. Les chemins que j’ai parcourus étaient tous semés d’embûches. Partout il y avait des trous, des pierres et de la boue. J’ai sauté, rampé, marché jusqu’à épuisement. Je l’ai fait quand j’étais seul, et plus encore depuis que tu es née. Aujourd’hui, la page est définitivement tournée. Désormais la route sera large et nos pieds s’enfonceront dans des tapis rouges. Pourtant, je n’ai rien oublié et je sais que les grands de ce monde, ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans leur bouche, entourés de serviteurs, nous traiteront toujours de parvenus. Il faudrait être fou ou aveugle pour oublier cela. Mais, sur les sentiers escarpés où j’ai péniblement marché, j’ai puisé ma force, mon intransigeance et mon goût pour la vie. Pour toi, ce sera différent. Tu ne connaîtras jamais la peine et les nuits sans sommeil, l’immense fatigue et le manque. Tu seras une héritière, l’une des plus attendues. Aussi je veux qu’à partir de ce jour tu sois à la hauteur de notre nouvelle situation. Mais n’oublie jamais qui nous sommes et d’où nous venons. »

Les jours suivants, je sortis en ville. Je quittai vite la blouse en toile beige étroitement serrée à la taille par une petite ceinture que nous portions au lycée Molière, dans la rue du Ranelagh. J’avais alors seize ans. Des années qui précèdent, je me rappelle surtout les visites des clients de mon père et les soirs d’élection. Son cabinet d’avocat avait commencé en accueillant des ouvriers, des syndicalistes menacés ou poursuivis, et en traitant des petites affaires. « Tout compte, disait-il. C’est ça, l’école de la vie. » Notre appartement de la rue du Faubourg-Saint-Martin était un lieu de passage et de bouillonnement. J’entendais les conversations, et je suivais le mouvement. La sonnette tintait. Ils arrivaient, s’installaient, parlaient. Ces hommes étaient vêtus de gris ou de noir, avec des blouses, des pantalons de travail et des gros souliers ferrés. Ils entraient en quittant leurs casquettes qu’ils posaient sur leurs genoux. Leurs mains me paraissaient énormes. Au début, elles m’avaient effrayée. Mais ensuite j’avais vu qu’elles étaient belles, généreuses, douces parfois. Ils racontaient des violences policières, des arrestations et des combats électoraux. Parfois, le soir, j’accompagnais mon père dans la banlieue, à Aubervilliers. Nous passions dans ce qu’on appelait alors « La zone » où, dans des baraques de bois, s’entassaient tous les sans-logis. L’odeur des usines d’équarrissage m’étouffait. « C’est leur parfum ! » disait mon père. Nous circulions ensuite dans les petits cafés de la ville. Papa entrait, serrait des mains, parlait. Les gens l’écoutaient en silence. En sortant, nous apercevions des enfants maigres qui jouaient le long des canaux où l’eau croupissait au milieu des tas d’ordures.

Les soirs de scrutin, Aubervilliers était en fête. J’entendais les cris de joie, je voyais les rassemblements, je suivais des groupes. « On a gagné, hurlaient-ils, et, à présent, les bourgeois peuvent bien se serrer. » Papa marchait lentement au milieu d’eux en souriant. « Le monde va bouger, disait-il. Que vienne enfin pour nous le beau printemps. » Tard dans la nuit, nous rentrions à la maison où maman nous attendait. Elle nous accueillait avec de petits reproches, des caresses et une grande table sur laquelle s’étalaient les plats. Je me souviens aussi de ma première visite à l’Assemblée nationale et de ce jour où il m’avait obligée à serrer la main d’un soldat noir en faction devant une caserne. C’était, disait-il, mon apprentissage.

J’avais fait la connaissance de Fernande plusieurs mois auparavant. Son père, un armateur prospère dont les bateaux transportaient les marchandises entre Marseille et les ports d’Algérie, avait connu de graves difficultés financières. Les procès avaient suivi, et papa l’avait défendu. Il nous avait présentées. Fernande était née le 20 juin 1911, et moi, un peu plus tôt, le 2 avril. Mais je disais toujours que j’avais ouvert les yeux le 1er du mois. C’était mon petit mensonge, un jeu, une façon de me démarquer et d’être unique. J’étais un poisson d’avril.

