Regards sur notre monde
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Description

L'amour est-il pensable ? D'où vient la violence ? Qu'est-ce que la complexité ? Y a-t-il une culture européenne ? Quelle place pour Dieu ? Ce livre d'entretiens offre des clés forgées par cinq des plus grands intellectuels contemporains pour comprendre notre monde. Au fil des entretiens, le lecteur découvrira en des termes simples et lumineux des concepts fondamentaux pour entrer dans une meilleure intelligence de notre condition humaine et dégager librement un chemin de vie et - pourquoi pas ? - de bonheur.

Un véritable "manuel de l'honnête homme" du XXIe siècle qui certes alerte sur les menaces qui pèsent sur notre société mais délivre aussi et surtout un formidable message d'espoir pour les temps à venir.


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Publié par
Publié le 19 décembre 2012
Nombre de lectures 45
EAN13 9782728917709
Langue Français

Extrait

Image couverture
Image pagetitre

Ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir.

 

Saint-John Perse, Amers.

À Pierre,

 

À mes fils, Sylvain, Augustin, Victor et Oscar

 

 

 

 

 

Les entretiens retranscrits dans cet ouvrage ont été réalisés entre 2006 et 2011.

Ce livre est publié avec l’aimable autorisation des personnalités interviewées.


Avant-propos

 

L’image télévisée était sombre. L’homme qui parlait était âgé. Il était interviewé ou plutôt en dialogue avec un autre homme. D’un vieux fauteuil, la parole s’élevait, pure et magistrale. Je reconnus Yeshayahou Leibowitz. Ce grand philosophe, chimiste et écrivain israélien, né à Riga en 1903 et mort en 1994, reste une des figures intellectuelles les plus remarquables de la société israélienne. Souvent mis en cause pour ses opinions intransigeantes et anticonformistes sur la politique, la religion, le judaïsme, l’armée, la morale et l’éthique, il accueillait de nombreux visiteurs avec qui il aimait discuter. Yeshayahou Leibowitz était un ardent critique de la politique israélienne, surtout celle concernant les territoires occupés. Ces prises de parole tapageuses et sans concession étaient célèbres et lui avaient valu beaucoup d’ennemis. En Israël, il est encore aujourd’hui surnommé le « prophète de la colère ». Il exhortait les soldats israéliens à la désertion. Non à l’intifada ! Les soldats devaient risquer l’exclusion de l’armée israélienne et la prison plutôt que d’accepter de tuer des enfants palestiniens. Il vivait dans une maison à Jérusalem. « N’avez-vous pas peur de vous faire assassiner ? » lui demandait le journaliste. Et la réponse fusa, limpide, presque gaie et joyeuse : « Ma porte est ouverte. Ils peuvent venir. Mais que peut craindre un homme de mon âge ? Qu’ils viennent ! Je suis prêt. » Comme Socrate, il appelait la mort, il ne la craignait pas, au nom de la vérité qu’il défendait, au nom de la justice. Le courage, c’était donc cela. Parler, sans peur ; parler, pour réveiller ; pour penser ; pour changer sa vie ; pour aider les autres à la changer. Debout ceux qui dorment ! Réveillez-vous, il est encore temps. Il n’est jamais trop tôt pour philosopher, mais il n’est jamais trop tard non plus. Il n’y a plus d’excuses. Dans l’Apologie de Socrate de Platon, lors de son procès, Socrate vit ses dernières heures. Il préfère mourir plutôt que de se taire. Pour sauver sa vie, il peut accepter de s’exiler. Il ne le veut pas. Il ne veut pas déserter la cité. Son rôle, sa vocation de philosophe, c’est – comme le taon – de piquer le flanc de la cité, pour la réveiller, pour la stimuler, pour l’empêcher de s’engourdir.

La perte du logos, de la parole, annoncée par George Steiner après la pire barbarie du XXe siècle, après les atrocités de la Shoah, n’était peut-être pas irrémédiable.

