Loin, chez personne
44 pages
Français

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Loin, chez personne , livre ebook

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Description

Un récit à l'image d'un road-movie qui ressuscite le monde de l'enfance et dévoile la fragilité des êtres et des situations.




" Pourquoi je peux pas conduire, murmure Wilfrid. Ce n'est pas franchement une question, plutôt une constatation désolée, on préfère ne pas répondre, on a trop d'arguments, ça le démoraliserait. On est à peine assises dans la voiture qu'il commence son bal.
C'est trop serré cette ceinture, ça me raccourcit les bras, je peux même pas ouvrir la fenêtre, j'ai chaud, je vais mourir, où on va? Pourquoi mes jambes elles pendent dans le vide? Ça m'gratte, c'est pas grave si j'enlève mes chaussures, je vais pas aller à l'école pendant combien de temps? Filez-moi la carte et je vous dirai la route, je m'ennuie déjà, ça m'gratte toujours, j'ai fait tomber Booli, tu peux le ramasser? Je suis prisonnier, je voudrais un mouchoir, maman t'as un cheveu blanc derrière je vais le tirer, vous voulez que je vous chante la chanson des Schtroumpfs?
On fait treize kilomètres en écoutant la chanson des Schtroumpfs et Julia tapote en rythme sur le volant. Quand je sens que je vais bientôt être capable de les tuer tous les deux, j'allume la radio."



Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 16 janvier 2014
Nombre de lectures 21
EAN13 9782260019534
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0090€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

couverture
 

DU MÊME AUTEUR

La Loi de Murphy (Novella), Fleuve Noir, 1998.

Comme un chien, roman, Julliard, 2000.

Dans la chambre de silence, roman, Julliard, 2003.

Immobile, roman, Julliard, 2004.

La Fugue, roman, Julliard, 2006.

VALÉRIE SIGWARD

LOIN, CHEZ PERSONNE

roman

images

Loin

On en a marre et Julia dit « cette fois, on va lui régler son compte ».

Sur le moment, ça me paraît évident, à force d’indifférence, c’est comme s’il avait soufflé sur les braises. On va lui régler son compte. Quand j’y repense froidement, je trouve que c’est la dernière chose à faire, mais c’est trop tard, on est déjà dans la voiture.

Cela fait longtemps qu’on interprète comme on peut les infimes signes qu’il donne, quelques coups de téléphone mais il a un don pour toujours tomber sur les répondeurs, des cartes d’anniversaire les années bissextiles – et il ne s’aventure pas à y mentionner nos âges, il ne doit même pas s’en souvenir –, des chèques à Noël qu’on encaisse, c’est toujours ça de pris, il faut encaisser deux fois, c’est toujours ça de pris, et la honte de n’avoir que ça à prendre, c’est toujours ça de pris, mais à qui ? à quoi ?

Tu comprends, dit Julia, si on ne le fait pas ce voyage, on restera toujours des enfants, pas des vraies personnes capables de se débrouiller. La dernière fois que je l’ai vu, longtemps je veux dire, et je ne te parle même pas de son anniversaire, ses quarante-cinq ans, je n’en parle pas, je ne sais pas ce qui m’a pris d’aller là-bas...

Quand elle dit « son anniversaire », je tombe comme une masse le nez dans l’herbe et je fais semblant de dormir.

Arrête ce truc, tu vois je parle de lui et tu régresses, tu fais comme si tu n’en avais rien à faire, comme si ce n’était pas important, très mauvaise attitude, ça va te retomber dessus, d’ailleurs ça te retombe déjà dessus et tu ne t’en rends pas compte. La dernière fois que je l’ai vu je disais, j’avais quatorze ans, alors, quand je pense à lui, j’ai quatorze ans. Ça me gêne, je perds mes moyens, ça empêche la colère. Non ce n’est pas ça, je veux dire c’était la colère de quelqu’un de quatorze ans, perpétuelle et contre tout, mais je veux qu’il comprenne à quel point aujourd’hui, aujourd’hui je suis en colère contre lui. J’ai deux gosses et s’il les croisait dans la rue, il ne les reconnaîtrait pas, on dirait que ça ne l’intéresse pas, c’est possible tu crois que ça ne l’intéresse pas ?

Elle se met debout.

Je suis montée sur ressort aujourd’hui, écoute ça, même moi, même moi, je le dis deux fois, si ça se trouve, il ne me reconnaîtrait pas, j’ai des rides et à propos quand est-ce que tu en fais des gosses ?

Jamais, et le ciel m’entend parce que au même instant Wilfrid, qui faisait de la balançoire sous nos yeux, tente un vol plané et s’écrase sur le gazon. On court vers lui et on le ramasse, il est sonné.

