Ennéade IV, livre IV
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Œuvres de PlotinTome second - EnnéadesTraduction française de Marie-Nicolas Bouilletpage 330LIVRE QUATRIÈME.[1]QUESTIONS SUR L'ÂME .DEUXIÈME PARTIE.[2]I. Que dira l'âme et de quoi se souviendra-t-elle quand elle se sera élevée au monde intelligible ? — Elle y contem-page 331plera les essences auxquelles elle sera unie et y appliquera toute son attention ; sinon, elle ne serait pas dans le monde intelligible. —N'aura-t-elle donc aucun souvenir des choses d'ici-bas? Ne se rappellera-t-elle pas qu'elle s'est livrée à l'étude de la philosophie, parexemple, et qu'elle a contemplé le monde intelligible pendant son séjour sur la terre? — Non : car une intelligence, tout entière à sonobjet, ne peut en même temps contempler l'intelligible et penser à une autre chose. L'acte de la pensée n'implique pas le souvenird'avoir pensé. — Ce souvenir, dira-t-on, est pos-page 332térieur à la pensée. — Dans ce cas, l'esprit dans lequel il se produit a changé d'état. Il est donc impossible que celui qui est toutentier à la contemplation pure de l'intelligible se rappelle en même temps les choses qui lui sont arrivées autrefois ici-bas. Si, commeil le paraît, la pensée est en dehors du temps, parce que toutes les essences intelligibles, étant éternelles, n'ont pas de relation avecle temps, évidemment il est impossible que l'intelligence qui s'est élevée au monde intelligible ait aucun souvenir des choses d'ici-bas, qu'elle ait même absolument aucun souvenir : car chacune des ...

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Œuvres de PlotinTome second - EnnéadesTraduction française de Marie-Nicolas Bouilletpage 330LIVRE QUATRIÈME.QUESTIONS SUR L'ÂME[1].DEUXIÈME PARTIE.I. Que dira l'âme et de quoi se souviendra-t-elle quand elle se sera élevée au monde intelligible[2]? — Elle y contem-page 331plera les essences auxquelles elle sera unie et y appliquera toute son attention ; sinon, elle ne serait pas dans le monde intelligible. —N'aura-t-elle donc aucun souvenir des choses d'ici-bas? Ne se rappellera-t-elle pas qu'elle s'est livrée à l'étude de la philosophie, parexemple, et qu'elle a contemplé le monde intelligible pendant son séjour sur la terre? — Non : car une intelligence, tout entière à sonobjet, ne peut en même temps contempler l'intelligible et penser à une autre chose. L'acte de la pensée n'implique pas le souvenird'avoir pensé. — Ce souvenir, dira-t-on, est pos-page 332térieur à la pensée. — Dans ce cas, l'esprit dans lequel il se produit a changé d'état. Il est donc impossible que celui qui est toutentier à la contemplation pure de l'intelligible se rappelle en même temps les choses qui lui sont arrivées autrefois ici-bas. Si, commeil le paraît, la pensée est en dehors du temps, parce que toutes les essences intelligibles, étant éternelles, n'ont pas de relation avecle temps, évidemment il est impossible que l'intelligence qui s'est élevée au monde intelligible ait aucun souvenir des choses d'ici-bas, qu'elle ait même absolument aucun souvenir : car chacune des essences du monde intelligible est toujours présente àl'intelligence[3], qui n'est pas obligée de les parcourir successivement, de passer de l'une à l'autre. — Quoi ? l'intelligence ne divisera-t-elle pas en descendant du genre aux espèces ? — Non : car elle remonte à l'universel et au principe supérieur. — Admettons qu'iln'y ait pas de division dans l'intelligence qui possède tout à la fois : n'y aura-t-il pas au moins de division dans l'âme qui s'est élevéeau monde intelligibles[4] ?— Mais, rien n'empêchepage 333que la totalité des intelligibles unis ensemble ne soit saisie par une intuition également une et totale. — Cette intuition est-ellesemblable à l'intuition d'un objet aperçu d'un seul coup d'œil dans son ensemble, ou comprend-elle toutes les pensées desintelligibles contemplés à la fois? — Puisque les intelligibles offrent un spectacle varié, la pensée qui les saisit doit évidemment êtreégalement multiple et variée[5], comprendre plusieurs pensées, comme la perception d'un seul objet sensible, d'un visage, parexemple, comprend plusieurs perceptions, parce que l'oeil, en apercevant le visage, voit en même temps le nez et les autres parties.Mais [dira-t-on] il arrive que l'âme divise et développe une chose qui était unique.—Nous répondrons que cette chose est déjà diviséedans l'intelligence, qu'elle y a comme un fondement particulier, mais que, s'il y a antériorité et postériorité dans les idées, cetteantériorité et cette postériorité ne se rapportent cependant pas au temps. Si la pensée arrive à distinguer l'antérieur et le postérieur,ce n'est pas sous le rapport du temps, mais sous le rapport de l'ordre [qui préside aux choses intelligibles] : ainsi, quand onconsidère dans une plante l'ordre qui s'étend des racines au sommet, il n'y a antériorité et postériorité que sous le rapport de l'ordre,puisqu'on aperçoit la plante entière d'un seul coup d'œil[6].Mais [dira-t-on encore], quand l'âme contemple l'Un, si elle embrasse plusieurs choses ou plutôt toutes choses, comment se peut-ilque l'une soit antérieure, l'autre postérieure? — C'est que la puissance qui est une [l'Un] est une de telle sorte qu'elle est multiplequand elle est con-page 334templée par un autre principe [l'Intelligence], parce qu'alors elle n'est pas toutes choses à la fois dans une seule pensée. En effet, lesactes [de l'Intelligence] ne sont pas une unité ; mais ils sont produits tous[7] par une puissance toujours permanente ; ils deviennentdonc multiples dans les autres principes [les intelligibles] : car l'Intelligence, n'étant pas l'unité même, peut recevoir en son sein lanature du multiple qui n'existait pas auparavant [dans l'Un].II. Admettons qu'il en soit ainsi. L'âme se souvient-elle d'elle-même? — Ce n'est pas probable : celui qui contemple le mondeintelligible ne se rappelle pas qui il est, qu'il est Socrate par exemple, qu'il est une âme ou une intelligence. Comment en effet s'ensouviendrait-il? Tout entier à la contemplation du monde intelligible, il ne fait pas un retour sur lui-même par la pensée; il se possèdelui-même, mais il s'applique à l'intelligible et devient l'intelligible, à l'égard duquel il joue le rôle de matière ; il prend la forme de l'objetqu'il contemple, et il n'est alors lui-même qu'en puissance. Il n'est donc lui-même en acte que quand il ne pense pas l'intelligible.Quand il n'est que lui-même, il est vide de toutes choses, parce qu'il ne pense pas l'intelligible; mais s'il est tel par sa nature qu'il soittoutes choses, en se pensant lui-même, il pense toutes choses. Dans cet état, se voyant lui-même en acte par le regard qu'il jette surlui-même, il embrasse toutes choses dans cette intuition; d'un autre côté, par le regard qu'il jette sur toutes choses, il s'embrasse lui-même dans l'intuition de toutes choses[8].
