La Noblesse du Cœur
139 pages
Français

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Description

Maylis Noguère de Formont.. Un bien joli patronyme, parfois difficile à porter pour une jeune fille d'aujourd'hui. Maylis vit avec une mère exigeante qui se donne des allures de bourgeoise et un père qui se réfugie dans le silence. Une lettre arrivée d'un village landais les invite au centenaire de M. de Formont, arrière-grand-père de Maylis. Comment ? Elle le croyait mort ! À travers Éliette, sa grand-mère originale et dynamique, la jeune fille fait la découverte de sa famille jusqu'à trouver parmi ses ancêtres un personnage fort marquant de l'histoire. Porter un nom ne prouve pas que dans nos veines coule le fameux sang bleu. Maylis apprendra que la vraie noblesse n'est pas celle du nom, mais bien celle du cœur.


L'auteur : Madeleine Mansiet-Berthaud a su s'imprégner des atmosphères et des paysages de son enfance afin de transporter le lecteur au fil de son imagination. Mais c'est surtout la grande Histoire qui lui offre des sujets et des personnages qu'elle se plaît à incarner avec un véritable souffle romanesque. Elle publie ici son quatrième roman aux éditions de Borée.

Informations

Publié par
Date de parution 01 octobre 2014
Nombre de lectures 71
EAN13 9782812914300
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0075€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Extrait
I

L’invitation


MAIS ENFIN, pourquoi vouloir te marier ? Ça ne se fait plus !
À dix-sept ans, ne crois-tu pas que tu as le temps ?
– Tu avais cet âge-là quand tu as épousé papa.
– L’époque était différente.
– C’est ce que disent tous les parents. Vous tenez tous le même discours. J’aime Olivier et nous voulons vivre ensemble.
– Je comprends et j’accepte. Ton père n’y met pas non plus d’opposition. Mais pourquoi t’engager alors que tu es si jeune ?
C’est de la folie !
– Dans moins de un an, je n’aurai plus besoin de votre consentement. Je serai majeure
– On l’est quand on gagne sa vie. Tu n’en es pas encore à ce stade. Et puis on ne peut pas mener à bien des études en vivant en couple. Tu vas tout gâcher.
– À cause de toi. Rien de ce que je veux faire ne te convient.
Même le métier que j’ai choisi.
– Ce n’est pas un travail pour une femme.
– Tu es pourtant la première à admirer les journalistes à la télévision.
– Tout le monde ne devient pas une speakerine célèbre. Pour accéder à ce niveau, il faut avoir de l’envergure. Et des relations ! Et accepter de croupir longtemps dans la rubrique des « chiens écrasés ».
– Tu me préfères à la niche plutôt qu’en reportage à l’étran- ger. Tu refuses de comprendre ce que l’écriture représente pour moi: une passion, une vocation qui deviendra un moyen d’existence.
– Inutile de prendre des risques pour les réaliser. Tu n’as qu’à t’inscrire à la fac de lettres.
– Ah oui ! Pour être prof. Ton rêve. M’user à lire la prose de petits branleurs en mal d’inspiration ! Merci.
Maylis sortit en claquant la porte. Une fois de plus, elle venait de se heurter à sa mère. Depuis près de un an, elles reprenaient la même discussion qui ne les menait à aucune conclusion. Sauf à cette navrante constatation qu’elles ne pouvaient plus se supporter. Pourtant, elle aimait sa mère. Celle-ci s’obstinant à la contrer dans ses choix de vie, la jeune fille regimbait d’autant plus violemment qu’elle estimait trop sage l’avenir qu’on lui projetait et qui ne correspondait pas à ses aspirations.
Il s’agissait de sa propre vie ! Et dire qu’elle devait se battre pour défendre ses idées, arracher la permission d’embrasser une carrière, certes pas facile et peut-être encombrée, mais quelle voie ne l’était pas aujourd’hui ? Elle ne se voyait pas exercer une profession qu’elle n’aimerait pas, tout comme épouser un garçon pour qui elle n’éprouverait pas un sentiment dévorant. « La passion n’est qu’un feu de paille. Tu ignores ce qu’est l’amour », affirmait sa mère, tandis que son père se tassait dans son fauteuil.
N’avait-elle jamais été jeune et amoureuse ?
Cette nouvelle scène l’ayant épuisée, Maylis s’enferma dans sa chambre pour fulminer en solitaire. Et en paix. Tout lui paraissait trop étroit dans sa vie, à commencer par cet appartement dans lequel elle s’étiolait. Il l’étriquait, la réduisait à des dimensions mesquines. Elle n’en pouvait plus de freiner ses enthousiasmes. Elle avait besoin d’air, d’espace, de lumière et de liberté ! Ses rêves étaient grandioses. Ceux qu’elle faisait durant la nuit repoussaient les murs de ce qu’elle appelait sa cage. Les réveils s’en trouvaient d’autant plus douloureux. Reprendre pied dans le réel lui donnait parfois la nausée.
