Shinobi de l Ombre
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Publié le 26 août 2011
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Langue Français

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Le Shinobi de l’Ombre
À table, nous mangions tranquillement quand mon mari me lança:
« Tu sais, aujourd’hui, j’ai rencontré un
Shinobi de l’Ombre
. »
Nous étions mariés depuis peu, six mois à peine, et venions d’emménager dans un petit
appartement dans le quartier ****** à Tokyo. Il travaillait dans une petite boîte de publicité. Moi,
j’étais vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter. Avec nos deux revenus, nous avions largement
de quoi subvenir à nos besoins. À cette époque là, la vie se montrait clémente. Nous n’étions que
des débutants dans ce domaine-là.
Un couple tout à fait banal. J’avais vingt-deux ans, il en avait trente.
Un Monde tout à fait banal.
C’est pourquoi, lorsqu’il s’exprima, à ce moment là, ma première réaction fut de rigoler.
« Pourquoi rigoles-tu? m’avait-il alors dit. Je suis sérieux! Il me regardait dans les yeux, d’un air
sévère. Tout cela est réel! ».
C’était un bel après-midi de septembre. La chaleur estivale était encore présente, comme
éparpillant de son dernier souffle, ses tentacules pleines d’un air ambiant étouffant. Il avait décidé
de sortir, armé d’un livre: Les chroniques de l’oiseau à ressort de Murakami avec l’intention de
passer son après-midi à lire, profitant du chaud soleil qui régnait ce jour là en son Monde. Le
paysage semblait ronronner sous les douces caresses rayonnantes que lui procurait l’astre. Tout était
calme. D’un calme tranquille, et non pas pesant. En aucun cas, on ne pouvait ressentir le poids du
temps. Une après-midi idéale pour lire. Tout les paramètres, étrangement, concordaient
parfaitement, pareille à une suite de symboles ornant une fresque indéchiffrable.
Aucunes ténèbres ne régnaient en ce somptueux paysage.
À l’ombre d’un grand peuplier, sur un banc, dans un parc, il avait commencé à lire son livre. Il
n’y avait personne à part lui. Un sentiment inhabituel de vide exerçait comme une pression sur
l’immense jardin. Un vide insondable, tels les abysses de ce Monde. Une brise légère s’ajoutait de
temps à autres à ce parfait tableau.
Il décida ensuite continuer sa lecture autre part. Sans réelles raisons particulières. Simplement, il
sentait qu’il était temps de changer d’endroit, comme les oiseaux migrateurs ressentent le besoin de
partir lorsqu’il en est temps. Il se leva alors et aperçu près d’une fontaine, toujours dans le parc, une
sorte de petit café. On y voyait de belles chaises accompagnées de belles tables, sous de charmants
parasols. Une image qui prenait possession de votre être en vous donnant grandement envie d’y
boire quelque chose. On aurait pu penser que le propriétaire avait lancé une sorte de sort
quelconque envoûtant quiconque verrait son petit « café ». Quoi qu’il en soit, notre homme y alla.
Arrivé à cet endroit précis du parc, il alla commander un thé glacé et s’installa près de la fontaine.
L’écoulement continue de l’eau se mêlait délicatement à celui du temps, emplissant l’être de
l’employé publicitaire, assis à une table, sous un parasol. Il semblait perdu dans un rêve. Pas un de
ses rêves avec une structure précise, avec un enchaînement d’actions et de faits précis. Non. Un
rêve vide de sens total. Flou et pesant, comme l’ambiance poisseuse qui régnait sur le parc. Un rêve
étrange.
Il fut alors reconnecté à la réalité par le bruit sec que fit le verre de thé glacé, lorsqu’il fut posé sur
la table, par le serveur. Il le remercia et s’empressa de poser ses lèvres sur les parois du verre et de
récolter, précautionneusement, une petite quantité de ce liquide frais. La fraîcheur. C’est-ce qui le
frappa alors. Lorsqu’il était arrivé, la fraîcheur du lieu était en total antagonisme avec la chaleur de
l’après-midi. Il ne l’avait pas remarqué tout de suite, mais à présent, il le sentait. La densité de cette
fraîcheur se faisait ressentir sur toute les parties de son corps. Semblable à un animal craintif se
terrant dans l’obscurité de son terrier, cet air ambiant, frais, se tapissait, là, sous les parasols, près de
la fontaine. Ça n’était pas le genre de froideur anodine. Non. Elle avait un sens. Il le sentait.
