Une âme wallonne
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Description

Arthur DaxheletNouvelles de WallonieUne âme wallonneI.Situé tout au sud du plateau hesbignon, le petit village de Marnève est exactementà la limite entre la plaine et le pays accidenté.L’étranger qui s’y rend, arrivant du côté du Nord, après avoir traversé la belle etfertile campagne, aperçoit d’abord les grandes censes pleines de vie et demouvement ; puis, dispersées çà et là, dans des bouquets d’arbres, les petitesmétairies blanches et riantes.Bientôt, dès qu’on a dépassé la modeste église, qui se dresse, sombre etdécrépite, sur une place nue et caillouteuse, le sol va se déprimant, Les maisonsplus basses et plus rares, semblant se cramponner au coteau, s’éparpillentgrimaçantes avec leur panache de fumée, jusqu’au bord de la Burdinale, qui coulelà, tout au fond du vallon, et fait tourner la roue d’un vieux moulin rencontré en lesprés.A l’Ouest aussi, du côté d’Otape et de Vesoule, le plateau s’abaisse graduellementpour former un creux de terrain profond et étroit, avec, sur la paroi la moinsescarpée, une suite d’agrestes habitations : c’est le hameau de Prâle, mystérieuxet triste.C’est là que Jacques Janlet était né.* * *Il avait poussé au tournant de la flexueuse ruelle, dans l’étroite et antiquemaisonnette couverte de chaume, entre son père et sa mère.Son père, robuste travailleur que le hâle avait bronzé, qui, l’été, fauchait parcentaines les blondes gerbes et qui, l’hiver, martelait de son fléau l’aire desgranges poussiéreuses.Sa mère, ...

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Langue Français

Extrait

I.
Arthur Daxhelet Nouvelles de Wallonie Une âme wallonne
Situé tout au sud du plateau hesbignon, le petit village de Marnève est exactement à la limite entre la plaine et le pays accidenté.
L’étranger qui s’y rend, arrivant du côté du Nord, après avoir traversé la belle et fertile campagne, aperçoit d’abord les grandes censes pleines de vie et de mouvement ; puis, dispersées çà et là, dans des bouquets d’arbres, les petites métairies blanches et riantes.
Bientôt, dès qu’on a dépassé la modeste église, qui se dresse, sombre et décrépite, sur une place nue et caillouteuse, le sol va se déprimant, Les maisons plus basses et plus rares, semblant se cramponner au coteau, s’éparpillent grimaçantes avec leur panache de fumée, jusqu’au bord de la Burdinale, qui coule là, tout au fond du vallon, et fait tourner la roue d’un vieux moulin rencontré en les prés.
A l’Ouest aussi, du côté d’Otape et de Vesoule, le plateau s’abaisse graduellement pour former un creux de terrain profond et étroit, avec, sur la paroi la moins escarpée, une suite d’agrestes habitations : c’est le hameau de Prâle, mystérieux et triste.
C’est là que Jacques Janlet était né.
* * * Il avait poussé au tournant de la flexueuse ruelle, dans l’étroite et antique maisonnette couverte de chaume, entre son père et sa mère. Son père, robuste travailleur que le hâle avait bronzé, qui, l’été, fauchait par centaines les blondes gerbes et qui, l’hiver, martelait de son fléau l’aire des granges poussiéreuses.
Sa mère, que les lourdes charges avaient déhanchée, qui, pour nourrir « Morette », leur vache, « grattait » du matin au soir, – pauvre créature sèche et dolente, dont la figure semblait ne plus vivre que par les yeux, presque intelligents avec des regards de résignation.
Jacques était l’unique enfant des Janlet, venu tardivement pour recueillir les trésors de tendresse, qui se cachaient sous la rudesse rustique des vieux. Et, au commencement, ç’avaient été, les soirs, d’interminables caresses prodiguées à leur « fi », qui se trémoussait entre les mains calleuses du moissonneur.
Puis le garçonnet apprit à marcher ; ce fut pour la mère un sérieux débarras ; et, pour lors, la belle « Morette », l’orgueil de ce ménage de simples, fut de nouveau choyée, comme auparavant.
Jacques, lui, s’éleva tout seul, sous la cuisson estivale et sous les frimas de l’hiver, – vrai enfant de la nature, en ce coin borné par l’horizon tout proche.
On le voyait flâner le long des haies ombreuses du Prâle. Il passa bien des heures, le dos au soleil tiède de mai, affectionnant les bains de poussière au bord du chemin !
Son regard perdu semblait sonder la chevelure embroussaillée des hauteurs d’en face. Il rêvait, l’oreille attentive au murmure de la brise ou au chant des oiseaux, reniflant, pauvre esseulé, cet air – extrêmement vif et trop brûlant pour sa faible poitrine, – qui fait de Marnève l’Éden des forts et le cimetière des débiles.
Parfois il s’aventurait jusqu’au carrefour voisin, d’où sa vue pouvait s’étendre un peu. Derrière lui et comme au-dessus de sa tête, une raide et affreuse montée, vrai calvaire, qui relie le hameau au village. A ses pieds, un sol qui fuit en pente abrupte, jusqu’au filet d’eau clapotant dans le creux de l’humide et herbeuse vallée. Devant ses yeux, à deux cents mètres à peine, le talus escarpé du coteau pensif aux innombrables versants, se noyant dans la brume et se confondant avec l’horizon, là-haut, tout au bout. Des deux autres côtés, le fond vert ou fauve du feuillage, avec, à gauche, la trouée grise de la route et, plus près, quelques maisons à toits rouges, piquées sur des mamelons, auréolées de frondaisons.