Quand on a de l’ambition, il est difficile de s’accommoder d’un quotidien médiocre. Difficile et frustrant. À tant l’aimer, ses parents la rendaient malheureuse. Sa mère surtout, perpétuellement inquiète de ses moindres déplacements. Elle la soupçonnait même de posséder le don de s’immiscer dans ses pensées. C’en était effarant.
Bientôt, elle passerait les épreuves du baccalauréat et cela les rendait nerveux tous les trois. La jeune fille arrivait à une étape importante de sa vie et ce qu’elle ferait plus tard dépendrait de la direction qu’elle prendrait à la prochaine rentrée.
Le téléphone sonna. Elle entendit sa mère qui répondait :
– Oui, elle est là. Ne quittez pas, je vous la passe.
Olivier ! Ce ne pouvait être que lui. En effet. Il lui donna rendez-vous au « Crayon », cette tour à l’architecture audacieuse plantée à la Part-Dieu, centre des affaires, et qui dressait sa pointe taillée comme la mine d’un crayon sur le ciel lyonnais.
Elle ramassa son sac, embrassa distraitement sa mère qui lui recommanda :
– Ne rentre pas trop tard.
Elle ne répondit pas. Jusqu’à quel âge devrait-elle rendre des comptes ? Jusqu’à quand la considérerait-on comme une petite fille ? À trop la couver, ses parents n’obtiendraient que l’effet contraire. Elle quitterait le nid douillet pour voler seule. Qu’avait-elle à apprendre de leurs expériences passées? Depuis le temps de leur jeunesse, le monde avait changé. Ne pouvaient-ils le comprendre ? Son père la regarda sortir en laissant tomber un laconique « Bonsoir ma fille », qui contenait toute sa désapprobation silencieuse.
Olivier l’attendait. Ils se promenèrent un moment, puis il l’invita à dîner dans un « bouchon », un de ces restaurants typiques de Lyon qui servaient une cuisine gastronomique simple, de celle que les natifs consommaient quotidiennement. Après le saucisson chaud qu’accompagnaient des pommes de terre persillées – ce plat du pauvre conservait ses fervents adeptes ; il est vrai que le saucisson frais cuit à petit bouillon dans l’eau et servi avec du beurre baratté constituait un régal –, ils vidèrent le plat et terminèrent ce repas du soir par un sorbet.
– Alors, qu’est-ce que tu as décidé de faire après le bac ? demanda Olivier.
– D’abord, il faut le décrocher.
– Pour toi, ce sera une formalité.
– C’est ton point de vue.
– Si tu t’inscrivais en fac de droit ?
– Tu ne vas pas faire comme mes vieux !
– C’était pour te taquiner.
– Ce n’est pas drôle.
Olivier était un étudiant sérieux, brillant, promis à un bel avenir. Il appartenait à un milieu bourgeois, ce qui faciliterait grandement ses débuts dans la carrière d’avocat qu’il se préparait à embrasser. Amoureux de Maylis, il ne concevait pas l’union libre. Sa famille tenait aux usages et lui en avait inculqué les règles. Que penseraient leurs relations s’il vivait en concubinage ? On l’accuserait de se désolidariser de son monde, de le renier. Ce qui reviendrait à perdre d’avance une riche clientèle. Du moins était-ce ce qui ressortait des propos tenus par les parents du jeune homme tout prêts à accepter Maylis dans leur cercle, mais avec la bague au doigt. Elle avait un nom et, même si l’on n’en connaissait pas l’origine, la jeune fille se distinguait néanmoins du commun des mortels par cette particule. D’ailleurs, la noblesse ne tenait pas seulement dans son patronyme. Elle émanait de toute sa personne. Et c’est précisément ce titre qui faisait obstacle à leur cher projet. Mme Noguère de Formont ne manquait pas une occasion de rappeler à sa fille que le mariage lui ferait perdre définitivement l’avantage de son nom que plusieurs générations avant elle avaient su porter et transmettre. Un nom qui n’était pas le sien, mais celui de son mari, dont elle se faisait une gloire, une auréole. Dans ses moments de hargne contre sa mère, Maylis se demandait si celle-ci ne s’était pas mariée pour le titre. Et que représentait une particule? Bel héritage qu’un nom s’il ne brille sur aucun domaine, si aucun blason n’est gravé sur la pierre d’un château pour symboliser l’appartenance à une lignée d’ancêtres. À quoi sert-il sans la fortune? En l’occurrence, il pourrait lui permettre, à elle, d’entrer dans une de ces familles lyonnaises qui détenaient l’argent et un certain pouvoir. Encore y laisserait-elle ce legs précieux qu’elle ne pourrait plus transmettre à sa descendance. Ce que l’on attendait d’elle, c’est un héritier direct afin que ne se perde pas le seul bien estimable et estimé des siens. Ce patrimoine qui les rendait si fiers, elle le portait comme une espèce de fardeau. Tout juste si, dans le milieu estudiantin, on ne se moquait pas. Elle devinait même l’ironie de certains professeurs qui l’appelaient mademoiselle de Formont, ou tout simplement mademoiselle de… en insistant bien sur cette particule nobiliaire. Elle se sentait rougir de honte. Seul le mariage l’en délivrerait. Cependant, elle ne se sentait pas prête à cet engagement. Évidemment qu’elle était trop jeune! Était-ce une raison pour s’opposer à son projet ?