C’est ainsi, assis sur une chaise, un verre de thé glacé sur la table, sentant l’épaisse fraîcheur
s’emparer de son corps, qu’il entreprit de reprendre sa lecture. Il s’appelait Noboru Watanabe et
aimait lire.
Lorsque Noboru but la moitié de son verre environ, un personnage apparut soudainement. Son
apparition n’avait rien de paranormal, métaphorique ou encore métaphysique. Son apparition, était
réelle, tout simplement. C’était un jeune homme, d’une vingtaine d’années. Vingt-trois ans tout au
plus.
À première vue, on pouvait penser qu’il s’agissait d’un SDF. Les cheveux bruns, tout ébouriffés,
le visage sale, mangé d’une barbe de plusieurs jours, il souriait. Plutôt grand, il portait une veste
verte kaki surmontant un tee-shirt maculé de boue et d’asphalte et un bermuda en jean dont le bleu
d’origine avait lui aussi cédé sa place à la saleté. Et pourtant, quelque chose de radieux se dégageait
de sa personne. Un peu comme une couronne solaire lors d’une éclipse.
Cette impression émanait de ses yeux, de son regard. Un regard non pesant. Tel un petit chien non
agressif, ses globes oculaires renvoyaient une sorte de profonde sympathie. L’inconnu se tenait là,
debout, dans la cuisante chaleur de l’après-midi. Il regardait l’employé publicitaire en souriant.
« Excusez-moi, pourrai-je m’asseoir? Demanda t’il souriant.
L’employé publicitaire le regarda, puis se mit à couvrir le reste des tables et chaises, comme pour
lui dire « Il y a beaucoup de place, pourquoi ici? ». Bien sûr, ça n’était qu’un regard, rien d’autre.
- J’aimerais vous parler. Enfin, il serait plus juste de dire qu’il est nécessaire que je vous parle.
Il parlait calmement, pesant chacun de ses mots.
- Dans ce cas, fit Noboru, je vous en prie.
L’étrange personnage s’approcha lentement, laissant découvrir un énorme sac à dos qu’il portait
de sa main gauche, tira une chaise et y posa son postérieur. Il passa de la lumière à l’ombre, comme
ça, en l’espace d’un éclair, sans que l’on en puisse saisir une quelconque vérité. Il appela ensuite le
serveur et lui demanda un
Whisky on the rocks
.
- Je m’appelle Toru Okada et je suis un Shinobi de l’Ombre.
Un Shinobi de l’Ombre
Qu’entendait-il par là? Qu’est-ce que ce curieux personnage avait en tête.
Noboru Watanabe répondit alors tout confus:
- Pardon?
- Je m’appelle Toru Okada et je suis un Shinobi de l’Ombre, répéta-t’il alors. Je sais que tout cela
peut paraître insensé, pourtant, je suis ici, devant vous, moi, Shinobi de l’Ombre.
Noboru prit son marque-page et le plaça à l’endroit où il avait arrêté sa lecture, puis posa son
livre, à côté de son verre. Lentement, comme pour reprendre ses esprits il but une gorgée de son thé.
Doucement, cette gorgée s’émancipait au fond de sa gorge pour finalement traverser l’oesophage
jusqu’à l’estomac. Tout était calme.
- Moi, je suis Noboru Watanabe. Je suppose que vous le saviez, puisqu’il est nécessaire que vous
me parliez. N’est-ce pas?
-Je ne savais pas, non. Je ne sais d’ailleurs rien de vous, Monsieur Watanabe.
L’employé publicitaire fut emplie d’une surprise. Une surprise morne qui s’empara, pareille à une
vicieuse pieuvre, de son cœur pour lui en faire augmenter le rythme cardiaque. Partout, dans le
corps de celui-ci, les battements de son cœur résonnaient, toujours plus rapides, toujours plus
insistants.
« Sur qui suis-je tombé cette fois? » pensa-t’il alors.
Le jeune SDF était venu le voir, dans l’unique but de lui parler, sans même savoir son nom.