S'il en est ainsi [dira-t-on], il change de pensées, et nous avons plus haut refusé de l'admettre. — L'intelligence est immuable, maisl'âme, placée aux dernières limites du monde intelligible, peut subir quelque mutationpage 335quand elle se replie sur elle-même. En effet, ce qui s'applique à l'immuable éprouve nécessairement quelque mutation à son égard,puisqu'il n'y reste pas toujours appliqué. A parler rigoureusement, il n'y a pas changement lorsque l'âme se détache des choses qui luiappartiennent pour se tourner vers elle-même, et vice versa : car elle est toutes choses, et l'âme avec l'intelligible ne font qu'un. Mais,quand l'âme est dans le monde intelligible, elle devient étrangère à elle-même et à ce qui lui appartient; alors, vivant purement dans lemonde intelligible, elle participe à son immutabilité, elle est tout ce qu'il est : car, dès qu'elle s'est élevée à cette région supérieure,elle doit nécessairement s'unir à l'Intelligence, vers laquelle elle s'est tournée et dont elle n'est plus séparée par aucun intermédiaire.En s'élevant à l'Intelligence, l'âme se met en harmonie avec elle et par suite s'y unit d'une manière durable, de telle sorte que toutesles deux soient à la fois une et deux. Dans cet état, l'âme ne peut changer, elle est appliquée d'une manière immuable à la pensée, etelle a en même temps conscience d'elle-même, parce qu'elle ne fait plus qu'une seule et même chose avec le monde intelligible.III. Quand l'âme s'éloigne du monde intelligible, quand, au lieu de continuer à ne faire qu'un avec lui, elle veut en devenir indépendante,s'en distinguer et s'appartenir, quand enfin elle incline vers les choses d'ici-bas, alors elle se souvient d'elle-même. Le souvenir deschoses intelligibles l'empêche de tomber, celui des choses terrestres la fait descendre ici-bas, celui des choses célestes la faitdemeurer dans le ciel. En général, l'âme est et devient les choses dont elle se souvient. En effet, se souvenir, c'est penser ouimaginer ; or imaginer, ce n'est pas posséder une chose, c'est la voir et lui devenir conforme. Si l'âme voit les choses sensibles, parcela même qu'elle les regarde, elle a en quelque sorte de l'étendue. Comme ellepage 336n'est qu'au second degré les choses autres qu'elle-même, elle n'est nulle d'elles parfaitement. Placée et établie aux confins du mondesensible et du monde intelligible, elle peut se porter également vers l'un ou vers l'autre.IV. Dans le monde intelligible, l'âme voit le Bien par l'intelligence : car l'intelligence ne l'empêche pas de parvenir jusqu'au Bien. Entrel'âme et le Bien, l'intermédiaire n'est pas le corps, qui ne pourrait être qu'un obstacle : car si les corps peuvent jamais servird'intermédiaires, ce n'est que lorsqu'il s'agit de descendre des premiers principes aux choses qui occupent le troisième rang[9].Quand l'âme s'occupe des objets inférieurs, elle possède conformément à sa mémoire et à son imagination ce qu'elle voulaitposséder. Aussi la mémoire, s'appliquât-elle aux meilleures choses, n'est cependant pas ce qu'il y a de meilleur: car elle ne consistepas seulement à sentir qu'on se souvient, mais encore à se trouver dans une disposition conforme aux affections, aux intuitionsantérieures dont on se souvient. Or, il peut arriver que l'âme possède une chose sans en avoir conscience, qu'elle la possède mêmealors mieux que si elle en avait conscience: en effet, quand elle en a conscience, elle la possède comme une chose qui lui estétrangère, et dont elle se distingue ; quand au contraire elle n'en a pas conscience, elle est ce qu'elle possède, et c'est surtout cettedernière disposition qui la fait déchoir [en la rendant conforme aux choses sensibles, quand elle y applique son imagination].Si l'âme, en quittant le monde intelligible, en emporte avec elle des souvenirs, c'est que dans ce monde elle possédait déjà lamémoire à certain degré ; mais cette puissance y était éclipsée par la pensée des choses intelligibles. Il serait absurde de prétendreque ces dernières se trouvaient danspage 337l'âme à l'état de simples images; elles y constituaient au contraire une puissance [intellectuelle] qui a passé ensuite à l'état d'acte.Quand l'âme vient à cesser de s'appliquer à la contemplation des intelligibles, elle ne voit plus que ce qu'elle voyait auparavant [c'est-à-dire les choses sensibles].V. La puissance qui constitue la mémoire fait-elle passer à l'état d'actes les notions que nous avons des intelligibles? Si ces notionsne sont pas des intuitions, c'est par la mémoire qu'elles passent à l'état d'actes[10]; si ce sont des intuitions, c'est par la puissance quinous les a données là-haut. Cette puissance s'éveille en nous toutes les fois que nous nous élevons aux choses intelligibles, et ellevoit ce dont nous parlons[11]. Ce n'est pas en effet par l'imagination ni par le raisonnement, obligé de tirer lui-même ses principesd'ailleurs, que nous nous représentons les intelligibles : c'est par la faculté que nous avons de les contempler, faculté qui nous permetd'en parler même ici-bas. Nous les voyons donc en éveillant en nous ici-bas la même puissance que nous devons éveiller en nousquand nous sommes dans le monde intelligible. Nous ressemblons àpage 338un homme qui, gravissant le sommet d'un rocher, apercevrait par son regard des objets invisibles pour ceux qui ne sont pas montésavec lui. Puisque la raison nous démontre ainsi clairement que la mémoire ne se manifeste dans l'âme que lorsque celle-ci descenddu monde intelligible dans le ciel, il n'est pas étonnant que, lorsqu'elle s'est élevée d'ici-bas au ciel et qu'elle s'y est arrêtée, elle serappelle un grand nombre des choses d'ici-bas, de celles dont nous avons déjà parlé[12], et qu'elle reconnaisse beaucoup d'âmesqu'elle a connues antérieurement, puisque ces dernières doivent nécessairement être jointes à des corps qui ont des figuressemblables. Si ces âmes changent la figure de leurs corps et les rendent sphériques, elles sont encore reconnaissables par leursmœurs et leur caractère propre. Cela n'a rien d'incroyable: car, en admettant que ces âmes se soient purifiées de toutes leurspassions, rien n'empêche qu'elles n'aient conservé leur caractère. Si elles peuvent s'entretenir les unes avec les autres, elles ontencore là un moyen de se reconnaître.Qu'arrive-t-il quand les âmes descendent du monde intelligible dans le ciel? — Elles recouvrent alors la mémoire, mais elles lapossèdent à un degré moindre que les âmes qui se sont toujours occupées des mêmes objets. Elles ont d'ailleurs d'autres choses àse rappeler, et un long espace de temps leur a fait oublier bien des actes.
Mais si, après être descendues dans le monde sensible, elles tombent [du ciel] dans la génération, quel sera lepage 339temps où elles se souviendront? — Il n'est pas nécessaire que les âmes [qui s'éloignent du monde intelligible] tombent dans les plusbasses régions. Il peut arriver que dans leur mouvement elles s'arrêtent après être descendues quelque peu du monde intelligible, etrien ne les empêche de remonter là-haut avant qu'elles se soient abaissées aux régions inférieures de la génération.VI. On peut donc affirmer sans crainte que les âmes qui exercent leur raison discursive et qui changent d'état se souviennent : car lamémoire s'applique aux choses qui ont été et qui ne sont plus[13]. Mais les âmes qui demeurent dans le même état ne sauraient sesouvenir : car de quoi se souviendraient-elles[14]?Si [méconnaissant les vérités que nous venons d'exposer], la raison humaine veut attribuer la mémoire aux âmes de tous les astres,surtout a celle de la Lune et à celle du Soleil, elle finira par agir de même à l'égard de l'Âme universelle et elle osera attribuer àJupiter même des souvenirs qui l'occuperaient de mille choses diverses. Une fois entrée dans cet ordre d'idées, la raison seraamenée à chercher quelles sont les conceptions, quels sont les raisonnements des âmes des astres, en admettant toutefois qu'ellesraisonnent. [Mais c'est là une hypothèse toute gratuite :] car si ces âmes n'ont rien à découvrir, si elles ne doutent pas, si elles n'ontbesoin de rien, si elles n'apprennent pas des choses qu'elles ignorassent auparavant, quel usage feraient-elles du raisonnement, desarguments ou des conceptions de la raison discursive ? Elles n'ont pas non plus à chercher des moyens mécaniques de gouvernerles choses humaines etpage 340tout ce qui se passe sur la terre : car c'est d'une tout autre manière qu'elles font régner l'ordre dans l'univers.VII. Quoi ! ces âmes ne se rappelleront-elles pas qu'elles ont vu Dieu? — [Elles n'ont pas besoin de s'en souvenir : car] elles le voienttoujours ; or, tant qu'elles le voient, elles ne peuvent dire qu'elles l'ont vu, parce qu'une pareille énonciation supposerait qu'elles ne levoient plus[15].Quoi ! ne se rappelleront-elles pas qu'elles ont opéré leur révolution hier ou l'année dernière, qu'elles vivaient hier et qu'elles viventdepuis longtemps? — Elles vivent toujours; or, ce qui est toujours le même est un. Vouloir dans le mouvement des astres distinguerhier et l'année dernière, c'est faire comme un homme qui diviserait en plusieurs parties le mouvement qui forme un pas, qui voudraitramener l'unité à la multiplicité. En effet, le mouvement des astres est un, quoiqu'il soit soumis par nous à une mesure comme s'il étaitmultiple ; c'est ainsi