Yeshayahou Leibowitz parlait. Je me souviens aussi de Pierre Vidal-Naquet, son interlocuteur ou plutôt son discret auditeur, engagé lui aussi dans la défense des droits de l’homme. Dans son livre L’Affaire Audin, paru en 1958, à travers le cas de Maurice Audin, il s’était engagé d’une manière virulente contre la torture pendant la guerre d’Algérie. Ce fut une époque très dure pour lui. Il avait reçu des menaces de mort, m’avait-il confié lors de l’interview qu’il m’avait accordée en mars 2006, peu de temps avant sa mort le 29 juillet de la même année. « Mais personne n’est venu, a-t-il ajouté, car la vérité, même si elle dérange, est plus forte et plus puissante. »

C’est cette vérité que je voulais entendre. Cette vérité qui dérange, qui bouscule les idées reçues, qui est une remise en question de nos certitudes, de nos connaissances, de nos croyances. Ma décision était prise. J’irais voir ceux qui pouvaient répondre à mes questions. J’allais interroger les philosophes contemporains, leur demander de décrypter le monde, l’actualité, de me parler de leur conception du monde. Je voulais interroger des penseurs à la parole libre sur les grandes questions de notre temps.

Le mythe de la caverne était toujours présent dans mon esprit. Nous ne voyons que des ombres ou des leurres sur le mur de la caverne. Le philosophe vient nous porter sa parole. Penser librement en bousculant les idées reçues inquiète. Cette pensée provoque le déchaînement médiatique. Il faut un certain courage pour affirmer ses idées. La tâche du philosophe, c’est de dire ce qu’il voit, et plus encore, comme dit Charles Péguy, de voir ce qu’il voit. Or le « politiquement correct » nous interdit de voir ce que nous voyons. Le philosophe, lui, voit ce que les autres ne peuvent pas voir ou ne veulent pas voir. Les questions que je me posais, il fallait que je les pose aux philosophes. À la philosophie.

C’est ainsi qu’est née l’idée de Regards de philosophes, une série de dix documentaires présentés sous forme de dialogue virtuel entre deux philosophes d’obédiences différentes. Cinq de ces interviews originales et intégrales sont retranscrites dans cet ouvrage. Comme Socrate, je voulais interroger. La maïeutique et le dialogue me paraissaient le meilleur moyen. Que voyais-je autour de moi ? Que voulais-je savoir de plus ? Tout et rien. Je me rappelais la phrase de Socrate : « La seule chose que je sais c’est que je ne sais rien », qui fait de lui – au dire de la prophétesse Diotime –, le plus savant des hommes. Car il connaît ses limites et sa juste mesure. La sophrosunè, la juste mesure, prend la place de l’hubris, l’orgueil qui, chez les Grecs, est le pire des défauts, passible de mort. Socrate sait interroger et écouter ses interlocuteurs. Ce savoir est plus important que celui, péremptoire, de ceux qui croient tout savoir.

Philosopher, c’est nécessairement grec. Le philosophos est ami, philos, de la sagesse, la sophia. Il s’exerce à cette sagesse tant psychiquement que physiquement, sans séparer l’âme du corps. Le verbe philein (aimer) pointe l’accueil, la tendresse. Pour les Grecs anciens, philosopher, c’est s’exercer à vivre en dépassant les limites de l’individu et s’ouvrir au monde. Pour les philosophes antiques, philosopher est une thérapie.

Qu’appelle-t-on philosopher ? Nous ne pouvons jamais apprendre à nager en lisant un traité de natation, disait Martin Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ?. Pour nager, on ne peut faire l’économie du lac, du fleuve ou de l’océan. Seul le saut dans la vague le permet.