Pour Jacques, ce coin fut longtemps le bout du monde ; il s’y plaisait, nourrissant son imagination de la contemplation de ce paysage romantique. Il trouvait un charme irraisonné et des ravissements singuliers à s’enivrer les yeux jusqu’à l’éblouissement de la combinaison bizarre des lignes, en cet espace resserré, à se livrer à je ne sais quelle félicité, qui le berçait, devant l’antithèse de ce vallon intime et de ces collines rêveuses, aux teintes inconsistantes et maigres.
Seuls, quelques rares habitants de ce sauvage « vinave » circulent çà et là, remuant la terre et peinant dur.
Une femme, en jupon court à raies rouges, descend rapidement le sentier, allant puiser de l’eau à la fontaine, qui murmure, tout en bas ; puis péniblement elle remonte, en pliant sous le poids de ses deux seaux.
Les moindres bruits sont extraordinairement saillants dans le calme reposant d’alentour. De la petite campagne du côté du Nord, le vent apporte parfois quelques échos de voix : de grosses plaisanteries que s’envoient d’un champ à l’autre les rudes travailleurs, ou bien de vigoureux « hue ! » par lesquels ils stimulent leurs pauvres bêtes.
Trois fois par jour, c’est l’Angélus qui s’égrène, doux et lent, du clocher d’Otape, le village proche, pendu de l’autre côté de la colline. Quand souffle le vent d’Est, les cloches de Marnève mêlent leurs voix plus métalliques au pieux chant de leurs sœurs et la traînante symphonie plane pendant quelques instants au-dessus de la vallée, avec d’étranges sonorités, qui s’alanguissent dans les buissons et se perdent dans les grands peupliers.
Souvent, quand, à l’heure où la brume assombrit les lointains, le père Janlet rentrait, les membres brisés par l’ahan de la moisson, il trouvait son Jacques toujours assis au pied du « thier » roide, semblant vissé au sol dur, comme grisé d’oxygène et rêvant devant les figures fantastiques que le crépuscule dessine.
Ainsi grandissait ce jeune et libre paysan, s’identifiant avec cette terre aux aspects multiples et imprévus, qui porte l’empreinte encore fortement accusée des cataclysmes de jadis, avec cette terre encore palpitante des grands drames de la nature, – merveilleux et étrange assemblage de vallées douces, de plateaux gris-rose, de monticules fauves, de ravins mystérieux et pleins d’attirance.
Oh ! la poésie de ces contrées wallonnes, – où la pensée est flottante ainsi que la blanche brume, qui, le soir, s’élève des rivières fumeuses, – comme elle pénétrait cette âme d’enfant, ou plutôt comme cette âme se formait insensiblement de cette série d’impressions de joie délicieuse et grave, d’intime et douce félicité, qui constituent le caractère même de ce coin de l’univers !... * * * Jacques Janlet, lorsqu’il eut sept ans, fréquenta l’école de Marnève.
Une vie nouvelle : ce furent des flâneries en compagnie des autres écoliers du Prâle, en allant et en retournant, des rixes enfantines et de folles explosions de joie sans cause ; c’étaient aussi les petites et les grandes polissonneries de cet âge sans pitié, les pierres jetées aux roquets hargneux, ou dans les fenêtres des bonnes gens, ou encore à la tête du pauvre mendiant qui passe.
Jamais Jacques n’était instigateur. Il suivait le mouvement, semblant toujours étonné et riant distraitement. Ses grands yeux rêveurs étaient pleins de l’image des hauteurs qu’il avait si souvent contemplées, du côté de Vesoule : la hantise du vallon aimé, où restait sa pensée et qui, chaque fois qu’il le revoyait, faisait battre son cœur !...
Le fils Janlet était classé parmi les bons élèves. Son intelligence était très vive ; en un instant il saisissait une explication. Mais le maître ne parvenait pas à le corriger de ses inattentions : son esprit, toujours, était en des éveils nouveaux et son regard
semblait perdu en des contemplations lointaines.
L’enfant devint adolescent. Déjà les gars de son âge trimaient aux champs ou poussaient le rabot dans les ateliers, à la ville proche, alors que Jacques fainéantait toujours « comme un monsieur », continuant à se rendre tous les matins à l’école. Admis encore – par permission spéciale, vu ses quinze ans – il s’occupait de dessin, travaillant un peu au hasard, esquissant tour à tour des têtes, des paysages, des locomotives.
Les dimanches, au sortir de la grand-messe, lorsque le père Janlet, dans sa blouse bien plissée, tendait sa tabatière à « Monsieur le Maître d’école », c’était sur sa face hâlée un épanouissement, auquel le digne magister répondait par un hochement de tête significatif. Heureux père !
Parfois le moissonneur poussait plus loin l’explication, quand il avait absorbé quelques verres au Café de l’Image. Il avait des quarts-d’heure d’orgueil, de vanité ridicule. Il jurait qu’il se ferait couper en quatre plutôt que de faire un ouvrier de son « unique ». Il se rengorgeait drôlement alors. « Monsieur le Maître » opinait qu’il serait bientôt temps de prendre une décision. Il aurait, lui, envoyé le jeune homme à l’École Normale de Huy ; il se disait certain de son admission...