Nous habitions alors depuis quelques années à la Villa Saïd, dans le 16e arrondissement de Paris. J’allais souvent chez Fernande pour jouer avec ses deux sœurs et ses deux frères, que je trouvais très drôles. J’étais très vite devenue le sixième enfant de la famille. « Tu es encore allée chez cette petite juive », disait maman le soir quand je rentrais. Mais elle aimait bien cette fille, et notre amitié la rassurait. Le soir, avec papa, nous marchions dans l’avenue du bois de Boulogne. Chaque jour, j’attendais impatiemment ce moment. Nous sortions, puis nous nous éloignions. Papa portait son gros pardessus et son chapeau qu’il soulevait parfois pour saluer une connaissance. Nous avancions du même pas, l’un et l’autre occupés par ses pensées. Il y avait du silence et deux solitudes. Mais il suffisait d’un bruit, un oiseau qui s’envolait, une lumière ou une étoile qui apparaissait dans le ciel, pour que nos yeux se retrouvent. Il me souriait, et je lui répondais. C’était notre langue, notre entente et notre amour. Nous reprenions ensuite notre marche silencieuse et, au bout d’un long moment, nous rentrions.

 

La robe de velours bleu saphir fut un merveilleux sésame. Je la portais pour la première fois à un goûter chez les Malvy. Je la remis ensuite à d’autres occasions. Madame Pams, qui était l’épouse d’un riche sénateur des Pyrénées-Orientales, m’accompagnait souvent dans mes sorties. Madeleine Siaume, dont le mari possédait une imprimerie de journaux, un appartement au-dessus du parc Monceau et une belle propriété au sud de Chantilly, me servit aussi de chaperon. Grâce à ces bienveillantes protectrices, je fis mes premiers pas dans le monde où l’on me reçut avec intérêt et beaucoup de curiosité. Mes cheveux et mes yeux noirs, mes dents blanches et mes jolies jambes plurent au plus grand nombre. Je commençais à apprendre l’élégance, les gestes de politesse et les mots de courtoisie.

« J’ai vu hier, Monsieur le ministre, écrivit une relation de mon père, une jeune fille au regard sombre, et pâle comme un clair de lune. Elle était silencieuse. Mais elle avait votre nom, et elle vous honorait. Je vous en félicite. » Mon regard noir, ma peau si blanche, et puis mon nom, surtout mon nom, celui de mon père. L’été de cette année-là, nous partîmes en vacances en Espagne. À Séville, la voiture tomba en panne et nous dûmes revenir juchés au sommet d’un camion qui transportait des corbeilles de fruits. Le souvenir de ce moment extraordinaire nous accompagna longtemps. Le lendemain, devant la cathédrale, une bohémienne lut dans ma main. « Vos lignes, dit-elle, se croisent. Il y aura du bonheur, beaucoup de bonheur. Mais aussi un grand malheur. » Je ne pensais qu’à mon bonheur. Nous rentrâmes riches de souvenirs, et les voyages commencèrent. Pendant plusieurs années, je partis pour l’Angleterre, dans le Kent, dans la pension de jeunes filles tenue par madame Jackling. J’y appris l’anglais tous les matins et, les après-midi, je montais à cheval et jouais au tennis et au golf. En rentrant, je filais à Nice, Cannes, Biarritz, chez madame Pams ou chez les Vincent, qui étaient des amis de mes parents. Avec Fernande, nous fîmes aussi de belles croisières. En Grèce, avec le groupe du professeur Glotz, nous visitâmes Athènes et les Cyclades. Je me rappelle encore une halte qui s’était transformée en vraie aventure. Un soir, à minuit, ils nous avaient fait monter sur un vieux rafiot. La mer était très mauvaise, et nous étions affolées. Après beaucoup de cris et de protestations, ils acceptèrent enfin de nous débarquer. Le lendemain, pour s’excuser, on nous conduisit à Istanbul. Aussitôt arrivées, nous télégraphiâmes à nos parents : « Avons poussé une petite escale jusqu’à Constantinople. » Nous jouions, et nous riions sans cesse. Il y eut ensuite bien d’autres découvertes. Mais mon plus beau souvenir, celui que je garde précieusement dans mon cœur et dans mon esprit, reste la traversée de l’Atlantique et mon premier séjour aux États-Unis.