Elle soupira. Partir ! Dès qu’elle en aurait terminé avec les épreuves du bac, elle partirait camper avec une amie. Ses parents ne lui refuseraient pas ce dépaysement. Loin de son univers familier, elle réfléchirait. Elle pourrait même travailler pendant une année avant de reprendre ses études. Ça, c’était une bonne idée ! Une idée qu’elle aurait du mal à faire accepter.
C’est dans ce climat de flottement qu’elle révisait les matières apprises durant l’année. Elle y mettait d’autant plus d’acharnement qu’il lui restait à arracher l’autorisation de suspendre ses chères études. Et ce n’était pas gagné. D’avance elle imaginait les éclats de voix de sa mère, ses récriminations, ses gémissements, ses invocations au bon Dieu auquel elle ne croyait pas : que lui avait-elle fait pour mériter ça ? Et le silence de son père qui se cramponnerait aux bras de son voltaire, ainsi qu’à l’habitude, comme pour s’interdire toute explosion verbale inutile et déplacée. Une fois de plus, il s’enfoncerait dans le moelleux du velours de Gênes et celui d’une passivité que l’on pouvait interpréter pour de la démission ou de l’indifférence. Cette attitude arrangeait bien les affaires de la jeune fille. Combien de fois n’avait-il pas plaidé en sa faveur, uniquement par manque de prise de position face à l’indignation outrancière de sa femme que son indolence exaspérait. Un jour, elle lui avait crié : « On dirait que tu t’en désintéresses ! Comme si elle n’était pas ta fille ! » Maylis l’avait vu blêmir. Après le premier mouvement de colère suivaient les lamentations. Puis, devant le flegme imperturbable qu’affectait son époux, Odile se calmait. Elle admettait ensuite qu’elle s’emportait pour peu de chose. Il était légitime qu’une fille de dix-sept ans affirmât sa personnalité. Que cette crise d’adolescence qui les opposait était donc longue et douloureuse ! Elle en arrivait parfois à souhaiter que Maylis quitte le foyer pour aller vivre ailleurs. Aussitôt après, se sentant coupable, elle se repentait mentalement de ses pensées mauvaises, s’accusant d’être une mère indigne, dénaturée. Ne devait-elle pas tout accepter de cette fille qu’elle avait tellement désirée ? « Les enfants ne devraient pas grandir », se disait-elle en la voyant devenir chaque jour un peu plus femme.
Quand une enveloppe oblitérée dans un village des Landes arriva à l’appartement de la rue Crillon, Maylis ne se doutait pas qu’elle allait bouleverser sa vie. La lettre venait de cette grand-mère paternelle qu’elle n’avait pas vue depuis plus de dix ans. Pourtant, les Landes, ce n’était pas le bout du monde! Eh bien si ! C’est du moins l’excuse que donnait sa mère afin de se soustraire à des vacances dans le pays de sa bellefamille : « Un pays de sauvages où l’on ne trouve rien. » Chaque fois que son père suggérait l’idée d’un séjour dans son village natal, sa mère se récriait :
– Traverser la France pour aller s’enterrer dans un bled éloigné de tout, alors que nous avons la Méditerranée à moins de trois heures de route ? C’est de la folie ! Si encore ta mère était malade! Est-ce qu’elle te réclame ? Est-ce qu’elle se plaint seulement de ne pas nous voir ?
– Elle n’ose peut-être pas nous en faire le reproche.
– La vérité, c’est que nous ne lui avons jamais manqué. Elle a bien trop d’occupations pour penser à nous. Elle m’en a toujours voulu de t’avoir déraciné. Tu ne peux pas dire le contraire.
– Elle a dû souffrir de me voir partir, surtout si loin.