Il est admis, depuis Platon, depuis Le Banquet, que le philosophe n’est pas sage, ni un sage. Il n’est pas identifié à la sagesse. Tout en s’approchant d’elle, il ne coïncide jamais avec elle. Cette tentation ou tentative vers la sagesse apparaît, en son coup d’envoi grec, comme mode de vie et discours. Il ne s’agit pas de séparer la pratique du discours philosophique, celui-ci fait partie intégrante du mode de vie. On ne peut pas apprendre la philosophie, dit Kant, il faut apprendre à philosopher, il faut s’ouvrir à philosopher. Ce n’est donc pas dans les livres que l’on apprend à philosopher. On s’y donne, s’y adonne. La philosophie, bien avant d’être une question, une quête, est un penchant, une inclination qui nous occupe, nous habite et que nous avons à faire fructifier. C’est, primordialement, avant tout, une praxis, une pratique qui continue à diriger la theoria, la théorie. Si l’on devait tenter de s’approcher de la sagesse, il s’agirait alors pour ce faire de se glisser dans la position du philosophe, de se risquer à une mise en question permanente, à un exercice et à une gymnastique constante de l’âme.

 

Pourquoi ai-je interrogé des philosophes contemporains ? Nous vivons quotidiennement un changement radical de nos conditions de vie. L’homme doit se réinventer, réinventer son mode de vie, sa pensée, son rapport à la société et au monde, son rapport à la religion. Dans un monde de plus en plus mondialisé, interdépendant, technicisé, la parole du philosophe me semblait donc plus que jamais nécessaire. Cette parole nous aide à décrypter le flux incessant d’images, d’informations, de marchandises qui irrigue la planète village. C’est pour les faire réagir et mettre en résonance leurs pensées respectives que je suis allée à la rencontre des philosophes et plus particulièrement de cinq d’entre eux : Éric de Rosny, Bertrand Vergely, Edgar Morin, Jean-Luc Marion et Rémi Brague. En répondant à mes questions, ils donnent un éclairage original sur ce qu’est et sera notre société, et ouvrent de nouveaux horizons. Leur pensée libre de tout conformisme exprime une perspective innovante sur le futur de l’humanité. Leur parole est comme un testament laissé à l’homme du XXIe siècle et aux jeunes générations.

Comment être homme face aux monstres qui nous dévorent : mondialisation, technologie, médias, politique, fractures sociales multiples, ignorance, maladies, guerres ? Comment affirmer son identité et ses croyances ?

Avec mon bâton de pèlerin, dans ma quête de vérité, j’ai arpenté un chemin de questionnement : « Dieu existe-t-il ? Les monothéismes peuvent-ils se réconcilier ? Sommes-nous tentés par le manichéisme ? Le Mal est-il notre tache originelle, essentielle, dont nous ne pouvons nous débarrasser et qui nous conduit irrémédiablement aux pires horreurs ? Les préceptes christiques sont-ils les seuls à pouvoir nous sauver ? La tempérance, la prudence, le courage et la justice et les vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité sont-elles des vertus encore praticables dans notre monde ? » Toutes ces questions et bien d’autres restaient sans réponse. J’ai tenté de les éclaircir grâce à la parole de ces « proches de la sagesse » qui s’expriment sur tous les sujets de notre temps. À travers mes interviews, je voulais mettre en valeur les thèmes qui nous sont chers à tous, à nous et à eux : la réflexion philosophique porte sur des champs extrêmement contemporains, qu’ils soient scientifiques, littéraires, philosophiques, éthiques, religieux.

Il y a une interaction possible entre l’actualité et la pensée philosophique. La quête du bonheur, les dangers de notre civilisation, la violence et le sacré, l’accès au savoir, les nouvelles technologies, les progrès de la science et de l’éthique, mais aussi les grands thèmes philosophiques et chrétiens, le courage, la vérité, la liberté, le pardon, la maladie, la vieillesse, la souffrance et la mort, l’Autre, l’Amour, les monothéismes, les vertus, la foi, la charité, l’espérance et les valeurs du christianisme sont autant de concepts et de réalités qui s’inscrivent dans la mouvance contemporaine et qui sont, si nous les comprenons mieux, un gage de survie et de vie pour l’homme du XXIe siècle.