 

Après le lycée, j’avais commencé des études de droit qui m’avaient vite ennuyée. Je m’étais alors tournée vers l’École du Louvre pour occuper mes temps de liberté. Ils étaient rares, car papa avait de plus en plus besoin de moi. Ma mère n’aimait pas sortir et j’accompagnais mon père dans ses visites, les cérémonies auxquelles il participait et tous ses autres moments de représentation. Je découvris alors l’importance des hiérarchies, des titres, des gestes et des mots qui devaient sans cesse s’adapter et convenir aux situations. J’appris à m’effacer, à jouer avec les silences et les regards. L’art du secret et sa mise en scène, et tout le talent qu’ils exigeaient, entrèrent dans ma vie. Depuis plusieurs années, nous nous étions élevés et nous avions changé.

À ce monde qui n’était pas le nôtre, nous avions emprunté les apparences, les signes et les discours. C’était, bien sûr, une imitation, mais nous étions de remarquables élèves, et l’ambition nous entraînait. Dans les ministères de la Justice, place Vendôme, de l’Intérieur, place Beauvau, et dans tous les autres lieux prestigieux où papa passa, nous fûmes toujours à la hauteur de nos rôles. Mon père savait s’imposer, s’entourer et trancher. Maman, à la maison, travaillait pour lui. Fille d’un maire et sœur d’un député, elle avait un grand sens politique. Chaque jour, elle lisait la presse et elle découpait des articles qu’elle nous montrait le soir. Elle allait aussi dans quelques réceptions et en organisait d’autres. Mais tout cela, en vérité, l’ennuyait, car elle aspirait à une vie calme et bourgeoise. Moi, j’aimais les défis, l’aventure et les ascensions. J’adorais ouvrir les portes, sentir les courants d’air, gravir les montagnes et plonger dans la mer. Cette école du monde et du pouvoir m’emportait et me rendait heureuse.

Je goûtais au bonheur d’être reçue dans des palais, de m’asseoir sous des plafonds dorés. Je participais aux jeux et aux conversations. La fortune et le luxe m’attiraient comme un aimant puissant. Ils devinrent ma drogue et ma raison de vivre. Pour être à la hauteur de notre nouvelle position, papa avait acheté un manoir en Normandie où, loin de Paris et de sa banlieue, il retrouvait les plaisirs de la campagne. Il y séjourna pendant plusieurs années avant de pouvoir réaliser son rêve le plus cher : en 1931, il put enfin devenir le châtelain du village de son enfance.

Cette année-là, le 16 octobre précisément, nous nous rendîmes au Havre. Dans le port, l’Île-de-France nous attendait. Nous montâmes sur le grand bateau, et nous partîmes pour l’Amérique. Papa était le président du Conseil et je l’accompagnais dans ce voyage officiel. J’avais vingt ans. La traversée dura six jours. Sur le pont du navire, les photographes nous demandèrent de poser. Sur l’un des nombreux clichés qu’ils m’ont ensuite donnés, je me vois vêtue d’un long manteau de cuir noir bordé aux poignets et au col par des fourrures. Sur ma tête, j’ai posé un petit béret vert. Appuyé sur une canne, papa a sa cravate blanche. Il me regarde en riant. L’air du large heurte nos visages. C’était un moment de récréation. Le reste du temps, papa travaillait dur dans une immense cabine, seul avec les experts financiers et ses conseillers politiques. En l’attendant, je jouais aux petits chevaux et je parlais avec Jacqueline, qui m’accompagnait pour me guider et me distraire. Son mari faisait également partie du voyage. Les Patenôtre étaient des gens très riches et très influents. Fils d’ambassadeur et patron de presse, Raymond était aussi député. Autour de Rambouillet, le père de Jacqueline possédait de grands domaines. Âgée de vingt-cinq ans, elle était mon modèle. J’aurais tellement voulu avoir sa vie.