Pourquoi? Tout devenait flou, sans sens véritable. Les paroles de cet étrange individu laissait penser
qu’il avait un certain déséquilibre mental, comme une sorte de folie incompréhensible. La situation
était propice à la méfiance. Une méfiance qui n’était pas réciproque. Toru Okada, le jeune SDF,
paraissait vouer une totale confiance à la personne assise en face de lui. Une confiance qui n’était
pas réciproque. Et ce manque de réciprocité là était le lien qui unissait les deux individus, comme
une sorte d’espace de transit reliant deux Mondes en total antagonisme, transcendant la puissante
force de l’espace-temps. Ils étaient là, assis à une table, sous un parasol, près d’une fontaine, faisant
partie intégrante du rouage complexe de l’infini cours du temps.
« Je ne suis pas fou. Par là, j’entends que je ne suis pas sujet à une banale maladie mentale. Bien
sûr, beaucoup de gens le pensent. Beaucoup me voient comme un fou. Mes paroles paraissent
dénuées de sens premier, et les gens ne sont réellement capable que de comprendre le sens premier
des choses.
- Je ne comprends pas bien, fit Noboru se frottant la joue droite de sa main.
- C’est simple. Tout simple. Le sens premier n’est qu’une infime partie de l’univers, comme de
l’homme. Il faut savoir déceler quelque chose de plus symbolique, à l’intérieur de ce genre de
choses. Comme la lune au milieu de la nuit. La folie est en chacun de nous. Je devrais me méfier
de vous comme vous le faîtes en ce moment à mon égard. Mais tout cela serait stupide pas vrai!
C’est moi qui suis venu vous voir. Et cela, parce que, comme je n’arrête pas de le répéter, je suis un
Shinobi de l’Ombre.
Le temps semblait se dilater, ralentir.
Mes paroles doivent être sans intérêt pour vous. Elles le sont certainement.
- Alors pourquoi êtes-vous ici?
- Parce qu’il est nécessaire que je le sois.
Noboru ne comprenait rien. Strictement rien. Ne lui parvenais que des bribes de mots semblables
à plusieurs allégories flottant oisivement dans l’air. Comme le disait l’individu, tout cela n’avait
aucun sens.
Au loin, transperçant le puissant vide présent sur le parc, un cri d’oiseau se fit entendre.
- Pourquoi êtes-vous alors en face de moi?
Le serveur arriva et posa le
Whisky on the rocks
sur la table, juste en face du jeune SDF. Le bruit
que fit le verre sur la table était le même que celui qui réanima Noboru Watanabe quelques instants
plus tôt. Tout était bien réel.
Le
Shinobi de l’ombre
remercia le serveur et posa sa main sur le verre de manière à pouvoir le
porter à sa bouche. Il fixait la personne en face de lui, de son regard léger, sans signification
véritable.
L’employé publicitaire se sentit soudain happé par ce regard-là. Comme absorbé par son champs
de vision. C’était comme si la structure de l’univers tout entier, du cosmos, et du Monde avaient été
renversé, comme déstructuré par ce simple regard. Il ne comprenais plus rien. Sa chaire et son esprit
imprégnaient cette vision là. À présent, l’entité que l’on appelait « Monde » venait de ce dissoudre
dans ce simple regard, celui de Toru Okada, et se mélangeait à la matière à la fois visqueuse et
brumeuse de la conscience de l’employé publicitaire. Le Monde n’existait plus que sous le regard
du jeune SDF. Ou plutôt, Le Monde n’était plus que le regard du jeune SDF comme le regard du
jeune SDF n’était plus que le Monde. Et tout cela formait une masse indistincte et compacte.
Puis, tout revint à la normale, et, réapparaissant peu à peu dans le domaine du réel, Noboru
Watanabe fut surpris de voir que son verre était vide. Vide comme si jamais le verre n’avait été
plein.
« L’Ombre. Votre Ombre. Voilà pourquoi je suis là.
-Mon ombre, fit-il tout confus, qu’a- t’elle?!
-Elle est différente, répondit-il calmement.
Noboru se grattait la tête, nerveusement.
- Je ne saisis pas bien ce que vous voulez dire. Désolé. Je..
