L HOMME QUI N EXISTAIT PAS
10 pages
Français

L'HOMME QUI N'EXISTAIT PAS

-

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
10 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

Rien, aucun papier.
Aucun acte de naissance.
Pas de livret de famille…une misère administrative.
On s’en fout à vingt ans n’est-ce-pas ?
A peine ce faux privilège d’un nom : Maliue, et d’un prénom : Mohamed, donnés par on ne sait qui.

Sujets

Informations

Publié par
Publié le 11 février 2013
Nombre de lectures 126
Langue Français

Extrait

L’HOMME QUI N’EXISTAIT PASRien, aucun papier. Aucun acte de naissance. Pas de livret de famille…une misère administrative. On s’en fout à vingt ans n’est-ce-pas ? A peine ce faux privilège d’un nom: Maliue, et d’un prénom: Mohamed, donnés par on ne sait qui. Je l’aiconnu en 77, j’avaisune vingtaine d’années. Je voyageais au royaume de sa Majesté Hassan II, avec autant d’insoucianceque l’on peut en avoir à cet âge. Là-bas, je prophétisais une certaine jeunesse Européenne. J’avais une voiture et faisais le taxi une semaine après mon débarquement à Tanger. Je devais rester trois semaines, je suis resté six mois.J’ai visité toutle pays, la chaleur du Rif, les oueds rafraîchissantes, le jardin de Dieu. Je pelais les figues de Barbarie comme on pèle l’oignon sans pleurer. Je buvais le thé au milieu de nulle part avec les gardiens de
troupeau qui passaient par là. Je chevauchais les mules et trayais la chèvre.J’écoutais des hommes vieux,j’apprenais à leur pied la patience dans un parfum de menthe brûlante. Mohamed Maliue était le compagnon de mes errancesd’explorateur novice. Je l’ai connu près de Nador, il était coiffeur et me proposa une coupe, mais je n’avais aucun besoin de ses services professionnels. Mon scalp était mon orgueil, car je portais les cheveux longs. Je sollicitais seulement sa gentillesse et son dévouement. Ce n’était pas rienmais il donnait tant pour son plaisir et pour le mien. Au-delà des murs de la ville, il y avait la route solide et la présence de ce marcheur badin avec son ombre portée sur le long chemin caillouteux. Dans la douceur épicée des rues, des femmes portaient des voiles fins. Dans la poussière et le bruit, des enfants jouaient. La lèpre pourtant rodait en rasant les murs, au son lugubre des clochettes. C’estpeut être pourquoi les jeunes rêvaient de modernité. Ils disaient vouloir s’affranchir des traditions. Tous voulaient
partir mais pas comme moi. Ils voulaient du travail, une voiture, une femme et tout le reste. Ils rêvaient d’une mort idéale.Au milieu des forêts de figuiers de Barbarie, un chemin de mule s’ouvrait, nous le prenions chaque matin, il plongeait dans un défilé désertique dans lequel serpents et scorpions agitaient leurs corps chargés de venin. Ce défilés’élargissaitaux abords d’une immense plage de galets et de sable grossier face à la mer.C’est là que la nuit venue, Mohamed et ses amis m’invitaient à jouer de la musique avec des instruments improvisés, moi j’avais mon inséparable guitare. Ils connaissaient les Beatles, et ça me faisait bien sourire. Nous étions quelques uns à découvrir nos rêves. Pour moi cette époque n’était que la crête d’un invisible incendie, qui brûlera dans ma mémoire jusqu’à aujourd’hui où ces lointains souvenirs campent sous des cendre encore fumantes.J’ai réussi à circoncire l’incendie.
Les temps ont bien changé : aujourd’hui, j’ai besoin de visages de chair pour écrire. Je suis poursuivi par le bruit nocturne de la civilisation. J’ai planté mes dents dans les derniers fruit de la consommation. Foin de poète et de transmutation. Le caméléon est devenu ce lézard commun qui se dore la pilule sur le bord de son chemin. Si mon talent de conteurdépend de l’humeur du lecteur, j’aime à témoigner des soleils couchants étranglés par un sombre nuage de passage. Des horizons visités autrefois remontent de mes songes. Aujourd’hui j’ai l’âge où chaque plaisir est un plaisir sans pareil, malgré ce fruit amer que je ne digère plus : mais il faut bien mangern’est-ce pas ? Alors je consomme la pomme, le ver et l’emballage. Promoteurs dutout jetable-reprenez le talent que vous m’avezvendu : vous en aurez peut être besoin quand vous aurez faim. Jusqu’à Kebdana, l’ombre duRif me revient violemment. La chose est simple.