La retraite du mot a laissé place aux sciences, seul langage capable de décrypter le réel. Mais peut-on tout expliquer scientifiquement ? La technique peut-elle remplacer l’éthique et la spiritualité ? Le philosophe réveille la cité et dit ce que d’autres n’osent dire. Il construit l’avenir. Quelle place lui réserve-t-on dans notre monde contemporain ? Quel message d’espoir porter pour la nouvelle génération ?

 

Face à la violence et au sentiment spirituel d’une possible rédemption, toutes les civilisations ont eu à rendre compte de la réalité d’un monde invisible, d’un au-delà. Toutes les cultures ont tenté de donner un sens à la vie de l’homme sur Terre. L’expérience philosophique et religieuse est universelle mais la description de cette expérience est toujours liée à un univers de pensée déterminé. Il existe de nombreuses philosophies dans le monde entier. À titre d’exemple, en Extrême-Orient cohabitent le taoïsme, le brahmanisme, l’hindouisme et le bouddhisme. En Afrique, on trouve l’animisme et le chamanisme ; en Grèce ancienne, l’épicurisme, le stoïcisme, le platonisme et le néoplatonisme. Au Moyen-Orient et en Occident naissent successivement le judaïsme, le christianisme et l’islam. Pour mieux comprendre comment s’exprime cette universalité à travers ces particularismes, j’ai voulu confronter deux pensées opposées : la philosophie occidentale et la philosophie issue de la tradition africaine. Cherchant une nouvelle perspective, j’ai interrogé Éric de Rosny, jésuite, anthropologue de la santé, initié au chamanisme africain, qui a vécu cinquante ans au Cameroun. Son approche est une ouverture et un pont entre deux pensées aux fondamentaux opposés et pourtant proches. Initié à la pratique des Nganga par son maître Din, il s’est intéressé au comportement des personnes devant la maladie. Le Nganga est un anti-sorcier qui est à la fois un thérapeute, un prêtre et un juge. Éric de Rosny a reçu de Din la capacité de voir ce qui échappe aux yeux ordinaires. Cette acquisition du savoir par initiation lui a été essentielle. Par son maître Din, il a eu les yeux ouverts sur la violence du monde, celle qui nous habite et nous dévore comme un volcan. Il nous apprend que, pour la prévenir, il faut en finir avec le mythe de l’individu. Dans la tradition africaine des Nganga, en effet, on ne guérit jamais seul. Le Nganga vise la communauté, l’entourage, la famille. En pratiquant l’hospitalité spirituelle, Éric de Rosny a changé le destin de beaucoup de gens et est venu en aide à de nombreuses familles. Il nous apprend que la rencontre des différences est la clé de l’avenir de l’homme.

 

Voir ce qui échappe aux yeux ordinaires n’est possible qu’à ceux qui savent qu’il existe une autre vie régie par l’expérience de l’intériorité. Bertrand Vergely, philosophe élevé dans la tradition religieuse orthodoxe, m’a ouverte à l’essence de la vie intérieure. Il prône la vie intérieure, l’exigence de la vertu et essaye de réconcilier par la philosophie la rationalité, la métaphysique et le religieux. Bertrand Vergely s’adresse à ceux qui veulent mieux vivre leur vie. Il remet au goût du jour la notion de vertu, les sept vertus chrétiennes présentées par saint Thomas d’Aquin : la justice, la tempérance, la prudence, le courage puis la foi, l’espérance et la charité. Ces sept vertus forment une maison : « Vous avez le carré des vertus cardinales et le triangle des vertus théologales. » Elles nous permettent de vivre Dieu tous les jours. Bertrand Vergely va plus loin en inscrivant le bonheur parmi les vertus. Il le rapproche de la sophrosunè, la juste mesure, prônée par les Grecs. Cette vertu de bonheur englobe toutes les autres et nous donne accès à l’émerveillement. Face à la noirceur du monde, nous avons le devoir du bonheur alors qu’il est plus facile d’être triste et d’afficher un nihilisme destructeur, véritable tentation de notre siècle. Le christianisme montre une nouvelle voie vers ce bonheur. Saint Augustin, dans ses Confessions, écrit : « C’est par l’idée de bonheur que Dieu parle à l’homme. » Le bonheur, c’est le goût de vivre, la saveur même de l’existence. La vertu, c’est « le fait de tirer la qualité des choses et, par extension, la capacité des êtres à résister à la facilité et à introduire de l’exigence à l’intérieur de leur vie ».