que nous comptons les jours comme différents les uns des autres, parce que les nuits les séparent les uns desautres. Mais, puisque dans le ciel il n'y a qu'un seul jour, comment pourrait-on en compter plusieurs , comment pourrait-il y avoir uneannée dernière ?Mais [pourra-t-on nous dire], l'espace parcouru n'est pas un : il a plusieurs parties ; le zodiaque contient plusieurs parties. Pourquoidonc l'âme céleste ne dirait-elle pas : j'ai dépassé cette partie ; je suis maintenant arrivée à une autre? En outre, si les âmes desastres considèrent les choses humaines, comment ne verront-elles pas qu'il y a des changements ici-bas, que les hommes quiexistent aujourd'hui sont venus après d'autres ? S'il en est ainsi, elles savent qu'il a déjà existé d'autres hommes, qu'il y a eu d'autresfaits. Elles possèdent donc la mémoire. [Voici notre réponse:]page 341VIII. Il n'est point nécessaire que l'on se souvienne de tout ce que l'on voit, ni qu'on se représente par l'imagination toutes les chosesqui se suivent accidentellement. D'un autre côté, quand l'esprit possède une connaissance et une conception claire de certainsobjets, qui viennent ensuite s'offrir aux sens, rien ne le force d'abandonner la connaissance qu'il a acquise par l'intelligence pourregarder l'objet particulier et sensible qu'il a devant lui, à moins qu'il ne soit chargé d'administrer quelqu'une des choses particulièrescontenues dans la notion du tout.Maintenant, pour entrer dans les détails, disons d'abord que l'on ne retient pas nécessairement tout ce que l'on a vu. Quand unechose n'a pas d'intérêt ni d'importance, les sens, frappés par la diversité des objets sans notre concours volontaire, sont seulsaffectés; l'âme ne perçoit pas les impressions, parce que leur différence est pour elle sans aucune utilité. Quand l'âme est tournéevers elle-même ou vers d'autres objets, et qu'elle s'y applique tout entière, elle ne saurait se souvenir de ces choses indifférentes,puisqu'elle n'en a même pas la perception quand elles sont présentes. Il n'est pas davantage nécessaire que l'imagination sereprésente ce qui est accidentel, ni, si elle se le représente, qu'elle le retienne fidèlement. Il est facile de constater qu'une impressionsensible de ce genre n'est point perçue, si l'on veut bien faire attention à ce que nous allons dire. Quand, en marchant, nous divisonsou plutôt nous traversons l'air, sans nous proposer de le faire, nous ne saurions nous en apercevoir ni y songer pendant que nousavançons: De même, si nous n'avions point résolu de faire tel ou tel chemin, et que nous pussions voler à travers les airs, nous nepenserions pas à la région delà terre dans laquelle nous sommes, ni à l'étendue que nous avons parcourue. Si nous avions à nousmouvoir, non pendant un temps déterminé, mais abstraction faite de tout temps,page 342que nous n'eussions point d'ailleurs l'habitude de rapporter au temps nos autres actions, nous ne nous rappellerions pas différentstemps. Ce qui le prouve, c'est que, quand l'esprit possède la connaissance générale de ce qui se fait et qu'il est sûr que la chosesera telle qu'il se la représente, il ne s'occupe plus des détails. En outre, quand un être fait toujours la même chose, il ne lui serviraitde rien d'en observer toutes les parties. Donc, si les astres, en suivant leur cours, accomplissent en même temps un acte qui leur estpropre, s'ils ne s'occupent pas de traverser tel ou tel espace qu'ils traversent, si leur fonction propre n'est pas de considérer les lieuxqu'ils parcourent, ni même de les parcourir, si les parcourir est pour les astres quelque chose d'accidentel parce qu'ils s'appliquent àcontempler des objets plus relevés, enfin, s'ils parcourent toujours les mêmes lieux, ils ne sauraient calculer le temps ; ou du moins,s'ils y pensaient, ils ne sauraient se rappeler les lieux parcourus elles temps écoulés. Ils ont d'ailleurs une vie uniforme, puisqu'ils
parcourent toujours les mêmes lieux, en sorte que leur mouvement est, pour ainsi dire, plutôt vital que local, puisqu'il est produit par unseul être vivant [l'univers], qui, en le réalisant en lui-même, est extérieurement en repos et intérieurement en mouvement par sa vieéternelle. Veut-on comparer le mouvement des astres à celui d'un chœur? Supposons que ce chœur n'ait qu'une durée limitée : il seraparfait, s'il est pris dans sa totalité, du commencement à la tin ; il sera imparfait s'il est pris dans chacune de ses parties. Supposonsqu'il existe toujours, il est toujours parfait. S'il est toujours parfait, il n'y aura pas de temps ni de lieu où il devienne parfait; parconséquent, il n'aura même pas de désir, et il ne mesurera rien ni par le temps, ni par le lieu ; il ne se souviendra donc ni de l'un ni del'autre.En outre, les astres jouissent d'une vie bienheureuse, parce qu'ils contemplent la vie véritable dans leurs âmespage 343propres[16], qu'aspirant tous à l'Un et rayonnant dans le ciel entier, comme des cordes qui vibrent à l'unisson, ils produisent uneespèce de concert[17] par leur harmonie naturelle. Enfin, le ciel entier tourne sur lui-même ainsi que ses parties, qui, malgré ladiversité de leurs mouvements et de leurs positions, gravitent toutes vers un même centre[18]. Or tous ces faits viennent à l'appui dece que nous avançons, puisqu'il en résulte que la vie de l'univers est une et uniforme.IX. Jupiter, qui gouverne le monde et lui donne son ordre et sa beauté, possède de toute éternité une âme royale et une intelligenceroyale[19]; il produit les choses par sa providence et il les règle par sa puissance ; il dispose tout avec ordre en développant et enaccomplissant les nombreuses périodes des astres. Ces actes ne semblent-ils pas nécessiter que Jupiter fasse usage de lamémoire, qu'il se rappelle quelles périodes ont été déjà accomplies, qu'il s'occupe de préparer les autres par ses combinaisons, sescalculs, ses raisonnements? Il aura donc d'autant plus besoin de la mémoire qu'il sera plus habile administrateur du monde. [Voicinotre réponse à cette objection.]Quant au souvenir des périodes, il y aurait lieu d'examiner quel est le nombre des périodes et si Jupiter le connaît : car, si c'est unnombre fini, l'univers aura eu un commencement dans le temps[20]; s'il est infini, Jupiter ne pourra connaître combien il a fait dechoses. [Pour résou-page 344dre ces difficultés] il faut admettre que Jupiter jouit toujours de la connaissance, toujours d'une seule et même vie. C'est en ce sensqu'il doit être infini et posséder l'unité, non par une connaissance venue du dehors, mais intérieurement, par sa nature même, parceque l'infini reste toujours tout entier en lui,, qu'il lui est inhérent, qu'il est contemplé par lui, qu'il n'est pas pour lui simplement l'objetd'une connaissance adventice. En effet, en connaissant l'infinité de sa vie, Jupiter connaît en même temps que l'action qu'il exerce surl'univers est une ; mais ce n'est pas parce qu'il l'exerce sur l'univers qu'il la connaît.X. Le principe qui préside à l'ordre de l'univers est double : sous un point de vue, il est le Démiurge ; sous l'autre, l'Âme universelle.Par le nom de Jupiter nous désignons tantôt le Démiurge, tantôt la Puissance qui gouverne l'univers (τὸ ἡγεμονοῦν τοῦ παντός).Quand il s'agit du Démiurge, il faut éloigner de son esprit toute idée de passé et d'avenir, et ne lui attribuer qu'une vie uniforme,immuable, indépendante du temps.Quant à la vie du Principe qui administre l'univers [et qui est l'Âme universelle], elle soulève une question : N'est-elle pas aussiaffranchie delà nécessité de raisonner et de chercher ce qui est à faire? — Oui, sans doute : l'ordre qui doit régner est déjà trouvé etarrêté, et cela sans le secours des choses qui y sont soumises. En effet, les choses qui sont soumises à l'ordre sont celles qui sontengendrées, et le principe qui les engendre, c'est l'Ordre même, c'est-à-dire l'action de l'Âme attachée à la contemplation d'uneSagesse immuable, Sagesse dont l'image est l'ordre qui subsiste dans l'Âme[21]. Comme la Sagesse contemplée par l'Âme nechange pas, l'action de celle-ci ne change pas non plus. En effet, l'Âme contemple toujours la Sagesse ; si elle cessait, elle tomberaitdans l'incertitude. La fonction de l'Âme estpage 345donc une comme l'Âme elle-même. Le principe unique qui gouverne le monde domine toujours et n'est jamais dominé : sinon, il yaurait plusieurs puissances qui lutteraient entre elles. Le principe qui administre l'univers est donc un et a toujours la même volonté.Pourquoi désirerait-il tantôt une chose, tantôt une autre, et serait-il ainsi incertain? Étant un, même s'il changeait d'état, il ne sauraitêtre incertain. Si l'univers renferme une foule de parties et d'espèces opposées les unes aux autres, ce n'est pas une raison pour quel'Âme ne sache pas certainement de quelle façon elle doit les disposer[22]. Elle ne commence pas par les objets qui sont placés audernier rang ni par les parties, mais par les principes. En partant des principes, elle arrive par une voie facile à pénétrer et à ordonnertout. Elle domine parce qu'elle reste identique dans une fonction une et identique. Par quoi pourrait-elle être amenée à vouloir d'abordune chose, puis une autre? D'ailleurs, dans une pareille disposition, elle hésiterait sur ce qu'elle doit faire, et l'énergie de son actionen serait affaiblie parce que raisonner implique toujours quelque hésitation dans l'exécution.XI. Le monde est administré comme un animal[23] ; mais, dans cet animal, il y a des choses qui proviennent de l'extérieur et desparties, d'autres, de l'intérieur et du principe. L'art du médecin va de l'extérieur à l'intérieur, s'attache à un organe et n'opère qu'avechésitation et avec des tâtonnements. La Nature, partant du principe, n'a pas besoin de délibérer. La puissance qui administrel'univers procède, non comme le médecin, mais comme la Nature. Elle conserve d'autant mieux sa simplicité qu'elle renferme touteschoses en son sein, que toutes choses sont les parties de l'animal qui est un. En effet, la Nature, qui est une, domine toutes lesnatures particulières : celles-ci en procèdent,page 346mais y restent attachées, rameaux d'un arbre immense qui est l'univers[24]. Qu'ont à faire le raisonnement, le calcul, la mémoire, dans