– Ça, je peux le comprendre. Alors, que dit-elle dans cette lettre ?
M. Noguère de Formont parcourut la missive qui lui était adressée. Un sourire éclaira son visage. Celui de son épouse prit un air inquiet. Et si, lasse de ne recevoir aucune visite, sa belle-mère écrivait pour annoncer la sienne ? Un instant elle l’imagina, débarquant sur le quai de la gare, arpentant les rues de cette ville qu’elle découvrait et s’installant dans leur appartement! Elle croyait entendre ses exclamations. Non, elle ne le ferait pas. Elle appartenait à un monde différent du leur et elle le savait. Elle serait si mal à l’aise dans cette grande ville étrangère !
Bernard regarda sa femme.
– Tu ne devineras jamais!
– Qu’est-ce qui arrive ? Pas ta mère, j’espère…
– Elle nous invite pour fêter le centenaire de son père. Je ne le savais pas aussi vieux. Comme le temps passe!
– Cent ans ? Mon arrière-grand-père a cent ans ! s’exclama Maylis. C’est un événement à ne pas manquer.
– En effet, cette fois, nous ne pouvons pas nous dérober. Odile opina :
– Surtout que nous ne sommes pas obligés d’y rester tout le temps des vacances.
Bernard s’agita dans son voltaire.
– Je serai heureux de revoir mon grand-père. J’espère qu’il me reconnaîtra. Il paraît que sa tête et ses jambes fonctionnent encore bien.
– Ce sera d’autant plus agréable, souligna sa femme.
– Tu serais donc d’accord pour que nous y allions ?
Elle n’osa pas répondre que, connaissant sa passion pour la préhistoire et les fossiles, elle comprenait son intérêt pour l’ancêtre qui cumulait sa centaine de printemps. Ils se rendraient à cette fête qui réunirait la parenté, quelques amis et bon nombre d’habitants du village groupés en la circonstance autour du héros du jour et du pot que la municipalité organiserait afin d’honorer son plus vieil administré. À l’issue de cette célébration, la mère de Bernard prévoyait un repas dans la demeure que son père habitait encore et où il mourrait à son heure, selon son vœu.
Cette nouvelle tombait bien à propos pour occuper les esprits et les détourner de leurs préoccupations touchant à l’avenir de Maylis. Celle-ci enfila un short et un tee-shirt, chaussa des baskets et annonça qu’elle allait marcher dans le parc de la Tête d’Or dont les grilles s’ouvraient au bout de la rue du même nom et dans laquelle débouchait la rue Crillon.
Tout en allongeant le pas, en suivant les allées, elle songeait. Comment peut-on atteindre l’âge canonique de cent ans ? Pour elle, cela ressemblait à une anomalie de la nature. Presque une indécence. Ainsi leur famille comptait-elle un dinosaure, certainement un personnage assez effrayant. Âgés respectivement de quarante et quarante-quatre ans, ses parents lui paraissaient déjà vieux. Elle ressentait une gêne bien proche de la honte. Les siens se singularisaient-ils toujours ainsi ? Un patronyme hors du commun, un patriarche branlant qui s’accrochait, comme son père, à son voltaire, à des murs qu’il ne voulait pas quitter. Pourtant, ce sentiment de mal-être face à une situation peu ordinaire se doublait heureusement d’une certaine curiosité. L’occasion se présentait de renouer avec des parents qu’elle avait un peu oubliés, en tout cas méconnus, et un pays où elle avait ses racines.
Un paon poussa son cri aigre qui la fit tressaillir. Elle s’arrêta pour contempler les deux mâles dont l’éventail de la roue, déployé, frémissait. Dans cette danse de l’amour, ils étaient magnifiques. Elle aimait bien cet endroit, les pelouses tondues ras, passées au peigne fin, les pièces d’eau miroitantes qui réfléchissaient les arbres rares, somptueux, et cette harmonie des couleurs où dominaient les verts pour une ode à la nature. De chacune de ses promenades sportives, Maylis revenait sereine, apaisée.
Soudain, une idée la frappa. Ce vieillard dont on s’apprêtait à fêter le siècle, comment s’appelait-il? Alors qu’il se trouvait si près de quitter le monde des vivants, voilà qu’elle se posait des questions sur ce bisaïeul dont elle avait un peu oublié l’existence, comme si déjà la mort l’avait gommé du paysage familial. Et cette grand-mère, quel nom portait-elle? « Étant sa fille, elle a forcément changé de nom en se mariant. Donc, Noguère de Formont viendrait d’une autre branche. » Elle se promit de mener sa petite enquête sur place. Il lui fallait d’abord en terminer avec cette année décisive. Ensuite, elle fouillerait dans les strates de sa généalogie.