* * * Un événement survint alors, qui devait avoir une grande influence sur les destinées de Jacques. Janlet avait un frère. Celui-ci parti de Marnève, depuis plus de trente ans, s’était établi, par je ne sais quelle suite de circonstances, à Anvers, où, comme gargotier, il avait fait fortune, c’est-à-dire que, retiré maintenant des affaires – avec sa femme qui ne lui avait pas donné de rejeton – il vivait dans une large aisance. À peine l’avait-on revu une fois ou deux, depuis qu’il habitait « chez les Flamands ». Jacques le connaissait à peu près comme un personnage historique, qu’on lui avait appris à désigner sous le nom de « l’oncle Jean-Joseph ».
Or, il arriva que « l’oncle Jean-Joseph » eût la fantaisie de revoir le Prâle, où il était né. Ce fut un émoi dans la petite maison et dans tout le « vinave ».
« L’Anversois » fut émerveillé à la vue des dessins qu’exécutait son neveu. Il s’écria qu’il ne fallait pas laisser s’étioler dans l’atmosphère campagnarde cette plante qui ne demandait qu’à se développer dans la féconde chaleur des cités artistiques. Il fallait au jeune homme quelques années de cours à l’Académie pour en faire un « prix de Rome ».
Jean-Joseph en avait vu plus d’un de ces lauréats et il narrait l’histoire de leur triomphe : le vin d’honneur à l’Hôtel-de-Ville, les discours, les couronnes, la joie des parents !...
Le père Janlet et sa femme, n’y comprenant pas grand-chose, pleuraient cependant d’attendrissement.
Ils pleurèrent encore lorsque le frère parla d’emmener son neveu à Anvers. Mais c’était pour le bonheur de leur « garçon » ; au fond, ils étaient heureux. Et puis, comme cela ferait bien ! Comme on les regarderait avec envie, maintenant, à Marnève ! Et quand il reviendrait les visiter, leur « artiste », habillé comme un citadin, se rengorgerait-il Jean-Pierre Janlet !...
Jacques aurait été embarrassé pour analyser le sentiment qu’il éprouvait, singulier mélange de ravissement exultant et d’inquiétude angoissante, – son imagination passant et repassant de l’effort vers une contemplation préalable de la cité, qui lui apparaissait, là-bas, féerique, à l’évocation de ce Prâle, qui avait déteint sur son âme.
C’est un matin que s’effectua le départ. On était en septembre, à l’époque où déjà les brises, à l’aube surtout, se font, par moments, moins caressantes.
Le soleil, dont la lumière n’avait plus sa force et sa brusquerie des fulgurantes journées de juillet, dorait légèrement le rideau de vapeur flottant dans la vallée, tout le long de la nonchalante Burdinale.
Les cloches d’Otape sonnaient la messe et celles de Marnève, bientôt, tintèrent de l’autre côté, pendant que des haies et des buissons s’élevait l’universel concert des oiselets chantant l’hymne du réveil. Dans l’air vif à point, montaient de capiteuses fragrances d’herbes et de fleurs,
planant et semblant s’attarder entre les hauteurs, comme la fumée des locomotives sous la voûte des tunnels ou dans les branches des grands arbres.
Jacques, debout très tôt, après une nuit agitée par l’idée fixe du départ, assistait à ce réveil du Prâle, rassasiant ses yeux du spectacle de ce coin de nature, où son enfance avait vagabondé, où il avait pris, une à une, toutes les parcelles de son âme. Il rôdait, dolent, tout autour de la maison, le cher asile au toit bas et aux murs envahis par la mousse, le pacifique sanctuaire de la vie intime et douce. Et puis encore, il regardait le paysage familier qui l’environnait, dont la vie et la gaîté lui faisaient presque mal, en ce moment, à lui qui allait partir, quitter tout ce qu’il connaissait, tout ce qu’il aimait.
Il lui fallait dire adieu aux montagnes natales, aux ruisselets bavards, aux ravins mystérieux, aux coteaux songeurs, à tout ce Prâle en un mot, où il était réellement autochtone, où il était, en quelque sorte, comme une émanation du sol.
Encore ! encore ! Il eût voulu traîner derrière lui le site enchanteur. Il faisait provision de tableaux, qui, là-bas, demain, seraient ses mirages et ses rêves... Jacques s’en alla donc, On ferma la maison et les deux vieux accompagnèrent les partants jusqu’à la station du chemin de fer. Le trajet parut long à l’ex-gargotier, qui se plaignit qu’on n’eût point encore créé un service de tramways en ces parages.
On ne parla guère. Le vieux Janlet allait comme un homme ahuri, muet, tourmentant sa pipe éteinte en sa pauvre main calleuse. Ah ! s’il avait osé pleurer, ça l’aurait soulagé, le brave.
La mère étouffait de petits sanglots, s’essuyant fréquemment les yeux.
L’oncle, qui comprenait, toussait très fort pour ne pas s’attendrir !
Seul, le jeune homme semblait ne point participer à cette impression ambiante de douleur vague. Sa pensée était concentrée en je ne sais quel rêve ni riant, ni triste, mais qui l’absorbait comme une inquiétude, presque comme une crainte.
Lorsque le moment de s’embrasser et de se quitter fut là, le flot montant de l’émotion s’échappa tout-à-fait. Ils s’abandonnèrent tous les quatre. Ce fut une crise qui les soulagea.
Le train partit.
Les vieux, graves et silencieux, regagnèrent leur petit logis. * * *
II.