un principe qui possède une sagesse toujours présente et active, qui par elle domine le monde et l'administre d'une manièreimmuable? Si ses œuvres sont variées et changeantes, il n'en résulte pas que ce principe doive lui-même participer à leur mutabilité.En produisant des choses diverses, il reste immuable[25]. Ne voit-on pas dans chaque animal plusieurs choses se produiresuccessivement, comme les qualités propres à chaque âge? Ne voit-on pas certaines parties naître et croître à des époquesdéterminées, telles que les cornes, la barbe, les mamelles? Ne voit-on pas enfin chaque être en engendrer d'autres? Ainsi, sans queles premières raisons [séminales] périssent, d'autres se développent à leur tour. Ce qui le prouve, c'est que dans l'animal engendré laraison [séminale] subsiste identique et entière.Ne craignons donc pas de l'affirmer : l'Âme universelle possède toujours la même sagesse ; cette sagesse est universelle; elle est lasagesse permanente du monde ; elle est multiple et variée, et en même temps elle est une, parce qu'elle est la sagesse de l'animalqui est un et qui est le plus grand de tous. Invariable, malgré la multiplicité de ses œuvres, elle constitue la raison qui est une, et elleest toutes choses à la fois. Si elle n'était pas toutes choses, au lieu d'être la sagesse de l'univers, elle ne serait que la sagesse dechoses postérieures et particulières.page 347XII. Peut-être dira-t-on que cela est vrai de la Nature, mais que, puisqu'il y a dans l'Âme de l'univers de la sagesse, il doit y avoir aussien elle raisonnement et mémoire.Cette objection ne peut être soulevée que par des hommes qui font consister la sagesse dans ce qui en est l'absence, et quiprennent pour la sagesse même la recherche de la sagesse. Raisonner, en effet, qu'est-ce autre chose que chercher la sagesse, laraison véritable, l'intelligence de l'être réel? Celui qui raisonne ressemble à un homme qui touche de la lyre pour s'exercer, pouracquérir l'habitude d'en jouer, et en général à celui qui apprend pour savoir. Il cherche en effet à acquérir la science, dont lapossession fait le sage. La sagesse consiste donc dans un état stable. C'est ce qu'on voit par la conduite même de celui quiraisonne : dès qu'il a trouvé ce qu'il cherchait, il cesse de raisonner et se repose dans la possession de la sagesse.Donc, si la puissance qui gouverne le monde nous paraît ressembler a ceux qui apprennent, il faut lui attribuer le raisonnement, laréflexion, la mémoire, pour qu'elle compare le passé avec le présent ou le futur. Mais si, au contraire, elle connaît de manière à n'avoirplus rien à apprendre et à rester dans un état parfaitement stable, évidemment elle possède par elle-même la sagesse. Si elleconnaît les choses futures (privilège qu'on ne saurait lui contester sans absurdité) , pourquoi ne saurait-elle pas aussi comment ellesdoivent avoir lieu? Si elle le sait, qu'a-t-elle besoin de raisonner et de comparer le passé avec le présent? Ensuite, cetteconnaissance de l'avenir ne ressemblera pas chez elle à la prévision des devins, mais à la certitude qu'ont d'une chose ceux qui laproduisent. Cette certitude n'admet aucune hésitation, aucune ambiguïté ; elle est absolue ; une fois qu'elle a obtenu l'assentiment,elle reste immuable. Ainsi, l'Âme dupage 348monde connaît l'avenir avec une sagesse aussi immuable que le présent, c'est-à-dire, sans raisonner[26]. Si elle ne connaissait pasles choses futures qu'elle doit produire[27], elle ne saurait pas les produire, elles les produirait sans règle, accidentellement, c'est-à-dire par hasard. Elle reste donc immuable en produisant ; par conséquent, elle produit sans changer, autant du moins que le luipermet le modèle (παράδειγμα) qu'elle porte en elle ; son action est donc uniforme, toujours la même ; sinon, l'Âme pourrait setromper. Si son œuvre contient des différences, elle ne les tient pas d'elle-même, mais des raisons [séminales], qui procèdent elles-mêmes du principe créateur. Ainsi, les choses créées dépendent de la série des raisons, et le principe créateur n'est pas obligéd'hésiter, de délibérer, ni de supporter un travail pénible, ainsi que l'ont cru quelques philosophes qui regardaient comme une tâchefatigante d'administrer l'univers[28]. Ce qui est une tâche fatigante, c'est de manier une matière étrangère, c'est-à-dire, dont on n'estpas maître. Mais, quand une puissance dominepage 349seule [ce qu'elle forme], peut-elle avoir besoin d'autre chose que d'elle-même et de sa volonté, c'est-à-dire de sa sagesse ? car dansune pareille puissance la volonté est identique à la sagesse. Elle n'a donc besoin de rien pour créer, puisque la sagesse qu'ellepossède n'est pas une sagesse empruntée. Il ne lui faut rien d'adventice, par conséquent, ni raisonnement, ni mémoire : car cesfacultés ne nous donnent que des connaissances adventices.XIII. Comment la Sagesse propre à l'Âme universelle diffère-t-elle de la Nature? C'est que la Sagesse occupe dans l'Ame le premierrang et la Nature le dernier, puisqu'elle n'est que l'image de la Sagesse ; or, si la Nature n'occupe que le dernier rang, elle doit aussin'avoir que le dernier degré de la Raison qui éclaire l'Âme[29]. Qu'on se représente un morceau de cire où la figure imprimée sur uneface pénètre jusqu'à l'autre, et dont les traits bien marqués sur la face supérieure n'apparaissent que d'une manière confuse sur laface inférieure : telle est la condition de la Nature ; elle ne connaît pas, elle produit seulement, elle transmet aveuglément à la matièrela forme qu'elle possède, comme un objet chaud transmet à un autre, mais à un moindre degré, la chaleur qu'il a lui-même. La Naturen'imagine même pas : car l'acte d'imaginer, inférieur à celui dépenser, est cependant supérieur à celui d'imprimer une forme, commele fait la Nature (φύσεως τύπος)[30]. La Nature ne peut rien saisir ni rien comprendre[31], tandis que l'Imagination saisit l'objetadventice, et permet à celui qui imagine de connaîtrepage 350ce qu'il a éprouvé. Quant à la Nature, elle ne sait qu'engendrer[32] ; elle est l'acte de la puissance active de l'Âme universelle. Ainsi,l'Intelligence possède les formes intelligibles ; l'Âme universelle les a reçues et les reçoit d'elle sans cesse ; c'est là ce qui constituesa vie ; la clarté qui brille en elle est la conscience qu'elle a de sa pensée. Le reflet que l'Âme projette elle-même sur la matière est laNature, qui termine la série des êtres et occupe le dernier degré du monde intelligible ; après elle, il n'y a plus que les imitations desessences. La Nature, tout en agissant sur la matière, est passive à l'égard de l'Âme. L'Âme, supérieure à la Nature, agit sans pâlir.Enfin, l'Intelligence suprême n'agit point sur les corps ni sur la matière.
XIV. Les corps engendrés par la Nature sont les éléments (στοιχεῖα)[33]. Quant aux animaux et aux végétaux, possèdent-ils la Naturecomme l'air possède la lumière qui ne laisse rien à l'air en se retirant, parce qu'elle ne s'y est pas mélangée, qu'elle en est restéeséparée[34]? Ou bien la Nature est-elle avec les animaux et les végétaux dans le même rapport que le feu est avec le corps échauffé,auquel, en se retirant, il laisse une chaleur qui est autre que la chaleur propre au feu et qui constitue une modification du corpséchauffé? Oui, sans doute. La Nature donne à l'être qu'elle façonne (τῷ πλασθέντι) une forme (μορφή)) qui est autre que la forme(εἶδος) propre à la Nature elle-même[35]. Reste à rechercher s'il y a quelque intermédiaire entre la Nature et l'être qu'elle façonne[36].Quant à la différence qui existe entre la Nature et la Sagesse qui préside à l'univers, nous l'avons suffisamment déterminée.XV. Nous avons encore à résoudre une question relative à ce que nous venons de discuter. Si l'éternité se rapportepage 351à l'Intelligence et le temps à l'Âme (car nous disons que l'existence du temps est liée à l'action de l'Âme et qu'il en dépend[37]),comment le temps peut-il être divisé, avoir un passé, sans que l'action de l'Âme soit elle-même divisée, sans que son retour sur lepassé constitue en elle la mémoire? En effet, l'éternité implique identité, et le temps, diversité : autrement, si nous supposons qu'il n'yait pas changement dans les actes de l'Âme, le temps n'aura rien qui le distingue de l'éternité. Dirons-nous que nos âmes, étantsujettes au changement et à l'imperfection, sont dans le temps, tandis que l'Âme universelle engendre le temps sans y être elle-même ?Admettons que l'Âme universelle ne soit pas dans le temps: pourquoi engendre-t-elle le temps plutôt que l'éternité? C'est que leschoses qu'elle engendre sont comprises dans le temps au lieu d'être éternelles. Les autres âmes ne sont pas non plus dans letemps : il n'y a d'elles dans le temps que leurs passions et leurs actions. En effet, les âmes elles-mêmes sont éternelles ; le temps leurest donc postérieur. D'un autre côté, ce qui est dans le temps est moindre que le temps, puisque celui-ci doit embrasser tout ce quiest dans le temps, comme Platon dit qu'il embrasse ce qui est dans le nombre et dans le lieu[38].XVI. Mais [dira-t-on], si l'Âme universelle contient les choses dans l'ordre où elles sont successivement produites, elle les contient parcela même comme antérieures et postérieures. Si elle les produit dans le temps, elle incline vers l'avenir, par conséquent, elle inclineaussi vers le passé.Il n'y a [répondrons-nous] d'antérieur et de postérieur que dans ce qui devient ; dans l'Âme, il n'y a point de passé ; toutes les raisonslui sont présentes à la fois, comme nous l'avons déjà dit[39]. Au contraire, dans les choses engendrées,page 352les parties n'existent pas toutes à la fois parce qu'elles n'y existent pas toutes ensemble, quoiqu'elles existent toutes ensemble dansles raisons : les pieds par exemple, ou les mains existent ensemble dans la raison séminale, mais ce sont des parties séparées lesunes des autres dans les corps ; cependant ces parties sont également séparées, mais d'une manière différente, dans la raisonséminale, de même qu'elles y sont également antérieures les unes aux autres d'une manière différente[40]. Si elles sont ainsiséparées dans la raison séminale, c'est qu'elles diffèrent par leur nature.Mais comment sont-elles antérieures les unes aux autres? — C'est [dira-t-on] que celui qui ordonne est aussi celui qui commande; or,en commandant, il énonce telle chose après telle autre : car pourquoi toutes choses ne sont-ellespage 353pas ensemble? — [Il n'en est pas ainsi.] Si autre chose était l'ordre, autre chose celui qui ordonne, les choses seraient produites de lamême manière qu'elles sont énoncées par la parole ; mais, comme celui qui commande est l'ordre premier, il n'énonce pas leschoses par la parole, il les produit seulement l'une après l'autre. Pour énoncer ce qu'il fait, il faudrait qu'il considérât l'ordre, parconséquent, qu'il en fût différent. Comment celui qui ordonne peut-il être identique à l'ordre? C'est qu'il n'est pas à la fois la forme et lamatière, qu'il est la forme seule [c'est-à-dire l'ensemble des raisons qui lui sont présentes toutes à la fois][41]. De cette manière, l'Âmeest la puissance et l'acte qui occupe le second rang après l'Intelligence. Avoir despage 354parties antérieures les unes aux autres ne convient qu'aux objets qui ne peuvent être toutes choses à la fois.L'Âme, telle que nous considérons ici, est quelque chose de vénérable ; elle ressemble à un cercle qui est uni au centre et qui sedéveloppe sans s'en éloigner, en formant une étendue indivisible (διάστημα ἀδιάστατον). Pour concevoir l'ordre des trois principes, onpeut se représenter le Bien comme un centre, l'Intelligence comme un cercle immobile, et l'Ame comme un cercle mobile, mû par ledésir[42].En effet, l'Intelligence possède et embrasse le Bien immédiatement ; l'Âme aspire à ce qui est placé au-dessus de l'Intelligence [auBien]. La sphère du monde, possédant l'Âme qui aspire ainsi [au Bien], se meut en obéissant à son aspiration naturelle ; or, sonaspiration naturelle est d'aspirer, comme le peut un corps, au principe hors duquel elle est, c'est-à-dire de s'étendre autour de lui, detourner, par conséquent, de se mouvoir circulairement[43].XVII. Pourquoi les pensées (verras) et les conceptions rationnelles (λόγοι) ne sont-elles pas en nous telles qu'elles sont dans l'Âmeuniverselle[44] ? Pourquoi y a-t-il en nous postériorité par rapport au temps [puisque nous concevons les choses d'une manièresuccessive, tandis que l'Âme universelle les conçoit toutes à la fois]? Pourquoi sommes-nous obligés de nous poser des questions ?— Est-ce parce que plusieurs forces agissent en nous et s'y disputent la domination, et qu'il n'y en a pas une qui commande seule?Est-ce parce qu'il nous faut successivement des choses
page 355diverses pour satisfaire nos besoins, parce que notre présent n'est pas déterminé par lui-même, mais se rapporte à des choses quivarient sans cesse et qui sont placées hors de lui? — Oui. De là résulte que nos déterminations changent selon l'occasion et lebesoin présent. Des choses diverses viennent du dehors s'offrir à nous successivement. En outre, comme plusieurs forces dominenten nous, notre imagination a nécessairement des représentations variées, adventices, modifiées l'une par l'autre, et entravant lesmouvements et les actes propres a chaque puissance da l'âme. Ainsi, quand la Concupiscence[45] s'éveille en nous, l'imaginationnous représente l'objet désiré, nous avertit et nous instruit delà passion née de la concupiscence, et nous demande en même tempsde l'écouter et de la satisfaire. En cet état, l'âme flotte dans l'incertitude, soit qu'elle accorde à l'appétit la satisfaction qu'il réclame,soit qu'elle la lui refuse. La Colère[46], en nous excitant à la vengeance, produit en nous le même effet. Les besoins et les passions ducorps nous suggèrent aussi des actions et des opinions diverses. Ajoutez-y l'ignorance des vrais biens, l'impossibilité où l'âme setrouve de porter un jugement certain, quand elle est ainsi flottante, et les conséquences qui résultent du mélange des choses dontnous venons de parler, quoique la partie la plus relevée de nous-mêmes porte d'autres jugements que la partie commune [à l'âme etau corps], partie incertaine et livrée à la diversité des opinions.La droite raison, en descendant de la partie supérieure de l'âme dans la partie commune, s'affaiblit par ce mélange, quoiqu'elle nesoit pas faible de sa nature : ainsi, dans le tumulte d'une nombreuse assemblée, ce n'est pas le plus sage conseiller dont la paroledomine; ce sont au contraire les plus turbulents et les plus factieux, et le tumulte qu'ils font force le sage de rester assis, impuissant etvaincu parpage 356le bruit. Dans l'homme pervers, c'est la partie animale qui règne ; la diversité des influences qui maîtrisent cet homme représente lepire des gouvernements [l'ochlocratie]. Dans l'homme ordinaire, les choses se passent comme dans une république où quelque bonélément domine le reste, qui ne refuse pas d'obéir. Dans l'homme vertueux, il y a une vie qui ressemble au gouvernementaristocratique[47], parce qu'il se soustrait à l'influence de la partie commune et qu'il écoute ce qu'il y a de meilleur en lui. Enfin, dansl'homme le meilleur, complètement séparé de la partie commune, règne un seul principe dont procède l'ordre auquel le reste estsoumis. II semble qu'il y a ainsi en quelque sorte deux cités, l'une supérieure, l'autre inférieure et empruntant son ordre à la première.Nous avons dit que dans l'Âme universelle, c'est un seul et même principe qui commande uniformément; mais il en est autrementdans les autres âmes, comme nous venons de l'expliquer. En voici assez sur ce sujet.XVIII. Le corps acquiert-il, grâce à la présence de l'âme qui le fait vivre, quelque chose qui lui devienne propre, ou bien ce qu'ilpossède se réduit-il à la nature et est-ce là la seule chose qui se communique à lui[48]?Évidemment, le corps qui jouit de la présence de l'âme et de celle de la nature ne doit pas ressembler à un cadavre ; il sera dansl'état de l'air, non quand l'air est pénétré par la lumière [car alors il n'en reçoit réellement rien], mais quand il participe de la chaleur[49].Aussi, le corps du végétal et celui de l'animal possèdent-ils dans la nature une ombre de l'âme[50]. C'est au corps ainsi vivifié par lanature que sepage 357rapportent les souffrances et les plaisirs; mais c'est à nous qu'il appartient de connaître sans pâtir ces souffrances et ces plaisirs[51] ;à nous, c'est-à-dire à l'âme raisonnable[52], dont notre corps est distinct sans lui être cependant étranger puisqu'il est nôtre. C'estparce qu'il est nôtre que nous en prenons soin. Nous ne sommes pas le corps ; nous n'en sommes pourtant pas complètementséparés ; il nous est associé, il dépend de nous. Quand nous disons nous, nous désignons par ce mot ce qui constitue la partieprincipale de notre être ; le corps est noire également, mais c'est à un autre point de vue. Aussi ses souffrances, ses plaisirs ne noussont-ils pas indifférents : plus nous sommes faibles, plus nous nous en occupons. Quant à la partie la plus précieuse dé nous-mêmes,qui constitue essentiellement la personne, l'homme, elle est en quelque sorte plongée en lui.Les passions n'appartiennent pas réellement à l'âme, mais au corps vivant, à la partie commune, au composé[53]. Le corps et l'âme,pris chacun séparément, se suffisent à eux-mêmes. Isolé et inanimé, le corps ne pâtit pas[54]. Ce n'estpage 358pas lui qui est dissous, c'est l'union de ses parties. Isolée, l'âme est impassible, indivisible, et par son état échappe à toute affection.Mais, quand deux choses s'unissent, l'unité qu'elles forment étant factice, il arrive souvent qu'elle est attaquée : de là résulte ladouleur. Je dis dette choses, et par là je n'entends