Ce soir-là, elle s’enferma donc dans sa chambre pour y travailler et pour méditer. Du côté de sa mère, elle avait aussi des grands-parents, des oncles et des tantes. Elle entretenait de relations plus ou moins étroites avec des cousins et cousines. Elle se souvenait de vacances passées ensemble. Il est vrai que, sa famille maternelle vivant dans la vallée du Rhône, il était plus facile de garder le contact.
Le voyage était décidé. Même si Odile la rebelle ne désirait pas s’attarder dans ce « trou », ils iraient au moins assister à la fête fixée au 10 juillet.
– Nous allons crever de chaleur, soupirait-elle.
– Le village est perché sur les hauteurs. Il y fait moins chaud qu’à Lyon où nous vivons dans une cuvette. C’est moins étouffant là-bas.
– Je sais. Je pense à ces huit ou dix heures pendant lesquelles nous serons enfermés dans la voiture.
– Tu n’as pas voulu qu’on en change. Quand j’ai parlé d’acheter un nouveau modèle pour avoir la climatisation, tu m’as dit que le toit ouvrant était un confort suffisant, que l’été ne durait pas longtemps, que nous ne sortions pas souvent, bref, tu t’es opposée à cet achat.
– Ton argument de la clim ne tenait pas. Tu avais simplement envie d’un nouveau jouet.
Bernard éluda. À quoi bon discuter ? Elle avait toujours le dernier mot.
– Nous irons nous baigner à l’océan, les plages sont si belles ! Et je suppose qu’avant le 14 juillet elles ne sont pas encore envahies de touristes.
– Chic alors ! applaudit Maylis que cette idée enthousiasmait.
Sa mère n’osa protester. Elle verrait sur place, le moment venu, à imposer ses volontés.
Ses révisions et les épreuves du baccalauréat occupèrent si totalement son esprit que Maylis vécut pendant quelques semaines un peu en dehors de la réalité. Olivier, qui se plaignait de ne plus la voir, téléphonait chaque jour. Il comprenait et l’approuvait. Ils se rattraperaient plus tard.
Lorsqu’elle lut son nom sur la liste des candidats reçus, elle laissa exploser sa joie bien légitime. La tension se relâcha. Restait cependant à décider de sa nouvelle direction, et là elle s’attendait à devoir défendre un choix contraire à celui de sa mère, comme le serait certainement son idée d’une année de réflexion. Sa mention méritait bien les félicitations de ses parents qui contenaient mal leur joie. Ce diplôme avait-il donc tant d’importance pour eux ? Elle venait de franchir une étape de sa vie. Sans ce morceau de papier, aucune porte de faculté ne s’ouvrirait. Elle prenait conscience que ce n’était peut-être pas la plus difficile.
Ils se préparaient à ce déplacement comme s’il s’agissait d’un voyage hors frontières. La fébrilité était dans l’air. Elle électrisait le moindre propos. Bernard demanda une révision complète de son véhicule automobile, le fit chausser de pneus neufs et équiper d’un poste de radio plus performant – il faudrait meubler le temps – et se résolut à faire changer le pare-brise qu’un caillou projeté lors du parcours d’une départementale avait marqué d’un éclat.
De son côté, Odile avait pris rendez-vous avec l’artiste capillaire en vogue dans son quartier et aussi avec l’esthéticienne qui devait lui redonner un coup de jeunesse. Dans son obsession du vieillissement, elle ne tarderait pas à avoir recours au lifting, chaque ridule apparue au coin de ses paupières étant pour elle un véritable cauchemar. Cette patte-d’oie qui lentement étirait des lignes à l’horizontale ne laissait pas de lui causer des insomnies, ce qui aggravait les dégâts et précipiterait l’imminence de l’intervention.
Quant à Maylis, elle profitait de ces plages de liberté pour sortir avec Olivier. Par beau temps, ils allaient nager à la piscine ou bien, dans la Twingo du jeune homme, ils filaient sur les bords du Rhône. Il connaissait des petites criques tranquilles où il faisait bon se reposer et se bronzer à l’abri des regards indiscrets. L’antique cité de Pérouges les vit hanter ses murs, parcourant main dans la main les ruelles étroites et s’arrêtant tous les dix pas pour échanger des baisers. Le compte à rebours était commencé. Les amoureux seraient bientôt séparés. La veille du départ, Maylis s’attarda plus que de coutume dans les bras de son fiancé qui se montrait plus épris que jamais.