 

Vie extérieure, vie intérieure : nombreux sont les penseurs et les philosophes qui, comme Emmanuel Kant, les ont différenciées. Edgar Morin, philosophe, anthropologue et sociologue, dans son livre L’An I de l’ère écologique, dit que c’est en Californie, en 1970, que des amis scientifiques de l’université de Berkeley l’ont éveillé à la conscience écologique. Pour lui, nous sommes entrés dans l’ère planétaire et nous ne sommes qu’à l’Âge de fer de notre vocation d’hommes planétaires. Toute la question est de savoir si nous réussirons notre mutation. Il considère qu’il y a urgence à restaurer les rapports complexes de l’homme avec la planète Terre. Quatre décennies après Berkeley, l’urgence est plus grande que jamais. L’homme doit prendre conscience qu’il doit sauver la planète. L’injonction à la métamorphose que nous lance Edgar Morin, tant au niveau personnel social et économique de notre rapport à la planète Terre qu’au niveau de notre quête intérieure, est une voix qui ouvre des horizons nouveaux et une perspective nouvelle sur le futur de l’humanité.

 

Cette vision du cosmos comme part intégrante de notre être nous amène à la question de l’origine du monde et donc de Dieu. Le Tout-puissant, El-Elhoim, le Créateur, L’Éternel, le Maître du monde, « Je suis celui qui est », la Vérité, « Dieu est Amour », Notre Père : nombreux sont les noms qui sont donnés à Dieu dans la Bible. Sa reconnaissance est si universelle que Jules Renard a pu dire de lui : « Dieu, celui que tout le monde connaît, de nom. » Il m’a donc paru intéressant d’interroger la modification de la figure et de la présence de Dieu parmi nous à travers une approche historique et philosophique du christianisme. Pourquoi une religion, d’une certaine manière excentrique comme l’était le christianisme, est-elle devenue dès le IVsiècle une religion d’État ? Comment ensuite s’est-elle installée au cœur de la culture occidentale ? Nous sommes actuellement dans un moment de post-athéisme. Nombre de personnes sont passées par l’athéisme et tout le monde sait bien qu’il n’a pas le dernier mot. Que signifie alors ce retour au religieux ? Pour répondre à ces questions, je suis allée à la rencontre de Jean-Luc Marion. Pour celui-ci, l’affirmation de Nietzsche : « Dieu est mort », loin de fermer la question de Dieu, l’ouvre à nouveau. Le « Dieu est Amour » des premiers chrétiens supplante le Dieu de Descartes et de Kant. L’Être ne peut plus suffire à définir Dieu. Jean-Luc Marion revient donc à la définition que Dieu « utilise à propos de lui-même » dans le Nouveau Testament, dans la Première Épître de saint Jean : « Dieu est Amour. » Cette tradition de penser Dieu comme Amour n’a jamais cessé dans la théologie chrétienne. Jean-Luc Marion sort ainsi Dieu de tout concept ontologique qui mène selon lui à l’idolâtrie et pose la question philosophique de l’Amour. Mais comment définir l’Amour ? C’est l’immense difficulté que doit surmonter Jean-Luc Marion : créer une logique de l’Amour. L’Amour nous échappe et échappe à l’être au point de ne respecter ni le principe d’identité, ni le principe de raison suffisante : « On peut aimer ce qui n’est pas, on peut aimer ce qui n’est pas encore, on peut aimer ce qui n’est plus. » Dieu sans l’être, Le Phénomène érotique, la réduction érotique, la logique de l’amour, les Certitudes négatives, la non-réciprocité du don, le pardon comme redoublement du don, autant de concepts paradoxaux que Jean-Luc Marion interroge pour mieux nous ouvrir une nouvelle approche du monde, de Dieu et du christianisme.