pas deux corps, parce que deux corps ont la même nature; je considère le cas oùune essence veut s'allier à une autre essence d'un genre différent, où l'essence inférieure reçoit quelque chose de l'essencesupérieure, mais, ne pouvant la recevoir tout entière, en reçoit seulement un vestige. Alors le tout comprend deux éléments et formecependant une unité ; en devenant une chose intermédiaire entre ce qu'il était et ce qu'il n'a pu devenir, il se crée ainsi un grandembarras pour s'être formé une alliance malheureuse, peu solide, toujours tirée en sens divers par des influences contraires. Il estainsi tantôt élevé, tantôt abaissé : quand il est abaissé, il manifeste sa souffrance; quand il est élevé, il aspire au commerce de l'âmeavec le corps.XIX. Voilà pourquoi il y a du plaisir et de la douleur. Voilà pourquoi l'on dit que la douleur est une perception de la dissolution, quandle corps est menacé de perdre l'image de l'aine [d'être désorganisé en perdant l'âme irraisonnable], et que le plaisir est uneperception produite dans l'animal quand l'image de l'âme reprend son empire sur le corps. C'est le corps qui éprouve la passion ;c'est la puissance sensitive de l'âme qui perçoit la passion par ses relations avec les organes; c'est à elle que viennent aboutir toutesles sensations. Le corps seul est lésé et pâlit: par exemple, quand un membre est coupé, c'est la masse du corps qui est coupée ;mais ce n'est pas simplement comme masse, c'est comme masse vivante qu'elle éprouve la douleur. Il en est de même de la brûlure:l'âme la sent, parce que la puissance sensitive par ses relations avec les organes en reçoit en quelque sorte le contre-coup. Elle senttout en-
page 359tière la passion produite dans le corps sans que pourtant elle l'éprouve elle-même[55].En effet, sentant tout entière, elle localise la passion dans l'organe qui a reçu le coup et qui souffre. Si elle éprouvait elle-même lasouffrance, comme elle est présente tout entière dans tout le corps, elle ne pourrait localiser la souffrance dans un organe; elleéprouverait tout entière la souffrance ; elle ne la rapporterait pas à telle partie du corps, mais à toutes en général : car elle estprésente partout dans le corps. Le doigt souffre, et l'homme sent cette souffrance, parce que c'est son doigt. On dit que l'hommesouffre du doigt, comme on dit qu'il est bleu parce que ses yeux sont de cette couleur. C'est donc la même chose qui éprouve lapassion et la souffrance, à moins que, par le mot souffrance, on ne désigne à la fois la passion et la sensation qui en est la suite ;dans ce cas, on veut dire uniquement par là que l'état de souffrance est accompagné de sensation. La sensation même n'est pas lasouffrance, mais la connaissance de la souffrance. La puissance qui connaît doit être impassible pour bien connaître et bien indiquerce qui est perçu[56]. Car si la faculté qui doit indiquer les passions pâtit elle-même, ou elle ne les indiquera pas, ou elle les indiquera.lamXX. Il résulte de ce qui précède que c'est dans la partie commune et dans le corps vivant qu'il faut placer l'origine des appétits(ἐπιθυμίαι). Désirer une chose et la rechercher n'appartient pas à un corps qui serait dans un état quelconque [qui ne serait pasvivant]. D'un autre côté, ce n'est pas l'âme qui recherche les saveurs douces ou amères, c'est le corps. Or le corps, par cela mêmequ'il n'est pas simplement un corps [qu'il est un corps vivant], se meut beaucoup plus que l'âme et est obligé de rechercher milleobjets pour satisfaire ses besoins : il lui faut tantôt despage 360saveurs douces, tantôt des saveurs amères, tantôt de l'humidité, tantôt de la chaleur, toutes choses dont il ne se soucierait pas s'ilétait seul. Comme la souffrance est accompagnée de connaissance, l'âme, pour éviter l'objet qui cause la souffrance, fait un effort quiconstitue l'aversion (φυγή) parce qu'elle perçoit la passion éprouvée par lorgane, qui se contracte pour échapper à l'objet nuisible.Ainsi, tout ce qui se passe dans le corps est connu par la sensation et par cette partie de l'âme que nous appelons nature et quidonne au corps un vestige de l'âme. D'un côté, à la nature se lie l'appétit, qui a son origine dans le corps et qui, dans la nature,atteint son plus haut degré[57]. D'un autre côté, la sensation engendre l'imagination, à la suite de laquelle l'âme satisfait le besoin,ou bien s'abstient et se retient, sans écouter le corps qui a donné naissance à l'appétit ni la faculté qui l'a ressenti ensuite[58].Pourquoi reconnaître ainsi deux espaces d'appétit au lieu d'admettre qu'il n'existe d'appétit que dans le corps vivant? C'est qu'autrechose est la nature, autre chose le corps auquel elle donne la vie. La nature est antérieure au corps puisque c'est elle qui l'organiseen le façonnant et enpage 361lui donnant sa forme; il en résulte que l'origine de l'appétit n'est pas dans la nature, mais dans les passions du corps vivant : s'ilsouffre, il aspire à posséder les choses contraires à celles qui le font souffrir, à faire succéder le plaisir à la douleur, la satiété aubesoin. La nature, comme une mère, devine les désirs du corps qui a pâti, tâche de le diriger et de le ramener à elle ; or, encherchant à le satisfaire, elle partage par là même ses appétits, elle se propose d'atteindre les mêmes lins. On peut donc dire que lecorps a par lui-même des appétits, des penchants ; que la nature n'en a qu'à la suite du corps et à cause de lui ; que l'âme enfin estune puissance indépendante qui accorde ou refuse à l'organisme ce qu'il désire.XXI. L'observation des divers âges montre que c'est bien l'organisme qui est l'origine des appétits. En effet, ceux-ci varient selon quel'homme est enfant ou adolescent, malade ou bien portant. Cependant, la concupiscence (τὸ ἐπιθυμητικόν) reste toujours la même.Donc ce sont les variations de l'organisme qui produisent les variations des appétits. Mais la concupiscence n'est pas toujourséveillée tout entière par l'excitation du corps, quoique celle-ci subsiste jusqu'à la fin. Souvent, avant même d'avoir délibéré, l'âme neveut pas permettre au corps de boire ni de manger, quoique l'organisme le désire aussi vivement que possible. Souvent aussi lanature elle-même ne consent point à satisfaire l'appétit du corps, parce que cet appétit ne lui semble pas naturel et que seule ellepeut décider quelles choses sont conformes ou contraires à la nature. Si l'on répond que le corps par ses divers états suggère à laconcupiscence des appétits divers, on n'explique pas comment les différents états du corps peuvent inspirer à la concupiscence desappétits différents, puisqu'alors ce n'est pas elle-même qu'elle travaille à satisfaire. Car ce n'est pas pour elle-même, c'est pourl'organisme que la concupiscence recherche les aliments, l'humidité ou la chaleur, lepage 362mouvement, les évacuations ou la satisfaction de la faim.XXII. Faut-il aussi distinguer dans les végétaux quelque chose qui soit la propriété de leurs corps et une puissance qui le leur donne?— Sans doute. Ce qu'est en nous la concupiscence, la puissance végétative (τὸ φυτικόν) l'est en eux.La Terre possède aussi une pareille puissance, puisqu'elle a une âme, et c'est d'elle que les végétaux tiennent leur puissancevégétative. On pourrait avec raison demander d'abord quelle est cette âme qui réside dans la Terre. Procède-t-elle de la sphère del'univers (que Platon paraît animer seule primitivement), en sorte qu'elle soit une irradiation de cette sphère sur la Terre? Faut-il aucontraire attribuer à la Terre une âme semblable à celle des astres, comme le fait Platon quand il appelle la Terre la première et laplus ancienne des divinités qui sont contenues dans l'intérieur du ciel[59]? Pourrait-elle dans ce cas être une divinité si elle n'avait pasune âme? Il est donc difficile de déterminer ce qu'il en est, et les paroles mêmes de Platon ne font ici qu'augmenter notre embarrasau lieu de le diminuer.D'abord, comment arriverons-nous à nous former sur cette question une opinion raisonnable ? On peut, d'après ce que la Terreengendre, conjecturer qu'elle possède la puissance végétative. Puisque l'on voit naître de la Terre même beaucoup d'animaux,