J’ai volé.

Et Julia :

Non, justement, Riri, on ne peut pas dire ça.

La balançoire tangue dangereusement au-dessus de nos têtes, je l’arrête de la main et une écharde s’enfonce dans mon pouce.

Si tu veux voler, il faut partir de beaucoup plus haut.

Je suce mon pouce, j’essaye d’aspirer l’écharde. Julia me tape sur l’arrière du crâne, ça fait rire le gamin.

Très intelligent comme remarque.

On fait les valises. On prend des vêtements pour deux jours – c’est le temps qu’il nous faut pour aller là-bas, deux jours et une nuit – et puis quelque chose d’un peu habillé pour quand on se retrouvera devant lui. On choisit les jupes qu’on portait au mariage de la cousine il y a cinq ans, on veut faire bonne impression et mon avis c’est que c’est foutu d’avance.

On va où ? On va chez qui ? demande Wilfrid.

Loin. Chez personne.

 

À l’époque du voyage, Wilfrid a sept ans et c’est à peu près tout ce qu’on peut dire de lui. Et puis aussi qu’il a l’habitude de se jeter d’à peu près partout pour essayer de voler. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à Julia et je le regarde le moins possible sinon j’ai des hallucinations. Deux types d’hallucinations pour être précise. Quand ils sont côte à côte, je suis devant Julia et son double miniature, et quand je suis seule avec Wilfrid, je retombe en enfance, je ne comprends pas pourquoi moi j’ai grandi et pas ma sœur. On installe Wilfrid sur la banquette arrière et on fait trois tours avec la ceinture de sécurité autour du siège enfant.

Pourquoi je peux pas conduire, murmure Wilfrid.

Ce n’est pas franchement une question, plutôt une constatation désolée, on préfère ne pas répondre, on a trop d’arguments, ça le démoraliserait. On est à peine assises dans la voiture qu’il commence son bal.

C’est trop serré cette ceinture, ça me raccourcit les bras, je peux même pas ouvrir la fenêtre, j’ai chaud, je vais mourir, où on va ? Pourquoi mes jambes elles pendent dans le vide ? Ça m’gratte, c’est pas grave si j’enlève mes chaussures, je vais pas aller à l’école pendant combien de temps ? Filez-moi la carte et je vous dirai la route, je m’ennuie déjà, ça m’gratte toujours, j’ai fait tomber Booli tu peux le ramasser ? Je suis prisonnier, je voudrais un mouchoir, maman t’as un cheveu blanc derrière je vais le tirer, vous voulez que je vous chante la chanson des Schtroumpfs ?

On fait treize kilomètres en écoutant la chanson des Schtroumpfs et Julia tapote en rythme sur le volant. Quand je sens que je vais bientôt être capable de les tuer tous les deux, j’allume la radio.

 

Je regarde les panneaux, on ne va pas dans la bonne direction.

Julia, qu’est-ce que tu fais ?

Un détour. On va chercher Jeffrey.

Jeffrey ? Mais pourquoi ?

Il faut qu’il soit là lui aussi.

Arrête-toi sur le bas-côté, mets le clignotant, arrête-toi là, il faut qu’on parle.

Non, d’abord Jeffrey, après on discute.

Mais Julia, qu’est-ce qu’on va faire de ce gamin ? Il est fêlé.

Ne dis pas de mon fils qu’il est fêlé !

Qu’est-ce que tu veux que je dise d’autre ?

Elle engage la voiture dans l’allée qui mène vers l’Institut.

Je veux que tu dises : oui Julia on va le chercher, ça lui fera prendre l’air, voir du pays, on va se débrouiller. Après tout c’est Jeffrey, on le connaît, ce n’est pas comme si on embarquait un auto-stoppeur avec une tronche de psychopathe. On va chercher Jeffrey et on l’emmène, il doit voyager avec nous parce que aujourd’hui, enfin, on va faire quelque chose d’important, parce que après ça nos vies vont changer et la sienne aussi. Mais ne te fais pas trop d’illusions Julia, il faudra le ramener à l’Institut ton Jeffrey, il faudra le ramener à l’Institut parce qu’il n’a pas d’autre endroit. Alors oui, peut-être que pour une fois, pour quelques jours, il peut se balader avec nous, et pour la conversation on s’en fout, on a Riri, il parle pour deux.

Je coupe la radio, Wilfrid fredonne « il est fêlé, Jeffrey la Baleine, il est fêlé » sur l’air des Schtroumpfs.