 

La globalisation et l’héritage chrétien posent tout naturellement la question de l’avenir des chrétiens en Occident. Quelle place est réservée au christianisme dans l’à-venir de la civilisation ? Question indissociable de l’avenir de l’Occident et de l’Europe. Rémi Brague, dont les recherches actuelles relèvent de l’histoire des idées et de la comparaison entre christianisme, judaïsme et islam, pouvait répondre à ces questions. Il s’est particulièrement intéressé à l’identité européenne. Après bien d’autres, il lui reconnaît une double origine, grecque et juive, symbolisée par deux villes phares, Athènes et Jérusalem. Mais pour lui, le moteur de l’Europe a été son attitude « romaine » envers ces deux sources, sa capacité à emprunter à ces deux civilisations. Rémi Brague met en lumière ce qu’il appelle la « voie romaine » ou romanité : l’aptitude à être un passeur et à s’enrichir d’autres civilisations sans les détruire. C’est ce qui a permis à Rome, en empruntant à d’autres, de créer les fondations d’une première unité culturelle, prélude au premier espace européen. Les Grecs ont légué à l’Europe la science, la philosophie, et leur littérature. Les Juifs, eux, par l’Ancien Testament, ont rendu possible le christianisme, fondement religieux de l’Europe. Le mérite du christianisme, c’est d’avoir su tirer sa puissance de cette double alliance. Sur le plan religieux, l’Europe est indéniablement chrétienne. Elle ne doit pas renier ses fondements et il lui faut continuer à entretenir avec ses origines des liens intenses. Ne pas reconnaître son passé et son présent, c’est mettre en péril son avenir. Ce qui n’empêche pas d’être ouvert aux évolutions dont l’avenir est porteur. Sur cet horizon se pose la question des trois monothéismes : celle de leur différence, de leur capacité à dialoguer entre eux et à vivre ensemble car le monde actuel évolue. De notre capacité au dialogue dépendent nos prochaines renaissances. Rémi Brague aborde la question de l’avenir des chrétiens en Occident et pour lui, cette question n’est recevable qu’à la condition de poser celle de l’avenir de l’Occident, de l’Europe en particulier. Cela fait longtemps que l’on annonce la disparition du christianisme. On l’a fait au siècle des Lumières, à la Révolution, dans l’Angleterre victorienne, dans la France anticléricale, en URSS. Ceux qui s’obstinent à prédire la disparition du christianisme risquent de disparaître avant lui car le christianisme a encore beaucoup à nous apprendre et donne une raison de vivre et de transmettre la vie. Il nous donne la certitude que notre existence ne relève pas de la simple survie mais révèle la dignité de la vie. Même minoritaire, le chrétien doit prendre sa croyance au sérieux. S’il croit que tout homme est « le frère pour qui le Christ est mort », et pour qui Dieu a un amour qui est allé jusqu’au sacrifice du Christ, nous pouvons affirmer que tout homme est digne d’un respect infini.

 

La philosophie n’est jamais une théorie abstraite, un commentaire de textes mais bien une pratique qui gouverne la connaissance. L’acte philosophique est une conversion qui transforme de façon radicale celui qui l’accomplit, une modification de la perception du monde qui libère. Il est un exercice, une ascèse, une thérapeutique pour accueillir la vie, la mort, apprendre à se lire et à lire l’autre afin de transmettre et d’éduquer. Cette exigence s’est traduite à travers les siècles. Goethe disait : « Les gens ne savent pas ce que cela coûte de temps et d’effort pour apprendre à lire. Il m’a fallu quatre-vingts ans pour cela et je ne suis même pas capable de dire si j’ai réussi. »

 

Anne Christine Fournier

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