- Savez-vous ce que représente notre Ombre, le questionna-t-il puis sans lui laisser répondre
continua, en un sens notre Ombre est une partie dénué de lumière que projette au sol, ou sur toute
autre matière, votre corps. Tout obscure, ténébreuse, elle ne contient aucune chaleur. Ça n’est n’est
qu’une sorte de reflet de notre être. Un reflet fugace, emplie d’une violence humaine profonde.
- Je ne comprends pas…
- Fermez les eux et ouvrez votre esprit. Allez-y!
Ce qu’il fit. Abaissant lentement ses paupières, il détendait doucement uns à uns chacun des
muscles de son corps.
Ouvrez votre esprit
Ces paroles prenaient forme et se mêlaient à l’obscurité ambiante qui envahit l’univers dès lors
que ses yeux avaient été fermés. Puis, il releva ses paupières.
« L’Ombre est une partie de nous même dénuée de sens total, sans finalité, qui malgré tout
représente quelque chose.
- Un peu comme une métaphore, s’enquit alors l’employé publicitaire.
- C’est exactement ça, l’ombre est une métaphore. Une métaphore propre à chacun. Le problème,
c’est que cette métaphore est une ombre. Une ombre qui porte préjudice au Monde.
- Je ne vois pas bien en quoi un simple symbole peut-il porter préjudice au Monde? Demanda- t’il
alors.
- Ça n’est pas tant le symbole qui porte préjudice. C’est-ce que l’on en fait. A première vue,
l’Ombre n’est qu’une Ombre, une absence de lumière sur le sol. Si l’on gratte un peu plus, le
concept d’Ombre devient une métaphore. Et si l’on continue, on voit alors que c’est son Ombre qui
porte préjudice au Monde. Ou plutôt, Non! L’inverse est plus appréciable. C’est parce que l’Ombre
porte préjudice à son Monde qu’elle devient une métaphore, qui n’est alors qu’une tâche de « non-
lumière » sur le sol. Vous comprenez.
- Je pense oui.
- Bien, il but une gorgée de sa boisson, puis après s’être assuré que le liquide était arrivé à bon
terme, il reprit, il est indéniable que je nous inclus dans l’entité qu’est le Monde. Nous en faisons
partit, inexorablement. Et c’est en ce sens que notre ombre porte préjudice au Monde, et par la
même occasion, nous porte préjudice à nous. Vous me suivez?
Noboru secoua la tête pour opiner.
Et c’est là que j’interviens. En tant que Shinobi de l’Ombre.
- « Shinobi l’ombre »?! C’est-ce que je ne comprends pas depuis le début! Qu’est-ce que vous
voulez dire par « Shinobi de l’Ombre » ?!
- Chaque chose en son temps. C’est simple. Un shinobi, c’est un guerrier-espion, qui existait au
Japon médiéval, et..
- Je sais tout ça, et je sais aussi ce qu’est une ombre! Mais ce que je ne comprends pas, c’est le
rapport que vous faîtes, entre mon Ombre, le cours des choses et vous, le « Shinobi de l’Ombre »!
Son interlocuteur, l’air de rien, prit son énorme sac à dos, et en retira lentement un paquet de
cigarette. Des
Short Hope
. Un briquet en métal, qui semblait lourd, était dans le paquet. Il mit une
des
Short Hope
dans sa bouche et l’alluma à l’aide du briquet. On aurait dit là une scène de vieux
Western, datant de l’époque de Clint Eastwood. Après quelques bouffées, il fixa l’homme placé
devant lui et lui dit:
« Le temps s’écoule indubitablement, nous entraînant tous, pareil à une rivière. Chaque chose en
son temps. Ce qui doit être fait le sera inexorablement.
Noboru soupira.
Je ne suis pas rémunéré pour ce que je fais. Ce que je fais, je le fais seulement parce que je dois le
faire. Et cela nécessite une division du travail par étape. Un peu comme la fabrication d’une pizza.
- La fabrication d’une pizza?
- Oui, on fait d’abord la pâte, on verse la sauce tomate, on met les légumes, les anchois, le fromage
et les olives. Et à la toute fin, une sauce au miel.
- Une sauce au miel?