Deux ans ont passé depuis que Jacques Janlet est venu se loger loin, bien loin de Marnève, au cœur de la grande métropole commerciale. Il a installé ses pénates au second de la vieille et étroite maison occupée par l’« oncle Jean-Joseph », dans la rue des Laines.
Le jeune homme court sa dix-huitième année. Sa taille plus que moyenne est élégante. Chevelu, noir, il a des yeux bruns aux reflets chatoyants, des yeux tour à tour pénétrants et pleins de caresses. Dans son air plus rien de rural ; des allures de citadin.
Il fréquente les cours de l’Académie des Beaux-Arts, coudoyant la multitude des rapins, des pasticheurs, des routiniers, qui cherchent à réchauffer et à féconder un génie souvent médiocre, en cet antique foyer d’art. * * * Lorsque le jeune Janlet s’était vu tout-à-coup transplanté loin de Marnève, pris dans le mouvement intense de la nouvelle Carthage, ç’avait été, au commencement, un long éblouissement moral, presque physique aussi, devant les proportions audacieuses des monuments, devant les tours, les donjons, les clochers, qui lui
semblaient vouloir escalader le ciel, devant les entrepôts, les marchés, les halles historiques, devant le dédale des rues encombrées, devant la fiévreuse poussée des foules.
Il fut, durant plusieurs semaines, sous le charme, tout le temps qu’il découvrit successivement les différents quartiers d’Anvers et les multiples objets, dont l’ensemble constitue la puissante cité.
L’esprit du jeune homme, qui n’avait jamais enregistré que l’impression produite par l’original coin de terre, où s’était écoulée son enfance, était brusquement empoigné par la grande ville, par l’orgueilleuse parvenue, qui, comme pour symboliser et synthétiser la Richesse et les Arts, trône, au bord de l’Escaut, opulente et triomphante.
C’était moins de l’admiration que de l’étonnement qu’il éprouvait. Il errait un peu à l’aventure, avançant, comme un halluciné, au milieu de tant de choses nouvelles pour lui.
Quand il rentrait, Jean-Joseph le pressait de questions, rectifiait les indications topographiques essayées par son neveu et riait bruyamment quand il était arrivé à celui-ci de s’égarer au cours de ses flâneries : « Ah ! Anvers... ça est un peu plus grand que le Prâle ! » sentenciait l’ex-gargotier...
Le jour arriva où Jacques trouva fastidieuse la contemplation du panorama devant lequel il avait, pendant quelques jours, vécu dans le rêve. Insensiblement il lui sembla qu’il en était saturé. C’était comme la congestion en cette cervelle où trop d’images neuves s’étaient entassées ; des fatigues mêlées d’ennui l’assaillaient quand il sortait à présent et qu’il se jetait dans la foule grouillante des rues.
Peu à peu, une tristesse vague l’envahit. Il se reprit à rêver comme autrefois et souvent l’ange des songes le transportait, là-bas, en Prâle, près du père Jean-Pierre et de la mère Catherine.
Un soir qu’il s’était retiré plus tôt dans sa chambrette, s’évoqua, encore une fois, ensoleillé comme au jour du départ, le vallon natal, tout vibrant de joie entre ses deux coteaux dorés. Jacques se crut redevenu enfant, vagabondant en la solitaire ruelle. Le paysage tout entier semblait en fête, comme pour le saluer, lui, le gnome hantant ce val blond. Chaque buisson lui parlait. Le ruisseau disait sa plus jolie chanson. Les senteurs des fleurettes s’étaient faites fortes et enivrantes, comme les matins après les nuits d’orage.
Ému, il écouta pour entendre des cloches familières, – celles qui avaient solennisé jadis le soir de son baptême, le matin de sa première communion dans l’églisette de Marnève, celles qui tintaient, trois fois par jour, faisant se courber, dans les champs, des fronts hâlés...
Soudain, du haut de la vertigineuse tour de Notre-Dame, l’antique carillon, dans sa cage aérienne, se mit à tintinnabuler et follement s’éparpilla la pluie des joyeux accords...
Le jeune Janlet sentit ses yeux s’emplir de larmes et il trouva une indicible jouissance à pleurer. Il ne savait quelle angoisse l’avait saisi ; il éprouvait une sensation d’étouffement dans une solitude, loin, loin des siens. Il resta plusieurs heures dans un état singulier de prostration.
Il garda de cette crise une impressionnabilité morbide, auparavant latente sans doute chez ce nervo-sanguin, chez ce contemplatif aux sens d’une acuité extraordinaire et à l’imagination exaltée, qui s’était librement développé, sans souffrir d’autre contact que celui de la nature.
Depuis ce jour, Jacques Janlet ne fut plus heureux.
Tout ce qui l’entourait lui faisait mal. C’étaient, pour cette âme sensible à l’excès, des heurts continuels.
« L’oncle Jean-Joseph » lui apparut dans toute sa grotesque banalité de rustre frotté de civilisation faubourienne. Le logis qu’il occupait lui fit l’effet d’un étouffoir. Dans la rue, le frôlement de la foule l’exaspérait. La ville, avec son activité fébrile, ses habitants âpres à la curée, son opulence criarde, lui sembla sotte, gonflée d’orgueil, égoïste et méprisable. La langue même du peuple, en frappant désagréablement son tympan, le crispait...
A l’Académie, il n’était pas sauvé de lui-même. Son supplice moral se précisait cruellement en les pontifications routinières de maîtres intolérants, réduisant l’art en
formules et foulant aux pieds les talents qui ne sont pas « conformes ».