Elle serait en retard pour le dîner et s’attendait à des reproches. Sa mère avait annoncé qu’elle fermerait sa boutique de mode un peu avant l’heure habituelle, afin de se donner le temps de tout ranger dans l’appartement. L’ascenseur s’arrêta au troisième étage. Maylis sortit son trousseau de clefs et ouvrit la porte. Aussitôt, à la serviette de cuir brun posée sur la table du salon, elle devina une présence étrangère. Présence bientôt confirmée par une voix d’homme qui n’était pas celle de son père. En effet, son stéthoscope à la main, le médecin apparut qui tentait de rassurer Odile :
– Je reviendrai le voir demain et nous aviserons.
Il griffonna une ordonnance qu’il échangea contre un chèque et sortit sur un salut aux deux femmes. À peine la porte refermée, la jeune fille demanda :
– Qu’est-ce qui se passe? Papa est malade?
– Cours vite à la pharmacie de service. Tu la trouveras dans le cours Vitton. Et ne traîne pas.
– Mais qu’est-ce qu’il a ?
– Une crise de paludisme.
– La semaine au Sénégal !
– Pour le peu de temps que durait le séjour, il n’a pas cru nécessaire de se protéger. Voilà le résultat.
– Et les Landes?
Odile leva les bras dans un geste d’impuissance devant la fatalité. Il était bien question de voyage quand son mari était en danger :
– Le médecin lui a fait une piqûre pour le calmer. Même en retardant le départ de deux jours, ça m’étonnerait qu’il soit remis pour partir. Après, la date sera passée.
– Je file à la pharmacie!
Cette première crise était si violente qu’il fallut se rendre à l’évidence. Le lendemain, Bernard était incapable de prendre la route et encore moins le volant. Le transporter dans cet état serait de la dernière imprudence. On était le 7 juillet. L’événement avait lieu le 10. Il ne se remettrait pas en deux jours, même avec des remèdes de cheval. Le mieux était donc d’annuler. Comment la mère de Bernard prendrait-elle cette défection du dernier moment? Sans nul doute, elle soupçonnerait sa belle-fille d’inventer une excuse dans le but de se soustraire à ce qu’elle considérait comme une corvée. Et pour une fois, elle aurait tort.
Le malade luttait contre les accès de fièvre qui l’épuisaient. Mère et fille s’entretenaient à voix basse, inquiètes de son état et navrées de ce contretemps.
Frappée d’une idée subite, Odile se tourna vers sa fille.
– Et si tu partais seule dans les Landes?
– Je connais à peine cette grand-mère. Sans vous deux…
– Qu’est-ce que ça change ? Elle ne pourra pas nous accuser d’avoir boudé sa fête. Tu le lui expliqueras. Elle te croira.
– C’est donc si important pour toi qu’elle sache qu’on ne lui ment pas ?
– Elle a toujours pensé que dans notre ménage c’est moi qui portais la culotte.
– Et c’est la vérité.
– Tu le penses aussi ?
– Maman ! Pour tous ceux qui t’approchent, c’est une évidence.
– Ta grand-mère m’en veut de renier mes origines landaises. Elle le ressent comme un sentiment de mépris vis-à-vis d’elle.
– Parce que tu as des origines landaises, toi ?
– Du côté paternel. Si mon père est né dans la région lyonnaise, mon bisaïeul venait du Sud-Ouest. Je n’ai jamais su dans quelles circonstances il l’avait quitté. Il paraît qu’il avait une grave raison. J’ai toujours ignoré laquelle. Aujourd’hui, je ne me verrais pas vivre dans ce pays perdu, loin de tout.
– Ni surtout auprès de cette belle-mère que tu ne sembles pas porter dans ton cœur.
Odile ne répondit pas. Son silence était un aveu et son idée commençait à prendre forme dans l’esprit de la jeune fille. Les divergences de vues, pour ne pas dire l’animosité qui régnait parfois entre les deux femmes, lui donnaient envie de revoir cette aïeule afin de mieux la connaître. Ce qu’en disait sa mère aiguisait sa curiosité. Bizarrement, elle avait l’impression qu’il existait, entre elles, un lien plus fort que celui du sang, comme une complicité d’opinions. Ce ne pouvait être que pure utopie.
Renseignement pris à la gare de la Part-Dieu, les trains étaient complets.
– Je n’ai qu’à partir de nuit. Le temps me paraîtra moins long.
– Je ne veux pas te savoir seule dans un compartiment pendant toute une nuit.
– Dans une voiture-couchettes, je ne risque rien. Il paraît qu’on a le droit de s’y enfermer.
Pas plus de nuit que de jour le voyage n’était envisageable. Il ne restait aucune place disponible, pas plus allongée qu’assise.
– Essayons l’avion, proposa Odile. C’était l’ultime solution.