- Oui, je les aimes comme ça. Mais revenons-en au point initial Monsieur Watanabe, votre ombre
est beaucoup trop sombre et je suis venu la vider de ses ténèbres. »
« Je te jure qu’il m’a dit ça! Je te le jure! S’exclama-t-il soudain.
- Je te crois, je te crois, lui répondis-je alors. Il n’était pas du genre à mentir comme ça. »
Je suis venu la vider de ses ténèbres.
Les ténèbres. C’est-ce qui envahit complètement, en l’espace d’une respiration, l’employé
publicitaire, telle de l’encre déversée dans son être tout entier. Il avait l’impression que la personne
assise en face de ce curieux SDF, était un parfait inconnu, lui ressemblant étrangement. Un parfait
inconnu qui essayait de lui prendre sa place, s’immisçant lentement au travers d’une faille, d’un
infime trou ,placé là, sur le continuel flot de l’existence. Ce trou n’avait pas de réelle finalité.
Seulement, une masse compacte et difforme s’introduisait lentement dans la conscience de Noboru
Watanabe. Et plus cette forme visqueuse essayait de passer, plus le trou s’élargissait. Et plus le trou
s’élargissait, plus l’ombre de cette personne s’assombrissait.
L’employé publicitaire sentait des sueurs froides qui dégoulinaient gouttes par gouttes sur son
corps tout entier, pareille à une fine pluie glacée tombant silencieusement en plein été. Et de ces
profondes ténèbres, semblable à un tintement de clochettes, la voix du SDF perça la noirceur toute
entière pour en faire revenir Noboru:
« Vous comprenez maintenant?
Tout se remit en place. L’obscurité devint moins épaisse, puis laissa filtrer la lumière d’au dehors.
La réalité reprenait peu à peu place.
- Je pense, oui.
Il se touchait la tête de sa main droite.
- Mon rôle à moi, c’est de prendre ces ténèbres là. De les absorber en moi, vous voyez. Elles se
condensent, s’amoncèlent dans mon être, pareille à de la neige. Et cet amas d’obscurité, j’en
deviens le gardien. Mais tout ça est informel.
Ses deux mains étaient posées sur la table. Deux mains extraordinairement bien bâties.
- C’est-à-dire? questionna Noboru.
- Personne ne m’envoie. Enfin, ce dont je vous parle, ça n’est en rien religieux. Pas de révélation
divine. Ça n’est pas non plus une quelconque mission gouvernementale. J’ai seulement senti que je
devais le faire, alors, je le fait.
- Mais comment…
- Ne me demandez pas. Je n’en sais strictement rien. Ce truc me dépasse totalement. Ça peut être
métaphysique, métaphorique ou réel. Je n’ai aucune idée de comment le processus fonctionne. Tout
ce que je sais, c’est que ça fonctionne.
- Je vois..
- C’est en ce sens que je suis un
Shinobi de l’Ombre
. C’est en ce sens que j’agis. Dans le silence,
l’anonymat et l’obscurité. Je suis seul, complètement seul.
Noboru le fixait. Une brise légère passait d’est en ouest, sur un axe donné, dans une direction
donnée. Il n’ avait pas de place pour un quelconque Hasard.
-J’agis fatalement seul. C’est une sorte de prix à payer. Un genre de sacrifice. Je suis imprégné
d’une puissante solitude, dont je n’arrive pas à comprendre le sens véritable.
- Mais, commença Noboru, il aura bien un moment où les ténèbres ne pourront plus s’agglutiner
en votre être, un moment où votre conscience ne pourra plus absorber d’obscurité, non?
- La conscience, l’esprit.. Tout cela est infini, ce ne sont que des symboles irréels, qui ne
connaissent pas de limites. Je m’arrêterai lorsque l’Ombre entière du Monde sera en mon cœur.
Les yeux du SDF avaient l’air de briller. Noboru nageait en pleine confusion. Tout semblait
provenir d’un songe. Un songe lointain, appartenant à un autre Monde.
-Ensuite, lorsque toutes ces ténèbres seront en moi, je me suiciderai paisiblement, et ferait
disparaître avec moi cette noirceur. Ou bien, je pourrai toujours me reclure et vivre en ermite,
attendant que ma mort survienne. C’est là que généralement s’arrête le cours des choses.