pourquoi ne serait-elle pas elle-même un animal ? Étant d'ailleurs un grand animal et une partie considérable du monde, pourquoi neposséderait-elle pas l'intelligence et ne serait-elle pas une divinité?page 363Puisque nous regardons chaque astre comme un animal, pourquoi ne regarderions-nous pas aussi comme un animal la Terre, qui estune partie de l'Animal universel? On ne saurait admettre en effet qu'elle soit contenue extérieurement par une âme étrangère, qu'ellen'ait point d'âme intérieurement comme si elle était seule incapable d'avoir une âme en propre. Pourquoi les corps de feu [les astres]seraient-ils animés et un corps de terre ne le serait-il pas? En effet, ce qui est de feu et ce qui est de terre est également corps. Il n'ya pas plus dans les astres que dans la Terre de nez, de chair, de sang, d'humeurs, quoiqu'elle soit plus variée que les astres et qu'ellese trouve composée de tous les corps. Si l'on affirme qu'elle est incapable de se mouvoir, on ne peut le dire que sous le rapport dumouvement local. [Car elle est capable de se mouvoir sous ce rapport qu'elle peut sentir[60].]Mais comment peut-elle sentir [demandera-t-on]? —Comment peuvent sentir les astres [demanderons-nous à notre tour]? Ce ne sontpas les chairs qui sentent; il n'est pas nécessaire à l'âme d'avoir un corps pour sentir; mais le corps a besoin de l'âme pour seconserver. Comme l'âme possède le jugement, elle a la faculté déjuger les passions du corps quand elle y applique son attention.Mais [demandera-t-on encore] quelles sont les passions qui sont propres à la Terre et qui peuvent être pour son âme des objets dejugement? D'ailleurs [ajoutera-t-on], les plantes, considérées dans l'élément terrestre qui les constitue, ne sentent pas.Examinons donc à quels êtres appartient la sensation, et par quoi elle s'opère. Voyons si la sensation peut avoir lieu même sansorganes. Déterminons à quoi la sensation peut servir à la Terre, puisqu'elle ne lui sert pas à connaître : car la connaissance quiconsiste dans la sagesse suffit aux êtrespage 364auxquels la sensation n'est d'aucune utilité. Peut-être refusera-t-on de nous accorder ce point. En effet, la connaissance des objetssensibles offre, outre l'utilité, quelque chose des agréments des Muses : telle est, par exemple, la connaissance du soleil et desautres astres ; la contemplation en est agréable par elle-même. C'est donc une des choses que nous aurons ensuite à considérer.Nous avons à chercher d'abord si la Terre a des sens, à quels animaux il appartient de sentir, et comment s'opère la sensation. Ilsemble nécessaire de commencer par discuter les points douteux que nous avons indiqués, et d'examiner en général si la sensationpeut s'opérer sans organes, et si les sens ont été donnés pour l'utilité, en admettant même qu'ils puissent procurer quelque autreavantage.XXIII. Sentir les choses sensibles, c'est pour l'âme ou pour l'animal percevoir en saisissant les qualités inhérentes aux corps et en sereprésentant leurs formes[61]. L'âme doit donc percevoir les choses sensibles ou seule ou avec le corps. Si l'âme est seule, commenty parviendra-t-elle ? Pure et isolée, elle ne peut que concevoir ce qu'elle a en elle-même, elle ne peut que penser[62]. Pour qu'elleconçoive alors aussi des objets autres qu'elle-même, il faut qu'elle les ait saisis antérieurement, soit en leur devenant semblable, soiten se trouvant unie à quelque chose qui leur soit devenu semblable.page 365Il est impossible qu'en restant pure l'âme devienne semblable aux objets sensibles [par conséquent qu'elle les saisisse]. comment eneffet le point pourrait-il devenir semblable à la ligne? La ligne intelligible elle-même ne saurait devenir conforme à la ligne sensible,non plus que le feu intelligible au feu sensible, l'homme intelligible à l'homme sensible. La nature même qui engendre l'homme nesaurait être identique à l'homme engendré. L'âme isolée, pût-elle saisir les objets sensibles, finira par s'appliquer à l'intuition desobjets intelligibles, parce que, n'ayant rien pour saisir les premiers, elle les laissera échapper. En effet, quand l'âme aperçoit de loinun objet visible, quoique ce soit la forme seule qui parvienne jusqu'à elle, cependant ce qui a commencé par être pour elle commeindivisible finit par constituer un sujet, soit couleur, soit figure, dont l'âme détermine la quantité.Il ne suffit donc pas qu'il y ait l'âme et l'objet extérieur [pour que la sensation soit possible] : car il n'y aurait là rien qui pâtit; il doit yavoir un troisième terme qui pâlisse, c'est-à-dire qui reçoive la forme sensible (μορφή}; il faut que ce troisième terme partage lapassion de l'objet extérieur (συμπαθες), qu'il éprouve la même passion (ὁμοιοπαθές), qu'il soit de la même matière, et, d'un autrecôté, que sa passion soit connue par un autre principe[63]; il faut enfinpage 366que la passion garde quelque chose de l'objet qui la produit, sans lui être cependant identique. L'organe qui pâtit doit donc être d'unenature intermédiaire entre l'objet qui produit la passion et l'âme, entre le sensible et l'intelligible, et jouer ainsi le rôle de moyen termeentre deux extrêmes, recevant d'un côté, annonçant de l'autre, et devenant semblable également à tous les deux. Pour êtrel'instrument de la connaissance, l'organe doit n'être identique ni au sujet qui connaît, ni à l'objet qui est connu ; il doit devenirsemblable à chacun d'eux, à l'objet extérieur parce qu'il pâtit, à l'âme qui connaît parce que la passion qu'il éprouve devient une forme(εἶδος;). Pour parler exactement, les sensations ont lieu par les organes : c'est la conséquence du principe que nous avons avancé,savoir, que l'âme isolée du corps ne peut saisir rien de sensible. Quant à l'organe, il est ou le corps entier, ou une partie du corpsdestinée à remplir une fonction particulière; c'est ce qui a lieu pour le tact, par exemple, ou la vue. Il est également facile de voir queles instruments des artisans jouent le rôle d'intermédiaires entre l'esprit qui juge et l'objet qui est jugé, et qu'ils servent à reconnaîtreles propriétés des substances. La règle, étant également conforme à l'idée d'être droit qui est dans l'esprit et à la propriété d'êtredroit qui se trouve dans le bois, sert d'intermédiaire à l'esprit de l'artisan pour juger si le bois qu'il travaille est droit.C'est une autre question que d'examiner s'il faut quepage 367
l'objet perçu soit en contact avec l'organe, ou si la sensation peut avoir lieu loin de l'objet sensible au moyen d'un intermédiaire: c'estle cas où du feu, par exemple, se trouve placé loin de notre corps, sans que le milieu pâtisse en aucune façon ; c'est encore le cas où,un vide se trouvant servir de milieu entre l'œil et la couleur, on peut se demander s'il suffit, pour voir, de posséder la puissance propreà l'organe[64].Nous venons d'ailleurs d'établir que la sensation n'appartient qu'à l'âme qui se trouve dans le corps et qu'elle suppose des organes.XXIV. Examinons maintenant si les sens nous sont donnés seulement dans un but d'utilité.Si l'âme était séparée du corps, elle ne sentirait pas; elle ne sent que lorsqu'elle est unie à un corps : c'est par le corps et pour luiqu'elle sent; c'est de son commerce avec lui que résulte la sensation, soit que toute passion doive, quand elle est vive, arriver jusqu'àl'âme, soit que les sens aient été faits afin que nous prenions garde à ce qu'aucun objet n'approche trop de nous ou n'exerce sur nosorganes une action assez forte pour les détruire. S'il en est ainsi, les sens ont été donnés dans un but d'utilité : car, s'ils servent aussià acquérir des connaissances, ce n'est pas à l'être qui sait, mais à celui qui a besoin d'apprendre parce qu'il a le malheur d'êtreignorant, ou de se souvenir parce qu'il est sujet à oublier; on ne les trouve donc pas chez l'être qui n'a pas besoin d'apprendre et quin'oublie pas[65].page 368Considérons quelles conséquences nous devons tirer de là pour la Terre, les astres, et surtout pour le ciel et le monde entier. D'aprèsce qui précède, les parties du monde qui pâtissent peuvent dans leurs relations avec d'autres parties posséder la sensation. Mais lemonde entier, qui est tout à fait impassible dans ses relations avec lui-même, est-il capable de sentir? Si, pour sentir, il faut qu'il y aitd'un côté l'organe et de l'autre l'objet sensible, le monde, qui comprend tout, ne peut avoir ni organe pour percevoir, ni objet extérieurà percevoir. Il faut donc lui accorder une espèce de sens intime (συναίσθησις), semblable au sens intime que nous avons nous-mêmes, et lui refuser la perception des autres objets. Car nous-mêmes, quand, en dehors de notre état habituel, nous percevonsquelque chose dans notre corps, nous le percevons comme venu du dehors ; or, comme nous percevons non seulement les objetsextérieurs, mais encore une partie de notre corps par une autre partie du corps lui-même, qui empêche le monde de percevoir par lasphère des étoiles fixes la sphère des planètes, et, par cette dernière, la Terre avec les objets qui s'y trouvent? Si ces êtres [lesétoiles et les planètes] n'éprouvent pas les passions éprouvées par les autres êtres, qui empêche qu'ils n'aient aussi des sensdifférents? La sphère des planètes ne peut-elle, non seulement posséder la vue par elle-même, mais encore être l'œil destiné àtransmettre à l'Âme universelle ce qu'il voit? En supposant qu'elle n'éprouvât pas les autres passions, pourquoi ne verrait-elle pascomme voit un œil, puisqu'elle est lumineuse et animée?page 369Mais Platon dit que «le ciel n'a pas besoin d'yeux[66]. » Sans doute le ciel n'a rien à voir hors de lui, et par conséquent n'a pas besoind'avoir des yeux comme nous; mais il a en lui-même quelque chose à contempler: il peut se voir lui-même. Si l'on objecte qu'il lui estinutile de se voir, nous répondrons qu'il n'a pas été fait principalement dans ce but, et que, s'il se voit lui-même, c'est seulement uneconséquence nécessaire de sa constitution naturelle. Rien n'empêche donc qu'il ne voie, puisqu'il est un corps diaphane.XXV. Il semble que, pour voir et en général pour sentir, il ne suffit pas que l'âme possède les organes nécessaires; il faut encorequ'elle soit disposée à accorder son attention aux choses sensibles. Mais il convient à l'Âme universelle d'être toujours appliquée à lacontemplation des intelligibles, et, de ce qu'elle possède la faculté de sentir, il ne s'ensuit pas qu'elle l'exerce, parce qu'elle est toutentière à des objets d'une nature plus relevée. C'est ainsi que nous-mêmes, quand