 

Julia signe des papiers à l’administration de l’Institut et Wilfrid et moi on traîne dans la salle d’attente. Il gratte la moquette murale avec ses ongles, je lui tape sur la main mais il continue, j’abandonne et je le regarde gratter un moment, après tout qu’est-ce que ça peut bien faire que ma petite sœur de sept ans décolle le mur d’une salle d’attente ? Dehors, quelqu’un traverse le parc en évitant soigneusement les allées, il arpente uniquement la pelouse. La porte de la salle d’attente s’ouvre et un jeune homme entre. Il essuie soigneusement ses chaussures sur le paillasson puis il s’assied en face de moi. Il croise les jambes et pose ses deux mains sur ses cuisses, pile sur le pli de son pantalon.

Vous êtes de la gendarmerie ?

« Oui », répond Wilfrid et moi « non » en même temps.

Alors ? demande le jeune avec un mouvement du menton dans notre direction.

J’attrape Wilfrid par le colbac, je serre et je dis très posément :

Non, non, absolument pas, nous attendons quelqu’un.

Jeffrey, il est muet, gargouille l’autre, mais c’est parce qu’il ne veut pas parler. Tu m’étrangles.

Je desserre un peu mon étreinte mais je ne le lâche pas.

Ça se voit, dit le jeune et il cligne de l’œil, je sais que vous êtes de la gendarmerie. Allez-y, je suis prêt.

Il se lève :

Je suis prêt.

Je toussote dans ma main libre :

Prêt pour quoi ?

Pour les tests.

Je suis désolée, on ne fait pas passer de tests, on attend quelqu’un, c’est tout.

C’est tout, répète Wilfrid.

C’est un test ?

Pardon ?

Votre attitude, c’est un test ? Oui, évidemment, je n’aurais pas dû poser la question, c’est une erreur de ma part. Qu’est-ce que je dois faire ?

Je n’ai pas à vous dire ce que vous devez faire.

Oui bien sûr, mais je suis très embarrassé, j’ai étudié attentivement la brochure et ce test n’est pas répertorié.

Wilfrid soupire :

J’en ai marre et puis j’ai faim.

Je fouille dans mon sac, j’y trouve une orange.

T’as pas autre chose ?

Non. Attends qu’on soit dans la voiture.

Wilfrid tend l’orange au jeune homme.

C’est un test ?

Je cherche des yeux, je ne sais pas, il n’y a rien, seulement le jeune type, Wilfrid et l’orange et je dis « oui, c’est un test, le test de l’orange ».

Wilfrid me regarde avec admiration.

Le jeune prend l’orange entre le pouce et l’index et il la pose dans sa paume ouverte.

J’ai combien de temps ?

Je hausse les épaules :

Ça ne doit pas durer longtemps. C’est un test de rapidité.

Ah, un test de rapidité. Il n’est pas répertorié.

Viens, Riri, on va attendre dans la voiture.

Je le prends par la main et on sort tellement vite de la salle d’attente que Wilfrid n’a pas le temps de poser les pieds sur le sol, il vole littéralement derrière moi. Au moins, ça lui fait une bonne surprise. Je commence à dévaler les marches du perron et une orange s’écrase à cinquante centimètres de nous.

 

Pendant que je fouille le coffre de la voiture à la recherche d’un paquet de biscuits, j’entends la portière claquer et une seconde après une sorte de déclic. Je referme le coffre, Wilfrid est dans la voiture et elle est fermée de l’intérieur, je le vois parce que les petits bidules le long des portières sont baissés.

Je fais le tour. Il est assis derrière le volant. Je tapote contre la vitre avec le paquet de biscuits.

Ouvre.

Il répond quelque chose que je n’entends pas bien, ça ressemble étrangement à « espèce de connarde ».

Je lui montre mon oreille.

J’entends rien. Ouvre.

Il m’ignore et regarde fixement le pare-brise.

Ouvre au moins la fenêtre, tu vas t’asphyxier.

Il réfléchit une minute et il doit se dire que c’est possible parce qu’il baisse la vitre de cinq millimètres. Il se met à genoux sur la banquette, colle sa bouche dans l’interstice et il respire un grand coup :

C’est ce qu’on laisse pour les chiens et ils meurent pas.

Ça Wilfrid, c’est l’ouverture pour un chien minuscule.

Un teckel ?

Oui. Tu devrais ouvrir plus, tu as des plus gros poumons qu’un teckel.

Il aboie.

Qu’est-ce que tu as dit tout à l’heure ?

Rien.

Je tape un grand coup sur la vitre avec le paquet de biscuits et je hurle « ne m’oblige pas à te répéter ce que j’ai cru entendre ! », il ne sursaute même pas.