– Allô ! L’aéroport ? Un aller Lyon-Bordeaux s’il vous plaît. Pour demain si c’est possible. 6 h 45 ? C’est un peu tôt. Rien d’autre ? Vraiment rien ? C’est la seule qui vous reste. Alors oui, je prends. Maylis Noguère de Formont. De Formont. Quel prix dites-vous ? Bien. Merci. Ah ! Et pour le retour. Zut ! Elle a raccroché.
Et, se tournant vers sa fille :
– Tu pars demain matin.
– Et aux aurores, d’après ce que j’ai entendu.
– Tu dois te présenter à l’enregistrement trois quarts d’heure avant le décollage. Ça veut dire qu’il faut démarrer d’ici vers 5 h 15 au plus tard. Tu as de la chance. Il ne restait qu’une place. Tous les autres vols étaient complets. La ligne de retour sera certainement moins encombrée que celle de l’aller. Tu as du temps devant toi. Tu n’auras qu’à revenir quand tu en auras assez. Tu pourras même rentrer par le train.
– Ça m’ennuie de te laisser seule avec papa dans cet état.
– Il n’a pas besoin de deux infirmières à son chevet. Et je suis sûre qu’il sera content de te voir partir. Il est tellement contrarié de manquer cette fête !
– À propos, maman, est-ce que tu avais prévu des cadeaux ?
– Une toilette pour ta grand-mère.
Ce disant, Odile ouvrit un sac en plastique d’où elle sortit une robe au tissu chamarré, complètement démodée, et qu’au long des années elle n’était pas parvenue à vendre, même en solde.
– C’est vraiment horrible !
– Tu sais, pour la campagne, ça passera très bien. Elle la trouvera si élégante qu’elle la portera même pour les grandes occasions.
– Et pour notre centenaire ? De quoi peut-on avoir besoin ou envie à cet âge ?
Sa mère fut tentée de lui répondre : « D’un beau cercueil en chêne », mais c’eût été morbide et déplacé.
– Ton père, à qui j’ai posé la question, m’a dit se souvenir qu’il collectionnait les appareils photo.
– Quelle riche idée !
– Ou plutôt une idée de riches ! J’en connais qui se gavent de camembert pour leurs étiquettes. C’est moins noble mais ça coûte moins cher. Enfin, j’espère qu’en héritant de sa collection son petit-fils n’héritera pas de cette marotte aussi ruineuse qu’inutile.
– Tu refuses d’avance l’idée qu’il puisse avoir une passion.
– La passion, c’est le refuge des rêveurs et des médiocres.
– Et donc à mon arrière-grand-père, qu’est-ce que vous lui avez acheté ?
– Un appareil photo, bien sûr. J’ai suggéré un jetable. On en fabrique d’excellents.
– C’est un cadeau minable! Ça ne peut pas intéresser un collectionneur !
– C’est ce que m’a affirmé ton père. Il devait aller chercher un Retinette Kodak qu’il avait repéré chez un brocanteur. Mais voilà, il n’a pas pu s’y rendre. J’ai donc acheté un Polaroïd chez le photographe installé près de ma boutique. Le paquet est joli. Regarde ! Il aura la surprise de voir ses prises de vue immédiatement développées. C’est magique!
– Du genre : regarde le petit oiseau qui va sortir de la boîte. Maman, pour lui, ce n’est ni plus ni moins qu’un jouet d’enfant.
– Les hommes retombent tous en enfance. À cent ans, le grand-père n’échappe pas à cette fatalité. Je doute que notre centenaire se promène dans la campagne pour prendre des clichés. Il fait partie de son musée et ne doit plus le quitter. Il en est le plus vieil exemplaire. Un siècle ! Il a sûrement tout oublié de son histoire.
Maylis rangea les cadeaux dans son bagage. Au pire, sa grand-mère se montrerait émue qu’on lui offre une robe de ville trop affriolante pour son âge. Elle la rangerait dans une malle avec d’autres merveilles du temps passé qui puaient la naphtaline.
À quoi ressemblait-elle, cette aïeule que l’on sortait de sa malle en osier ? Il était trop tard pour se pencher sur les albums de famille. Elle avait encore à trier ce qu’elle emportait, à aider sa mère. Quant à cet appareil à fixer les images et le temps, il n’avait rien de l’objet culte qui fait battre le cœur du fouineur avide de trouvailles. Mais le vieillard à qui il était destiné était-il encore de ce monde? Une marionnette dont on devait tirer les ficelles : « C’est Maylis, la petite de Bernard. Tu ne te souviens pas ? Je suis ta fille et j’ai un fils qui a lui-même une fille. Elle est venue pour te souhaiter ton anniversaire. Nous sommes tous là pour toi. Nous sommes de ta famille. Souris, papa. C’est pour la postérité. »
Pourvu qu’il y ait de la jeunesse! Comme elle, le cousin et la cousine avaient grandi et seraient sûrement de la fête. Resurgissaient de sa mémoire des souvenirs de jeux de plage, de châteaux de sable que la vague venait détruire. Jeux qu’elle avait partagés avec Christophe et Nathalie, les enfants de la sœur de son père, son aînée d’à peine plus de un an. Depuis son divorce, celle-ci les avait emmenés en Espagne où elle avait recommencé une autre vie. Restaient les contacts épistolaires et, à leur lecture, ce brusque accès de mélancolie qui submergeait son père et le jetait au fond de son voltaire.