nous nous appliquons à la contemplation desintelligibles, nous ne remarquons ni les sensations delà vue, ni celles des autres sens; et, en général, l'attention que nous accordons àune chose nous empêche de voir les autres. Vouloir percevoir une de ses parties par une autre, par exemple, se regarder soi-même,est, même en nous, une action superflue et vaine, si elle n'a un but. Contempler une chose extérieure parce qu'elle est belle, c'estencore le propre d'un être imparfait et sujet à pâtir. On a donc le droit de dire que, si sentir, entendre, goûter les saveurs, sont desdistractions de l'âme qui s'attache aux objets extérieurs, le soleil elles autres astres ne peuvent voir etpage 370entendre que par accident. Il n'est point cependant déraisonnable d'admettre qu'ils se tournent vers nous par l'exercice des sens de lavue et de l'ouïe. Or, s'ils se tournent vers nous, ils doivent se souvenir des choses humaines. Il serait absurde qu'ils ne se souvinssentpas des hommes auxquels ils font du bien : comment en effet feraient-ils du bien, s'ils n'avaient aucun souvenir[67]?XXVI. Les astres connaissent nos vœux par l'accord et la sympathie qu'établit entre eux et nous l'harmonie qui règne dansl'univers[68]; c'est de la même manière que nos vœux sont exaucés. La magie est également fondée sur l'harmonie de l'univers; elleagit au moyen des forces qui sont liées les unes aux autres par la sympathie[69]. S'il en est ainsi, pourquoi n'accorderions-nous pas àla Terre la faculté de sentir? — Mais quelles sensations lui reconnaîtrons-nous! — D'abord, pourquoi ne lui attribuerions-nous pas letact, soit qu'une partie sente l'état d'une autre partie et que la sensation soit transmise à la puissance dirigeante, soit que la Terre toutentière sente le feu et les autres choses semblables : car, si l'élément terrestre est inerte, il n'est cependant pas insensible[70]. LaTerre sentira donc les grandes choses et non celles de peu d'importance. — Mais pourquoi sentira-t-elle? — C'est qu'il estnécessaire que la Terre, ayant une âme, n'ignore pas les mouvements les plus forts. Rien n'empêche que la Terre ne sente aussi pourbien disposer par rapport aux hommes tout ce qui dépend d'elle. Or, elle disposera toutes ces choses convenablement par les lois dela sympathie. Elle peut entendre et exaucer lespage 371prières qui lui sont adressées, mais d'une autre manière que nous ne le faisons nous-mêmes. Elle peut encore exercer d'autres sensdans ses relations, soit avec elle-même, soit avec les choses étrangères, par exemple, avoir la sensation des odeurs et celle dessaveurs perçues par les autres êtres. Peut-être a-t-elle besoin de percevoir les odeurs des liquides pour remplir ses fonctions
providentielles à l'égard des animaux et pour prendre soin de son propre corps.Il ne faut cependant pas réclamer pour elle des organes semblables aux nôtres. Les organes, en effet, ne sont pas semblables danstous les animaux. Ainsi, tous n'ont pas des oreilles pareilles, et ceux qui n'ont pas d'oreilles perçoivent cependant les sons. Commentla Terre verra-t-elle, si la lumière lui est nécessaire pour voir? car il ne faut pas réclamer pour elle des yeux. Ayant précédemmentaccordé qu'elle possède la puissance végétative[71], nous devons accorder comme conséquence que cette puissance estprimitivement par son essence une espèce d'esprit (πνεῦμα)[72]: or, pourquoi refuserions-nous d'admettre que cet esprit soitdiaphane? Nous devons admettre qu'il est diaphane [en puissance], parce qu'il est esprit ; et qu'il est diaphane en acte, parce qu'ilest illuminé par la sphère céleste. Il n'est donc ni impossible ni incroyable que l'âme de la Terre possède la vue. Il faut en outre serappeler qu'elle n'est point l'âme d'un corps vil, qu'elle doit être par conséquent une déesse. En tout cas, cette âme doit êtreéternellement bonne.page 372XXVII. Si la Terre communique aux végétaux la puissance d'engendrer et de croître, elle possède en elle-même cette puissance etelle en donne seulement un vestige aux végétaux qui lui doivent toute leur fécondité et sont en quelque sorte la chair vivante de soncorps. Elle leur donne ce qu'il y a de meilleur en eux, ce qui fait la différence d'une plante inhérente à la terre et d'une branche qu'on ena coupée : la première est une plante véritable; la seconde n'est qu'un morceau de bois. — Que communique donc au corps de laTerre l'âme qui y préside ? — Pour le voir, il suffit de remarquer la différence qu'il y a entre un morceau de terre inhérent au sol et unmorceau qu'on en a détaché. Il est également facile de reconnaître que les pierres grossissent tant qu'elles sont dans le sein de laterre, tandis qu'elles restent toujours dans le même état quand elles en ont été arrachées. Chaque chose a donc en elle un vestige dela Puissance végétative universelle (τὸ πᾶν φυτικόν) en propre à aucune de ses parties. Quant à la Puissance sensitive de la Terre,elle n'est pas mêlée à son corps [comme la puissance végétative]; elle l'assiste seulement. Enfin, la Terre a aussi une Âmesupérieure aux puissances précédentes, et une Intelligence, Âme et Intelligence auxquelles les hommes qui sont conduits par leurnature etpage 373par l'inspiration divine à nous révéler ces choses donnent les noms de Cérès et de Vesta[73].XXVIII. En voici assez sur ce sujet. Revenons à la question que cette digression nous a fait abandonner. Examinons si, ayant déjàadmis que les Appétits, les douleurs et les plaisirs (considérés non comme sentiments, mais comme passions) ont leur origine dansla constitution du corps organisé et vivant[74], nous devons assigner la même origine à la puissance irascible (τὸ θυμοειδές). Dans cecas, plusieurs questions se présentent : La Colère (θυμός) appartient-elle à l'organisme entier ou seulement à un organe particulier,soit au cœur disposé de telle manière[75], soit à la bile, en tant que celle-ci est une partie du corps vivant? La colère est-elle différentedu principe qui donne au corps un vestige de l'âme[76], ou bien est-elle une puissance individuelle, qui ne dépend d'aucune autrepuissance, irascible ou sensitive?La puissance végétative présente dans tout le corps y fait pénétrer partout un vestige de l'âme. C'est donc au corps entier que serapportent la souffrance, la volupté, et le désir des aliments[77]. Quoiqu'il n'y ait rien de déterminé au sujet de l'amour physique,admettons qu'il ait son siège dans les organes destinés à le satisfaire[78]. Admettons aussi que le foie soit le siège de laConcupiscence, parce que c'est là surtout qu'agit la puissance végétative qui imprimepage 374au foie et au corps entier un vestige de l'âme, enfin parce que c'est du foie que part l'action qu'elle exerce[79].Quant à la Colère, il faut chercher ce qu'elle est, quelle puissance de l'âme elle constitue, si c'est elle qui donne au cœur un vestige desa propre puissance, s'il y a une autre force capable de produire le mouvement qui se fait sentir dans l'animal, enfin si c'est, non levestige de la colère, mais la colère même qui siège dans le cœur.D'abord, en quoi consiste la Colère? — Nous sommes irrités quand on nous maltraite nous-mêmes ou qu'on maltraite une personnequi nous est chère, en général quand nous voyons commettre une indignité. La colère implique donc sensation et même intelligence àun certain degré. — On pourrait en conclure que la colère a son origine dans un autre principe que la puissance végétative. Il y a, eneffet, certaines dispositions du corps qui nous rendent irascibles, comme d'avoir le sang bouillant, d'être bilieux : car on est moinsirascible quand on a le sang froid. D'un autre côté, les animaux s'irritent, indépendamment de la constitution de leur corps, quand onles menace. — Mais ces faits conduisent encore à rapporter la colère à la disposition du corps et au principe qui préside à laconstitution de l'animal (σύστασις τοῦ ζώου). Puisque les mêmes hommes sont plus irascibles quand ils sont malades que quand ilsse portent bien, étant à jeun que rassasiés, évidemment on doit rapporter la colère ou son principe au corps organisé et vivant. Eneffet, les élans de la colère sont excités par le sang ou la bile, qui sont des parties vivantes de l'animal : dès que le corps souffre, lesang bouillonne ainsi que la bile, et il se produit une sensation qui éveille l'imagination ; celle-ci instruit l'âme de l'état de l'organismeet la dispose à attaquer ce qui cause la souffrance. D'un autre côté, quand l'âme raisonnable juge qu'on nous fait une injustice, elles'émeut, n'ypage 375eût-il même alors dans le corps aucune disposition à la colère. Cette affection semble donc nous avoir été donnée par la nature pournous faire repousser d'après les ordres de la raison ce qui nous attaque et nous menace. Ainsi, ou bien la puissance irascibles'émeut en nous d'abord sans le concours de la raison et elle lui communique ensuite sa disposition par l'intermédiaire del'imagination ; ou bien la raison entre d'abord en action et elle communique ensuite son impulsion à la partie qui a une natureirascible[80]. Il en résulte que dans les deux cas[81] la colère a son origine dans la puissance végétative et générative, qui, enorganisant le corps, l'a rendu capable de rechercher ce qui est agréable, de fuir ce qui est pénible : en plaçant la bile amère dans
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