Souvent Jacques s’échappait d’Anvers, cherchant le calme qu’il ne parvenait pas à retrouver. Il allait, suivant la ligne que trace le Boulevard Léopold et qui se continue jusqu’à la Grande-Harmonie ; puis il traversait le faubourg de Berchem, tranquille et aristocratique séjour des marchands enrichis, pour aboutir, plus loin encore, dans les champs.
D’autres fois, dépassant le Jardin Zoologique, il portait ses pas dans le populeux quartier de Borgerhout et poursuivait sa course jusque dans les campagnes proches.
Il trouvait de vastes étendues, où le ciel et l’horizon se confondent, des effets de couleurs d’une grande richesse, de grandes nappes de clarté chaude, ou de poétiques buées.
Mais cela le touchait peu. Il rêvait de ses collines aux reflets d’ardoise, de la route poudreuse vue à travers le feuillage, des blanches maisons pendues aux coteaux, des mille figures riantes ou tristes qu’engendre le caprice des lignes, en sa Wallonie, qu’il ne parvenait pas à oublier, dont il était une parcelle détachée et égarée...
La poésie de la plaine ! Elle existait, sans doute, pensait-il. Mais il ne la comprenait pas. Elle se dérobait à lui, la plaine : il en venait à la trouver monotone et laide ! * * * Ainsi après ces deux ans, Jacques était poussé à bout. Il renfermait son ennui en son cœur. Mais, sous la torpeur qui semblait l’avoir envahi et paraissait gagner parfois même ses membres, se cachaient des amoncellements de nostalgies.
Sa mélancolie s’aggravait encore des vagues et angoissants désirs, qu’apporte cet âge où s’allument aisément les sens. C’était chez ce nerveux, à certaines heures, des échappées douloureuses d’expansions longtemps contenues, des liquidations d’exubérance accumulée.
Ce qui devait arriver arriva. Jacques Janlet devint amoureux. Il aima passionnément, éperdument : il se donna tout entier, sans raisonner, sans réserves.
Une Wallonne de Liège, qu’il avait rencontrée, exilée, comme lui, « chez les Flamands ». Le hasard les avait rapprochés, lui, pauvre dépaysé avec du vague à l’âme ; elle, provocante en sa fraîche jeunesse et cherchant, le jour, parmi la foule, l’Aimé inconnu, qui passait en ses songes, la nuit.
Yvonne était brune, d’une carnation remarquablement délicate – éclat éphémère et souvent aussi cruel présage ! Elle avait des yeux pers qui se veloutaient délicieusement, quand son regard s’adoucissait pour le rire ou la caresse.
Elle était employée dans un grand magasin. Après avoir trimé de huit heures du matin à neuf heures du soir, elle s’envolait preste et prête à rire, oubliant la fatigue et les gronderies des maîtres ; elle folâtrait par les grandes artères avec les amies, et, enfin, regagnait sa chambrette bleue et sa couchette blanche, pour dormir et rêver.
Ce cœur, tout neuf pour l’amour, rencontra celui de Jacques, battant fort, tout grand ouvert pour recevoir la passion qui lui manquait et qui donnerait un but à cette pauvre vie désemparée.
Du jour où il connut Yvonne, Jacques devint un autre homme.
Ce sensitif avait trouvé une âme capable de faire vibrer son âme, qui ne résonnait plus à nul effleurement, depuis le départ du Prâle. Cet assoiffé d’émotions intimes et vives se sentait dévoré soudain de toutes les ardeurs de son amour juvénile.
Ils vécurent, elle et lui, pendant six mois, dans un rêve délicieux. Il venait, chaque soir, la cueillir, à l’heure de la sortie des placeuses. C’étaient des flâneries par les boulevards ou le long des quais. Ils portaient leurs pas lents jusque dans les faubourgs, s’attardant en d’interminables bavardages, parfois aussi se taisant, s’écoutant respirer.
Le dimanche, le Bon Marché fermait ses portes à midi. Ce jour-là, les amoureux s’embarquaient d’habitude sur un de ces steamers, qui sont employés à conduire les bourgeois vers les principaux villages riverains.
Elle avait des gaîtés folles ; elle s’amusait des moindres détails du paysage, du remous écumant produit par la roue du bateau sur l’onde olivâtre du fleuve, du croisement des voiles sur la surface calme de l’eau, des appels de matelots sur les chalands qui frôlaient lourdement leur yacht, d’un vol gris de mouettes en l’air bleu...
Le panorama de la ville se rapetissait, puis s’effaçait peu à peu, jusqu’à ce qu’on n’aperçût plus que l’orgueilleuse flèche de la cathédrale, noyée dans l’horizon brumeux, puis plus rien.
Ils arrivaient ainsi à la campagne, – une campagne qui ne leur rappelait rien de celle qu’ils connaissaient, là-bas, dans la vallée de la Meuse.
Ici, la plaine uniforme et désespérante des polders gras, avec la tache rouge des briqueteries au milieu d’une débauche de verdure ; des rideaux d’arbres, des pelouses à perte de vue, des villas blanches et basses, éparpillées ou s’agglomérant en pâtés lourds et plats.
Et, dans le lointain, toujours, à une distance incommensurable, la ligne de l’horizon fuyant, fuyant, donnant le vertige de l’infini et la sensation cruelle du but sans cesse poursuivi, jamais atteint.