Tu m’as étranglé !

Quand ?

Dans la salle d’attente.

Qu’est-ce que tu voulais que je fasse d’autre, ce type était cinglé !

Pas plus que toi.

Merde, Wilfrid ! Tu piges ? Merde ! Tu pourrais au moins me remercier, je t’ai fait voler.

Il entrouvre un peu plus la fenêtre.

Voler comme ça, ça compte pas. Tu parles mal et en plus tu fais tes coups en douce.

J’entends rien.

Devant maman, tu fais comme si t’étais sympa et dès qu’elle est partie tu m’étrangles. Tu m’aimes pas ou quoi ?

Ce n’est pas la question.

C’est pas la question, Wilfrid. Regarde...

Je lui montre mon petit doigt et, comme il est obéissant, il le regarde.

Si je te donne ça...

Je lui montre mon bras, il regarde toujours.

... tu vas me prendre ça !

C’est tout ?

Oui.

J’ai cru que t’allais faire un tour de magie.

Bon maintenant tu ouvres et vite fait !

Tu crains, je préfère m’asphyxier.

Il referme la fenêtre.

 

Je traverse le parc en passant par l’allée centrale. Le type qui ne marche que sur la pelouse me fait des grands signes « non, non, catastrophe, pas par là ! » Je m’arrête une seconde et je le regarde, il a une petite barbe blanche et il porte un bonnet, on dirait un nain de jardin. Il rentre la tête dans les épaules en faisant une grimace et instinctivement je regarde en l’air, j’ai le sentiment que quelque chose pourrait me tomber dessus.

Julia sort de la salle d’attente, elle est accompagnée de Jeffrey. J’accélère. Jeffrey porte un petit sac à dos noir sur l’épaule, sans doute son bagage, il serre un grand livre bleu contre lui et il marche la tête baissée, ses cheveux lui couvrent le visage.

On est tous les trois au milieu de l’allée et le nain de jardin commence à paniquer « oh là là ! Catastrophe ! Qu’est-ce que vous faites ? C’est pas possible, c’est pas possible ! Catastrophe !... »

Jeffrey garde la tête baissée et son livre bleu sur le cœur.

La première platitude qui me vient est :

Salut Jeffrey, dis donc t’as grandi depuis la dernière fois.

Il lève les yeux une seconde. Il ressemble à son père, au souvenir que j’ai de lui en tout cas. Évidemment il ne me répond pas mais personne n’attend ça de Jeffrey.

On se fait la bise ?

Il plisse le nez.

Non, je ne pense pas, répond Julia. Où est Riri ?

Au chaud, dans la voiture.

Elle pose sa main sur l’épaule de Jeffrey.

Allez viens, on part en voyage.

On se dirige vers la voiture et à chacun de nos pas, on entend « mais c’est pas possible ! Pas possible ! Catastrophe ! Qu’est-ce que vous faites ? »

Quand il nous voit arriver, Wilfrid sort de la voiture comme une fusée et se précipite vers nous. Dans les derniers mètres, il dérape, « oh là là ! » gémit la pelouse, et il pile net devant son frère.

Jeffrey ! Je suis content de te voir ! Viens, on va mettre ton sac dans le coffre.

Les deux garçons partent ensemble, Wilfrid raconte n’importe quoi, ce qui lui passe par la tête, on dirait une nuée de moineaux en train de piailler.

Je vais pas à l’école, on a fait le test de l’orange, elle a claqué le paquet de biscuits sur la fenêtre, ils vont être foutus, on va devoir les boire, tu connais les teckels, c’est marron, elles veulent pas dire où on va mais elles ont pris mes bouées-bras, j’ai des jouets dans mon sac, j’ai dû les choisir vite alors forcément il y a des erreurs...

Je me demande comment vont se passer ces deux jours, la route, les deux gosses qu’on embarque dans cette histoire, notre histoire, pourquoi est-ce qu’on n’est pas parties à deux ? On ne sait même pas s’il va accepter de nous voir, être ses enfants ne vaut sans doute pas grand-chose à ses yeux, un représentant en encyclopédies aurait plus de chances de lui faire ouvrir sa porte, c’est la solution, il nous faut des encyclopédies, quelque chose pour se donner une contenance.

On doit faire attention à ne pas le stresser sinon il va paniquer, dit Julia en regardant Jeffrey. À la maison il a ses repères, mais en voyage ça va être plus compliqué.

Ils t’ont dit ce qui pouvait l’angoisser ?

Je le sais, les changements d’habitudes, les visages inconnus et les gens qui parlent trop fort.