Je le voyais, il était tendu, stressé Il me regardait, droit dans les yeux. Je lui esquissai un sourire,
afin de le rassurer. Ça avait l’air de fonctionner. Les traits de son visage se détendirent aussitôt. Il
était plutôt anxieux de nature.
- La mort est la seule alternative? Demanda Noboru.
- Je pense. On peut sûrement considérer ça comme une sorte de sacrifice silencieux. Mais, je ne sais
pas si on peut réellement parler de « sacrifice ». Je le fais seulement parce que je le dois le faire. À
mon avis, tout cela était… Comme déjà prévu.
- Le Destin? Questionna alors l’employé publicitaire.
- Possible. Répondit paisiblement le SDF.
- Mais, je ne comprends pas… Quelque chose cloche..
- Vous pensez réellement que quelque chose cloche? Je ne vois rien qui cloche, personnellement.
Sur ces dernières paroles, il se leva, mangé d’un sourire qui illuminait tout son visage. « Il est
temps que j’y aille » semblait-il avoir dit. Le temps paraissait avoir disparu, s’étant déversé dans un
autre univers. Il prit son gros sac à dos, posa un peu d’argent sur la table et partit. Inexorablement, il
s’en alla.
Il avait l’air de se diriger vers un point précis, là-bas, perdu dans l’infini horizon. Un lieu défini,
dont lui seul connaissait l’emplacement. Ou alors, il ne le connaissait pas. Il sentait peut-être qu’il
devait y aller. Tout simplement.
Dans un murmure, Noboru prononça:
« La Mort..? »
La Mort
Ses paroles s’évanouirent dans un profond silence. Un silence semblable au reflux des marées, et
du va-et-vient incessant des vagues. Le mot se déformait, s’étendait puis se ballottait au gré du
mouvement du jusant et du flux marin. Il disparaissait, et refaisait surface. Il redisparaissait, et
refaisait surface. Tout cela était infini. Le mot perdait de sa matière. La Mort s’évaporait peu à peu.
Plus rien n’avait de consistance réelle. Tout s’évanouissait, comme foudroyé par le mutisme
ambiant. Et pendant ce temps, le Shinobi de l’Ombre s’en allait. Simplement.
Le Monde recelait de possibilités infinies, d’une gamme dont la largeur était sans limites, pareille
à une rangée d’ombres humaines, toutes rangées dans un placards, entreposées rigoureusement sur
des cintres. Et malgré ces infinies possibilités, toutes tendaient vers un même point; la Mort. Voilà
ce à quoi pensait Noboru, à ce moment là.
« Alors?! Lui demandai-je, toute excitée.
- Alors quoi? Me répondit-il perdu dans ses pensées.
- Ton Ombre! Elle a changé?!
Il se leva alors et contempla son reflet dénué de lumière, qui gisait là, sur le sol. Toujours avec la
même tête, il me fixa et me dit: « Eh bien.. J’en sais rien en fait.
- Comment ça tu n’en sais rien?
- À vrai dire, je n’ai jamais fait attention au degré de noirceur que pouvait avoir mon Ombre.
- Pas moyen de savoir s’il disait vrai alors..
- Si tu veux mon avis, y’a pas moyen.
Je soupirai, déçue de voir que l’histoire s’arrêtait définitivement là.
« Bon, je suis épuisé, s’exclama-t-il, je vais dormir. »
Sur ce, il quitta la cuisine, avec pour seul et unique but: dormir. Mais, je pouvais le voir dans ces
yeux, il nageait en pleine confusion.
Quoi qu’il en soit, cette histoire ranima en moi un souvenir imprécis. Des bribes de paroles
virevoltaient furtivement à l’intérieur de ma boîte crânienne.
« Afin de devenir la rosée qui baigne ces terres
Et épargner les sables, les mers, et les cieux,
Je vous offre ce sacrifice silencieux. »
Il me semble qu’elles provenaient d’un poème, je ne sais plus lequel. Tout semblait, au tréfonds
de ma mémoire, marqué par l’usure du temps.
À mon avis, ça aurait été de belles dernières paroles pour un Shinobi de l’Ombre. Oui, de belles
dernières paroles…
Afin de devenir la rosée qui baigne ces terres
Et épargner les sables, les mers et les cieux ,
Je vous offre ce sacrifice silencieux.
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