Ils ne la comprenaient point cette poésie de la plaine. Mais qu’importait ? Ils allaient en leur enivrement d’amants heureux, respirant à pleins poumons, écoutant battre leurs cœurs, se dérobant des baisers au tournant des sentiers... Ils rentraient, le soir, fatigués et rêvaient la nuit, des rêves roses tout pleins de caresses, où passaient des fleurs, des papillons, des anges !... * * *
Jacques, en devenant amoureux, avait vu s’évanouir peu à peu ses dernières velléités d’art. La nature l’avait richement doué. L’atmosphère, étouffante pour lui, de la prosaïque métropole, l’intolérance des maîtres et la routine avaient stérilisé ce génie prime-sautier, essentiellement wallon et souverainement indépendant.
Ainsi l’arbuste exotique périt, pour avoir été transplanté en une terre étrangère, sous un climat qui lui est funeste, pour avoir été confié à des soins intelligents ou maladroits.
Jacques s’absenta souvent des cours. Il eut des révoltes contre ses maîtres, contre tout le monde officiel de l’Académie. Il finit par abandonner complètement ses études.
Ses anciens copains le plaisantaient, quand ils le rencontraient, au Nachtlicht, ou dans d’autres tavernes. C’étaient d’innombrables quolibets sur son « amourette », si absorbante qu’il en perdait le temps de peindre !...
Il avait alors d’étranges vivacités, des colères presque ridicules. Il ne permettait pas que l’on plaisantât à propos d’Yvonne.
Puis, il trouvait nécessaire de s’excuser, d’expliquer son renoncement aux succès artistiques. Il s’élevait avec violence contre les procédés de ses ex-professeurs, dont il proclamait les conseils insensés et l’influence pernicieuse. Il les appelait « Flamands abâtardis », « pasticheurs encroûtés », « poussifs de la peinture » !...
Ceux qui se croyaient intelligents et sages haussaient les épaules. Des pince-sans-rire exploitaient le déplorable état d’âme de Jacques, entretenant sournoisement son irritabilité morbide, applaudissant méchamment à ses sorties excessives, débilitantes de son organisme de névropathe surexcité. Cette seconde crise morale coïncida avec les signes avant-coureurs d’un mal physique qui ne pardonne pas. Le fils Janlet avait eu une croissance anormale. Sa poitrine ne s’était pas développée proportionnellement avec ses membres et, tout le temps de son enfance, elle s’était brûlée et corrodée à respirer l’air de Marnève.
A présent, le jeune homme toussaillait maintes fois et se sentait envahi par un obsédant malaise.
Ceux de son entourage – Yvonne elle-même – ne s’en émurent pas trop, croyant à un trouble passager et de nature nerveuse.
* * * Cependant deux événements hâtèrent le dénouement du roman d’amour de Jacques. « L’oncle Jean-Joseph » découvrit un fait, qui était, pour lui, uniquement et brutalement matériel. Après une enquête, à laquelle il se livra à la suite de soupçons, il résuma ses constatations ainsi : « Mon neveu ne travaille pas, il s’amuse et s’acoquine à une nommée Yvonne Hapsainfosse. » En conséquence de quoi, un matin, l’ex-gargotier signifia à son protégé qu’il lui « coupait les vivres ». Mais il voulut se montrer, comme il disait, généreux jusqu’au bout. Il annonça au jeune homme qu’il allait se mettre en quête pour lui trouver un emploi, estimant qu’il serait « trop dur et aussi ridicule pour la famille » de renvoyer à Marnève, ce « grand fainéant », qui n’y serait trouvé propre à aucun travail.
Sans doute, le fier enfant du Prâle aurait refusé hautainement cette offre sujétionnante et aurait témérairement rompu avec son bienfaiteur, si, une heure plus tôt, il n’eût reçu une lettre de Liège, par laquelle le tuteur d’Yvonne le pressait d’épouser sa pupille ou de cesser toutes relations avec elle.
Jacques ne répondit rien aux remontrances grotesquement solennelles de « l’oncle Jean-Joseph ».
Il se sentait faible et désarmé. Il n’était rien qu’un déclassé. Il ne possédait rien de ces richesses avec lesquelles on achète l’indépendance. Il n’avait pour capital, désormais improductif, que son génie, qui venait d’avorter.
Il avait cru trouver le bonheur : l’amour d’Yvonne ! On menaçait de le lui ravir, si bientôt il ne se décidait pas à un mariage, s’il ne demandait aux lois le droit d’aimer et d’être aimé !
Cruelle alternative ! D’une part, son impuissance en la lutte pour la vie ; de l’autre, cette passion suave, qui l’enserrait tout entier et ne l’abandonnerait – si jamais cela arrivait – que pour le rejeter mutilé et dolent...
Pendant une minute, Jacques crut étouffer d’anxiété.
Mais il se raidit contre la souffrance, appelant à son secours toute sa volonté, comprenant qu’en cet instant, il fallait être plus fort que la destinée qui menaçait de le terrasser, ou mourir en désespéré.
Il sortit : il avait pris un parti.
III.
* * *
Moins d’un an plus tard, nous retrouvons Jacques Janlet devenu le mari d’Yvonne.
La chambrette bleue de celle-ci s’est adjoint un salonnet sur le même palier, et voilà tout l’appartement du jeune couple, qui trouve ce logis suffisamment ample. En effet, le nid reste vide durant toute la journée et n’abrite les tourtereaux que le soir.
Jacques est entré, comme caissier, au Bon Marché, où sa trop heureuse femme a conservé son emploi.