– J’aimerais tellement les revoir !
Les années passant émoussaient son désir. Aidé par la distance, le temps accomplissait son œuvre. Hélas ! Il allait rater une occasion unique de retrouver les siens et, cette fois, c’est du fond de son lit qu’il fulminait, entre deux poussées de fièvre, enrageant de son impuissance, et surtout de son inconséquence.
Au petit matin, sa fille se pencha sur ce lit dans lequel il menait un combat épuisant et l’embrassa. Odile lui recommanda de ne pas bouger. Elle serait vite de retour. La porte claqua. Il entendit le ronronnement de l’ascenseur et s’endormit.
Une heure plus tard, Maylis embarquait dans un Airbus pour son baptême de l’air. En effet, c’était la première fois qu’elle empruntait un de ces oiseaux de métal qu’elle voyait fendre le ciel. Le commandant souhaita la bienvenue en son nom et en celui de son équipage. Démonstration fut faite du masque à oxygène, avec force gestes, que la voyageuse suivit avec intérêt, non sans un frisson de crainte.
Lyon était dans les nuages. Aussi, lorsque l’appareil survola leur épaisseur, fut-elle éblouie par l’extraordinaire impression de frôler des sommets coiffés de neiges éternelles que le soleil faisait étinceler d’une blancheur insolente, presque irréelle.
Une fois atteinte l’altitude de croisière, un chariot passa dans le couloir, poussé par de charmantes hôtesses qui proposaient des boissons chaudes accompagnées de gâteaux secs sous Cellophane, de petites doses de lait et d’étuis de sucre en poudre. La zone nuageuse franchie, le survol de la terre fascina à ce point la jeune fille qu’elle en oublia de sortir le livre de poche qu’elle avait emporté. Montagnes et rivières alternaient avec les mosaïques des cultures, quelques villages apparaissaient dans ce patchwork de couleurs. Quarante minutes s’étaient à peine écoulées que déjà l’avion amorçait la descente. Elle ne verrait Bordeaux que depuis le hublot et, brusquement, elle réalisa qu’elle allait arriver dans une ville inconnue où personne ne l’attendait. Dans son entêtement à lui trouver une place, sa mère avait totalement négligé de prévenir sa grand-mère de son arrivée à l’aéroport de Mérignac. Comment ce détail avait-il pu leur échapper ? Le souci de son père, le bouleversement provoqué par sa maladie, leur projet chamboulé, tout ceci avait contribué à détourner leur esprit d’un détail d’importance. Qui viendrait la chercher pour la conduire au terme de son voyage ?
Plus de deux heures de route séparaient la capitale de l’Aquitaine de son minuscule satellite : Mugron, belvédère de la Chalosse, où l’attendait son aïeule. Dès qu’elle eut récupéré son bagage, elle se précipita sur un téléphone pour appeler la rue Crillon. Avant qu’elle ait pu placer un mot, sa mère cria dans le récepteur :
– Oui, je sais ! Personne n’a été prévenu de ton arrivée. Je viens de faire le nécessaire.
– Comment est-ce que je la reconnaîtrai ?
– Elle m’a recommandé de ne pas t’inquiéter. Avec les moyens modernes, elle saura te retrouver.
– Qu’est-ce qu’elle voulait dire ?
– Tu sais, c’est une originale. Elle a raccroché pour sauter sur son tracteur.
– Sur quoi?
– Son tracteur. Ce sont ses mots. Elle n’a pas cru à la maladie de ton père. Elle pense que c’est une fable. Je l’ai sentie furieuse.
– Ça va être joyeux !
– Tu verras, le temps passe vite. Tu seras bientôt de retour.
Il fallait absolument que tu représentes ton père.
– Au revoir maman! J’espère que papa va se remettre bien vite. Je t’embrasse.
– Moi aussi, ma chérie. À bientôt !
Maylis s’efforça de s’intéresser au va-et-vient des voyageurs. Puis elle ouvrit son livre pour se plonger dans la lecture d’un roman de science-fiction.
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