Je viens de lire sur le journal quotidien «l’histoire d’un homme qui n’existait pas». Mohamed Maliue. La transition est étonnante. On appelle çale hasard de la vie-Il serait né le 29 Octobre 1953 à Nador au Maroc. Il aurait soixante ans aujourd’hui. Depuis bientôt soixante ans Mohamed Maliue existe mais il n’est personne. Mohamed n’a jamais eu de papier. Pas d’acte de naissance, pas de sécurité sociale, pas de logement, pas de permis de conduire: rien. Il n’est qu’un cul de sac administratif, une impasse improbable. Une ombre sur laquelle on s’essuie lespieds. Je n’ai même pas pu me marier…Où que j’aille, quoi que je fasse je n’ai droit à rien.» confesset-il avec une certaine naïveté devant la presse qui a un article à déposer sur son journal. Le titre est déjà en place. Accrocheur, il sonne bien : «L’homme qui n’existait pas» Le journalisme est une chose bien curieuse. Le sensationnel fait toujours recette.
Dans une lutte épuisante contre l’effacement, l’homme qui n’existait pass’excuse encore et toujours d’être là. Il est de trop, tellement peur de gêner tous ceux qui sont administrativement répertoriés. Mais il jouit de la vie, pour lui c’est là l’essentiel. Il ne donne que ce qu’il possède : c'est-à-dire ce vague sourire et cette bonhomieque j’ai rencontré trente cinq ans en arrière. Chez lessiens, il n’avait besoin de rien, mais ici la chose est différente. Devant la journaliste qui l’interroge, il raconte : Vous savez, j’ai toujours rasé les murs, j’ai l’impression que les autres me regardent: je suis mal à l’aiseet pourtant j’existecomme vous. » Dans un assez bon Français mâtiné d’expressions locales, Mohamed se raconte avec une mémoire et une précision de biographe. Entre une adolescence déboussolée, à la Dickens, une entrée dans l’âge adulte ponctuée par de nombreuses arrestations pour non présentation de papiers, Mohamed va
poser ses semelles de vent sur le territoire Espagnol, avec des petits boulots à la clé. Un destin noyé d’indifférencel’embrasse fougueusement. Il ne le lâchera plus. Passeport où pas, il y a pourtant des portes entrouvertes dans le monde. Malins sont ceux qui les poussent. De retour chez lui dans le Rif, c’est là que je l’ai connu. Il était jeune et moi plus que lui encore. Qu’avions-nous à faire à ce moment là deshistoires de papiers et d’acte de naissance ? Témoigner du nom : de qui, de quoi ? Exhiber fièrement un patronyme, ne donne pas au cœur la volonté de battre.Nos intérêts se trouvaient ailleurs. Nous promenions alors nos visages de circonstance avec la spontanéité de la jeunesse. Nous étions en errance dans un idéal honni des adultes. Le ciel était donné à tous, surtout à toi : le jeune hommequi n’existait pas. Nous nous proclamions amis, c’est ce que nous étions. Il me disait :
-« De retour chez toi, procures moi des papiers car je veux venir en France » Et moi, naïvement je pensais que la chose serait aisée et que j’allais accueillir dans quelques mois mon ami de Nador à la gare de Toulouse Matabiau. Voilà comment j’imaginais la suite de cette rencontre. Voilà comment à vingt ans on est un roi. Bien des années plus tard, au hasard de la lecture de mon journal local,je n’ai accueilli que son souvenir par presse interposée. Pourtant je l’ai longtemps attendu au bout de la rue jusqu’à l’effacer de ma mémoire. Le temps a fuien laissant s’installerl’oubli.En lisant l’article, point de photo, mais là,j’ai identifié l’homme sans papiers.L’ami de Nador. De cette personne, j’ai appris un quotidien loin de toute poésie. Un être qui a chaviré dans un destin exceptionnel et sombre. Une criante injustice que cette absence fautive au regard des administrations.
Une administration bâillonnée devant l’espérance qui gueule.L’espérance veut seulement qu’on lui reconnaisse son nom car elle est fille de l’homme.Aujourd’hui Mohamed est dans une famille d’accueil précise le quotidien. Au sein de cette famille, dont le père est marin pêcheur, Mohamed a trouvé enfin son port d’attache. Les enfants l’appellent «tonton ». Il fait partie de la famille. -« Que deviendra Mohamed quand nous ne serons plus là ? »Tati Victoires’interroge.-« Il faut trouver une solution, mais sans état civil c’est l’impasse! » Un comité de soutien s’est organisé autour de Mohamed et de sa famille d’accueil. Je dois absolument me signaler pour tenter de rendre à cet homme mûr tout le respect et la reconnaissance des autres. Il est impossible qu’il soit devenu une ombre sur laquelle on s’essuie les pieds, une balle qui ricoche sans but sur les murs de nos institutions.
Mohamed m’attend-t-il au bout du monde, pas bien loin de chez moi ? Uncœur pur doit trouver partout son jardin de Dieu dansle cœur des hommes. Pour garder le secret que je sais, il est nul besoin de se taire. Je voudrais tellement parler mais à qui ?
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents