Tout de suite après ma naissance, mon père insiste pour qu’on me baptise vite, très vite, persuadé que je vais mourir. Dans cette famille de fermiers très croyante, le baptême était alors une priorité, histoire que j’échappe aux limbes. Ma mère demande qu’on me consacre à la Sainte Vierge. La foi de mes parents et la culture de l’époque ont marqué l’histoire de ma vie. C’est un héritage qui, aujourd’hui encore, m’assure force et courage.
Ma mère me garde au chaud sur la porte du fourneau du poêle à bois. Tout en s’occupant des tâches de la maison et des autres enfants, elle surveille ma respiration et prie pour que je vive…
Bébé, j’étais faible, je pleurais dès que quelqu’un s’approchait de mon berceau. Je refusais de manger et ne gardais pas le lait. Ma mère a eu la patience de me nourrir avec de l’eau sucrée au miel de trèfle, puis l’intuition de me faire boire le lait d’une vache de notre ferme qui se révéla approprié pour moi. C’est grâce à ses bons soins que j’ai peu à peu repris le chemin de la vie. Ma mère… une femme anxieuse, aimante et croyante n’était jamais très loin. Elle vivait son quotidien en s’adonnant aux multiples tâches ménagères et agricoles. Le cri « maman ! » amenait, comme en écho, une réponse : « oui. »
Devant les difficultés, elle jetait un regard vers les cadres typiques de la culture religieuse de l’époque, lesquels étaient bien en vue dans la cuisine. C’était au temps où la foi des gens était affichée sur les murs. Ce milieu m’a pétrie et m’invite encore au don de soi et à la lutte.
J’ai davantage vu mon père, épuisé par le dur travail de fermier et de bûcheron. Il souffrait sévèrement de rhumatismes. De plus, sa surdité croissante l’amenait à parler de plus en plus fort et son humeur en était affectée. Le dimanche et au temps des fêtes, il égayait la maison en jouant de l’harmonica. Sa musique était rythmée et harmonieuse, sa mélodie étant sûrement le reflet de son être profond souvent caché par les souffrances de la vie. Il aimait ses enfants, ça oui, même si, comme beaucoup d’hommes à cette époque, il ne savait pas exprimer ses sentiments.
Les premières années de mon enfance se passent à la ferme familiale à Sainte-Luce-sur-Mer, dans la région du Bas-Saint-Laurent, aux portes de la Gaspésie. Je me souviens de moments de joie intense en compagnie de mes parents et de mes frères et sœurs, même s’il m’arrivait souvent de me sentir seule. À moins que je ne fusse simplement une solitaire, j’étais très timide, je me cachais sous la galerie ou à l’étage de la maison pour ne pas être vue des gens lorsqu’ils venaient nous rendre visite, et ne réapparaissais qu’une fois qu’ils étaient partis…
Ce sentiment diffus de solitude reviendra régulièrement tout au long de mon existence. Mais les grands espaces, mon église natale, le son des cloches, la vague de la mer montante, le cri des mouettes, le vent du nord me réjouiront toujours le cœur.
Ces moments de bonheur sont entachés de souvenirs moins heureux. Comme j’avais un souffle au cœur, j’étais souvent malade, le médecin de famille ayant décrété que je ne pourrais pas vivre très longtemps. D’ailleurs, chaque fois que ma mère me voyait courir, elle criait :
– Fais attention à ton cœur, il est malade !
Je m’en moquais. Si bizarre que cela puisse paraître, je savais que j’allais vivre…