Tu me rassures, toutes les conditions sont réunies pour faire de ce voyage un moment parfait.

Elle se gratte la joue.

Il nous connaît nous, ça devrait aller.

On rejoint les gamins, ils sont déjà installés dans la voiture. La question de la répartition des passagers, question importante entre toutes selon moi, se pose. Jeffrey est assis devant, côté passager, à ma place.

Attends, ça va pas là ! Je vais où ?

Ici, dit Wilfrid en tapotant la banquette à côté de lui, mon frère il supporte pas d’être derrière.

Il tend les clefs de la voiture à sa mère.

Hé Jeffrey, tu connais la chanson des Schtroumpfs ?

J’arrache les clefs des mains de Wilfrid et je m’installe derrière le volant. Jeffrey me jette un bref coup d’œil. Je démarre et j’ai l’impression que la clef de contact est reliée à son système nerveux parce que aussitôt il se met à se balancer d’avant en arrière. Ça commence bien.

Tu devrais mettre ta ceinture, Jeffrey.

Il se balance plus vite en se tapant le front sur le livre bleu.

Qu’est-ce qui ne va pas ? Ne fais pas ça s’il te plaît.

Je vais conduire, dit Julia.

Je sors précipitamment de la voiture et elle s’assied à ma place. Elle pose sa main sur la nuque de Jeffrey.

Je me glisse à côté de Wilfrid, il lève le pouce et dit « bravo ».

Jeffrey se frappe toujours la tête sur le livre, il pousse des plaintes rauques et Julia lui caresse les cheveux. Il fait horriblement chaud dans la voiture, j’ouvre la fenêtre. Wilfrid regarde ailleurs en attendant que ça se passe. Au bout d’un moment, les balancements de Jeffrey deviennent moins violents et il se contente de serrer le livre contre lui. Julia approche son visage du sien et elle lui parle doucement, front contre front, jusqu’à ce que les plaintes cessent.

C’est sûr que ça tu peux pas le faire, murmure Wilfrid à mon intention.

 

On roule sur une nationale. Wilfrid lutte contre le sommeil, à certains moments son menton tombe sur sa poitrine et il sursaute. Pour essayer de garder les yeux ouverts, il tripote le morceau de tissu dégueulasse qu’il appelle Booli, il lui fait faire l’avion. Je regarde le paysage, les champs de colza, les arbres identiques plantés tous les deux mètres. Si j’avais une tronçonneuse à la place du bras, je pourrais faire un beau carnage. Je vois les arbres tomber derrière nous, juste le bruit de la voiture et les arbres qui s’effondrent en silence, sans un craquement, tout ça parce que j’ai une très bonne tronçonneuse, très puissante, je ne sens même pas le choc lorsque la lame rencontre l’écorce et les arbres tombent derrière nous. Quelque chose me frôle la jambe, Booli a glissé par terre. Je ramasse ce truc dégueulasse, j’hésite à nettoyer mes chaussures avec, mais Wilfrid dort et il ne pourrait pas me voir faire, je le pose sur les genoux du gamin. Je regarde dans le rétroviseur, j’y vois mes yeux et mon front. Jeffrey a roulé son pull en boule et l’a plaqué le long de la vitre pour s’en faire un oreiller, il s’est endormi. Le livre bleu repose sur ses genoux. Je me penche vers lui pour mieux voir, sur la couverture il y a une photo de baleine et le titre Les Baleines et autres monstres marins. C’est nouveau, le livre précédent s’appelait Gemmes et pierres précieuses. Jeffrey fait passer son stress en se claquant le front sur un livre où il est question de monstres marins, pourquoi pas, c’est aussi bien que d’abattre des arbres, sauf que moi je ne suis pas stressée. Je dis « ils dorment », « oui », répond Julia, et moi « c’est bientôt la nuit, qu’est-ce qu’on fait ? », « il faudrait trouver un hôtel ».

Alors qu’on en a vu des dizaines auparavant, les hôtels disparaissent dès qu’on commence à en chercher un. C’est logique, si on avait besoin d’essence, c’est les stations-service qui disparaîtraient. On feinte, on fait comme si on ne cherchait pas d’hôtel. La nuit est tombée et on se balade avec deux gamins dans la voiture sans chercher d’hôtel, on se balade c’est tout et d’ailleurs on n’a pas sommeil, on n’a pas mal au dos, on n’a pas besoin de prendre une douche, on n’a même pas faim et si c’était le cas on peut toujours bouffer les cuisses dodues de Wilfrid, on va continuer à rouler comme ça indéfiniment. Les phares éclairent vingt mètres de bitume devant nous, uniquement vingt mètres, c’est suffisant.

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