Le courroux de « l’oncle Jean-Joseph » a désarmé promptement devant la résolution pratique, prise tout-à-coup par son neveu. L’ex-gargotier a même assisté aux noces très sommaires qui ont célébré l’union des jeunes époux et auxquelles – ainsi qu’il aima à le faire remarquer – il était « l’unique représentant de la famille Janlet ». Les vieux de Marnève n’étaient point venus. * * * Des mois ont passé. Chaque matin, elle et lui, vont au Bon-Marché ; chaque soir, ils reviennent vers le etit sanctuaire de leur intimité se souriant comme au remier
instant de leur amour.
Jacques est-il heureux ?
Hélas ! il souffre en silence. Son âme réceptive de rêveur affolé de sensations, il a dû la river cruellement à la tâche prosaïque et banale.
La nuit, il lui arrive de voir danser des chiffres devant ses yeux alourdis de fatigue. Le jour, le son des pièces d’or et d’argent, qu’il compte et recompte, lui fait mal et l’énerve. Oh ! la vie froide et laide !...
Et sa plaie morale s’avive encore à mesure qu’il voit sa santé devenir chancelante. Dans l’atmosphère du grand magasin, la phtisie fait des progrès ; sa poitrine va se délabrant de plus en plus.
Un dimanche, il se décida à consulter un médecin réputé de grand talent.
Après l’auscultation lente et minutieuse, le vieux praticien eut un froncement de sourcils, qui n’échappa point à son client. Jacques comprit qu’il était gravement atteint, que son corps aussi se désagrégerait, impliqué et entraîné dans la ruine de son être moral.
Solennellement l’homme de l’art sentencia qu’il était urgent pour le malade de cesser toute occupation sédentaire et d’aller respirer « l’air pur et vivifiant de la campagne ». * * * Huit jours plus tard, Jacques et Yvonne partaient. La jeune femme avait eu soudain l’intuition du malheur qui la menaçait. Elle n’eut plus qu’un souci : sauver son aimé, s’il en était temps encore !
On avait averti le père et la mère, là-bas, à Marnève.
Le facteur avait « expliqué » la lettre à Jean-Pierre, à la sortie de la grand-messe ; car le moissonneur, depuis plus d’un demi-siècle, avait désappris à lire. Quand il rentra, Catherine remarqua une anxiété dans les yeux de son homme. Celui-ci montra la lettre : « Il revient malade », dit-il simplement.
― « Bien-aimé bon Dieu ! est-ce possible ? » répondit la mère. Puis se fut une foule de questions qu’ils se posèrent, d’hypothèses naïves qu’ils firent. Ils aménagèrent, pour les « enfants d’Anvers », la chambre la plus confortable. Ils ne connaissaient pas Yvonne ; pour le mariage, ils avaient donné leur consentement « par-devant M. le Notaire de Braives ». Ils tâchaient de se représenter leur bru, une belle dame, sans doute, qui allait trouver leur maison bien petite...
Il était neuf heures du soir quand Jacques Janlet arriva à Houcwègne.
Tandis que le train, d’où il était descendu, gagnait Mouha, filant rapide le long de la Mehagne, le jeune homme prit, au bras d’Yvonne, la route provinciale, qui déroule son ruban poudreux entre les coteaux sourcilleux et les prairies, et conduit à Marnève. En les poumons endoloris de l’exilé qui revenait, l’air hyperoxygéné se glissait, excitant, enivrant... La nuit était belle – une de ces nuits printanières si ravissantes en Wallonie.
La lune, alors, argente la couronne des collines, la cime des grands peupliers et le ruisseau, au fond du vallon. D’un versant à l’autre, en cette terre accidentée, les bruits se répercutent, alanguis, affinés : le sifflement strident de la locomotive, remorquant le convoi qui s’engouffre dans un tunnel, puis, dans le lointain, un roulement monotone et indéfini ; les abois des chiens de garde ; les hôlements lugubres des chouettes ; le vol effaré des chauves-souris ; le grincement d’une porte qu’on ferme et qu’on verrouille ; le chant berceur d’une chute d’eau.
Le silence même n’est pas le silence. C’est un bruissement doux, c’est le susurrement composite, délicieusement subtil et symphonique, – oh ! combien randilo uent ! – de toutes les voix de la terre et des eaux, dont la vie reste intense,
tandis que l’homme et les animaux reposent... Jacques suivait lentement le grand chemin, s’abandonnant tout entier à l’enchantement de la soirée. Yvonne songeait à l’avenir. Ils parlèrent peu durant le trajet. Ils côtoyèrent la Burdinale. Ils passèrent près du vieux moulin ; la roue dormait.
Enfin, ils se trouvèrent à l’entrée du Prâle.
Des chênes ragots, séculaires, profilent en cet endroit, leurs fantastiques silhouettes. Il sembla à l’arrivant que ces vétérans reconnaissaient l’enfant prodigue qui revenait, et qu’ils ouvraient bien larges leurs bras moussus pour le recevoir.
Son cœur battit plus fort quand, soudain, il distingua, entre leurs ombres, son père et sa mère, qui s’étaient traînés jusque là pour l’attendre.
Tous quatre s’embrassèrent et pleurèrent d’émotion.
A Jacques, les vieux parurent bien brisés, et leur enfant, à eux, leur était rendu, pensaient-ils, pâli et défait.