L’arrivée à New York fut inoubliable. Les officiels nous attendaient sur les quais. Il y avait l’ambassadeur Paul Claudel, les représentants de la communauté française et des tas de personnalités américaines. Papa prit place dans la première voiture à côté du maire de la ville, monsieur Walker. Je m’installai dans la deuxième à côté du gouverneur Al Smith. Une suite innombrable de grosses voitures nous accompagnait. Nous remontâmes Broadway sous une pluie de confettis et de cris de joie. La ticker-tape parade ravit nos yeux et nos oreilles. Après tout ce temps passé et tous ces événements, son souvenir me bouleverse encore. Je découvrais les gratte-ciel et je voyais les immenses foules rassemblées le long des trottoirs. Des drapeaux étoilés et tricolores flottaient de tous côtés. Des mains se tendaient, des chapeaux volaient. Les cris de « Vive la France », « Vive Laval » retentissaient.

À notre arrivée à City Hall, j’étais essoufflée et folle de joie. La suite des discours et des présentations s’est brouillée dans mon esprit. J’écoutais, je traduisais. Papa répondait. Il était fier et heureux. Le soir, je montai au sommet des cent trois étages de l’Empire State Building. Sur une longue robe, j’avais passé un manteau de fourrure. Un collier de perles noires et des fleurs accrochées au revers gauche mélangeaient les couleurs. On me fit asseoir sur une banquette. Devant moi, il y avait une chaise noire sur laquelle était posée une installation électrique. Une nuée d’officiels et de photographes m’entourèrent. Je souriais devant leurs objectifs. Le rouge de mes lèvres soulignait la beauté de ma bouche. Un homme vêtu d’un costume gris et d’un chapeau beige se mit alors à compter. « One, two, three… Go ! », cria-t-il. De ma main droite, j’appuyai sur la boule qui surmontait l’appareil électrique. Pour la première fois dans son histoire, la statue de la Liberté s’illumina.

Le public applaudit. Les flashes crépitèrent. J’étais devenue la star de New York. Le soir, Jacqueline me dit que cette histoire marquerait ma vie et que, désormais, tout m’était possible. Nous partîmes le lendemain pour Washington où le président Herbert Hoover nous reçut à la Maison-Blanche. Pendant que papa s’entretenait avec lui de sujets politiques et financiers, je visitai les jardins en compagnie de madame Hoover. Au bas des escaliers menant aux appartements privés, nous posâmes longuement pour les photographes.

L’un d’entre eux portait de grosses lunettes à monture noire. Son crâne était dégarni, son front, très large. Mais son œil était unique. Je l’avais su dès que je l’avais vu tenir son Leica. Ensuite, dans le train, il m’avait montré son livre de photos, et je l’avais choisi parmi tous les autres. Erich Salomon prit de superbes clichés. Grâce à lui, nous devînmes les acteurs d’un film exceptionnel.

Ce jour-là, papa portait un gilet, une veste sombre et un pantalon rayé. Monsieur Hoover avait une chemise très blanche et une cravate à pois. Son épouse avait mis une longue et ample robe à fleurs. Après avoir longtemps hésité, mon choix s’était tourné vers une petite robe à carreaux nouée à la taille par une large ceinture. Un foulard entourait mon cou. J’étais jeune, frêle et très intimidée. Mais je savais tenir mon rang et je servais papa. Un très long repas entrecoupé de discours et de toasts suivit. En aparté, l’ambassadeur Claudel me dit que mon attitude était exemplaire et que Pierre Laval pouvait être fier de moi. Le magazine Time le consacra homme de l’année. En couverture, ils placèrent une photo de Salomon sur laquelle papa pointait son doigt pour expliquer et convaincre. La France était alors une très grande puissance, et Pierre Laval la dirigeait.

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