On arriva à la demeure des Janlet, et ce fut au tour d’Yvonne de subir l’examen de leurs yeux affaiblis par l’âge. Ils la trouvèrent, à la lueur de la petite lampe fumeuse, « belle comme une Sainte-Vierge ». Ils étaient gênés vis-à-vis d’elle, ne sachant quelle appellation lui donner, lui disant tantôt « not’fille », tantôt « mamzelle ». * * * Les jours qui suivirent immédiatement le retour en Prâle furent pour Jacques Janlet des jours d’enchantement moral et de bien-être physique. Il revoyait, en poète qu’il était, ce qu’il avait tant contemplé, pendant son enfance, – cet âge de poésie suave et inconsciente !
Il se grisait de l’air corrodant des hauteurs, qui achevait de consumer sa poitrine, y pénétrant traîtreusement avec de fausses douceurs de baume lénifiant. Ainsi certains poisons s’infiltrent lentement dans le sang, apportant aux intoxiqués une bienfaisante chaleur et de voluptueux transports.
Au bout d’un mois, le malade était à bout de forces. Il avait des quintes de toux, qui ne le quittaient que pour le laisser ébranlé et anhélant pendant de longues heures. Ah ! non, il n’allait pas mieux !... Le médecin avait, lors de ses visites, une mine grave et des regards qui semblaient découragés.
Peu à peu la désespérance se glissait dans l’âme du phtisique. Il avait des journées d’abattement cruel. Sa courte vie, alors, repassait toute en son esprit. Il n’avait guère été heureux ! Il n’avait pas connu les joies grandes, ni petites, les aventures gaies, les chaudes amours...
Enfant, il avait été un contemplatif solitaire. La nature l’avait façonné, à sa guise ; elle en avait fait un Wallon fier, avide d’indépendance autant que d’originalité. Puis un sort funeste l’avait exilé, là-bas, « chez les Flamands », avait accumulé les entraves sur sa route, avait heurté de toutes les platitudes de l’existence son âme assoiffée d’idéal.
Lui, il s’était laissé ballotter au gré de sa lamentable destinée. Puis, il avait essayé de lutter ; il avait été vaincu. Il était sorti du combat, fatigué, veule et malade. Il ne serait jamais, aux yeux du monde, qu’un déclassé, qu’un raté !...
Ah ! si du moins, Dieu lui avait laissé la santé, il aurait accepté la vie triste et bête ; il aurait travaillé pour Yvonne et pour l’enfant, qu’elle allait bientôt lui donner...
Mais, non ; pas même cette concession !... Sa femme et les vieux le trouvaient, alors, pleurant des larmes amères, inconsolable.
D’autres fois, il s’illusionnait sur la marche du mal, qu’il croyait soudain enrayé, se figurant qu’il allait se rétablir, parlant de retourner à Anvers, de reprendre ses occupations.
Rêve insensé ! Le dépérissement s’accentuait de jour en jour. Jacques ne pouvait plus qu’à peine se soutenir.
* * *
Quand fut revenu Novembre, avec l’envol triste des feuilles jaunies, Jacques Janlet sentit, un jour, que c’en était fait. Il comprit avec une douloureuse lucidité d’esprit que ses dernières forces l’abandonnaient, que sa lamentable vie allait irrémissiblement s’éteindre.
Il eut un instant de joie égoïste à la pensée de ce pas, qu’il allait franchir et après lequel il serait délivré du mal qui minait son corps et, peut-être, du supplice qui torturait son âme. Mais il vit, près de lui, sa mère, son père et Yvonne, et il songea au petit qui allait naître. Son cœur se serra... Puis, en sa cervelle surexcitée, s’évoqua, encore une fois, l’image de sa vie, en tableaux successifs se déroulant à rebours depuis les derniers jusqu’aux premiers, et, pour finir, jusqu’à celui de son enfance douce et innocente.
Et, ce jour-là, quand le vieux curé de Marnève, qui, jadis, l’avait baptisé, entra, faisant sa visite hebdomadaire aux infirmes, Jacques se confessa...
Le lendemain matin, lorsque le prêtre, qui, avec ses servants, avait apporté au moribond « le Saint-Viatique », se fut retiré, laissant en la maisonnette des relents âcres de cierges fumeux et des échos alanguis de prières, il fallut ouvrir la petite fenêtre de la chambre occupée par le phtisique. Jacques réussit à se soulever sur les coudes. Il vit le Prâle pour la dernière fois... Son regard s’illumina pendant un court instant, comme s’il se fût éclairé de tout l’éclat d’un soleil d’été, comme s’il eût voulu exprimer toutes les béatitudes d’une âme purifiée par la souffrance.
Bientôt ses yeux se voilèrent, lentement, tristement :
« C’est fini ! » soupira-t-il. Sa tête retomba sur l’oreiller. Il luttait à peine contre la mort. Il murmura encore trois mots, le premier avec une crispation navrante de ses traits émaciés, les deux autres avec une douce mélancolie :
« Anvers ! »... « Yvonne ! »... « Prâle ! »...
Puis, sans secousse, il s’éteignit.
Sa bouche souriait dans la mort. Il avait pardonné à la vie d’avoir brisé sa jeunesse et trahi ses aspirations, d’avoir exilé son âme et de l’avoir meurtrie.
Il n’emportait, au delà de la tombe, que le souvenir suave de son amour et l’image consolante de sa longue enfance passée près des vieux Janlet, en ce hameau aimé, – jamais, jamais oublié. A la même heure, Yvonne, dans la chambrette voisine, donnait le jour au fils de Jacques Janlet !... Au dehors, en le val du Prâle, le vent d’Ouest gémissait, cadençant la ronde lugubre des frondaisons défuntes...
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