La philosophie au travail
273 pages
Français

La philosophie au travail , livre ebook

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273 pages
Français

Description

Ce livre veut montrer pourquoi Simone Weil, reprenant Marx et rejetant le marxisme, ne pouvait que chercher à comprendre de l'intérieur le monde ouvrier en se faisant elle-même ouvrière. Il fallait être en contact pour penser l'oppression, c'est-à-dire pour lui résister.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 15 mai 2009
Nombre de lectures 115
EAN13 9782296234062
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1100€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Avant-propos

En des temps, parfois singulièrement comparables aux nôtres, où le pouvoir politique absorbe
la pensée, il est nécessaire de faire retour sur l’exigence de lucidité qui guide l’engagement de
Simone Weil.En effet, l’année1934, date à laquelle Simone Weil débuteson expérience ouvrière,
estcharnière en Europe : Hitleraprislepouvoir, Staline affame l’Ukraine etla France a bien failli
basculerdepuislesmouvementsde contestation de février, dans unrégime autoritaire.Dansce
contexte,si lapensée marxiste est stimulante àses yeux,si Marxlephilosophe méritequ’on le
pense, Simone Weil affirme aussiun détachement radicalvis-à-visde lapensée constituée en
parti, etc’estlàque l’aventure commence.Commentexprimerle double fait que la condition
humiliante desouvriersdoitêtrepensée et que cependantilseraitcriminel de la méditer sans
considérercequ’ilreste deshommesqui ne sont pasl’usine?L’exemplarité de Simone Weiltient
à ceque, commephilosophe, elle fut, face auxcontradictionsdeson époque, d’un courage
exemplairepourn’avoirjamais renoncé à l’exercice deson jugement.
Ainsi, « combien on aimerait pouvoirdéposer son âme, en entrantavecsa carte depointage,
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etlareprendre intacte à lasort» déclaie !re-t-elle en1936.Elle apris soin depréciser: « Les
lignes quisuivent serapportentà lavie d’usine d’avant 1936.Elles peuvent surprendre beaucoup
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de gens qui n’ontété en contactdirectavec desouvriers queparl’effetduFrontPopulaire.» Or,
cette expériencepossèdeprécisément unsenscar, «si la condition ouvrière change
continuellement[...] lesannées qui ont précédé1936,trèsdureset trèsbrutalesenraison de la crise
économique,reflètentmieux pourtantla conditionprolétarienneque lapériodesemblable aunrêve
qui asuivi ».Simone Weil maintientdonc avoir pu saisirla condition desouvriers—
enréalité — etnonpasenrêve.
En1995, dansLes Métamorphoses de la question sociale, lesociologue RobertCastelrend
hommage à Simone Weil ensoulignantnotamment queLa Condition ouvrièrecontient«toute la
thématique » duTravail en miettesde Friedmann, lequel marquera « lesdébutsde lasociologie du
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travail ».En effet, on comprend à la lecture de Simone Weil commentles usines
sontcommandées parl’organisationscientifique du travail ou seséquivalents: cadences,
chronométrages,surveillancepermanente, obsesssion du rendement, arbitraire des patronsetméprisdes petitschefs.
RobertCastelrend cependanthommage à Simone Weil d’avoirclairement perçu que cette
organisation du travail n’impliquepas seulementdesexigences technologiques, division des tâchesou
cadencesde laproduction mais qu’ils’agit« d’unrapport social desubordination etde
dépossessionquis’installeparla médiation du rapport technique detravail ».L’ouvrieresteffectivement
dévoluaux tâchesd’exécution.Toutcequirelève de la conception, de laréflexion oude
l’imagination lui échappe.Et,reprenantSimone Weil, il l’explique : «parcequ’elle est unesituation
sociale etnonpas seulement unrapport technique detravail, cette condition de dépendance ne
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se laissepasau vestiaire enquittantl’usine ».

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La Condition ouvrière, deuxième édition,2002,p. 335.
Ibid.,p. 338.
Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard,1995,p. 342.
Ibid.,p. 344.

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Cependant, bien que cet hommage soit important, dans la mesure où il souligne le souci de
Simone Weil, non pas de penser en termes de sociologue, mais en prenant toujours très au
sérieux, commeun élémentnécessaire à la formation de lapensée, lesconditions socialesdeson
émergence;il n’en demeurepasmoins que Simone Weil ne dit pas que lesouvriersnepeuvent
se départirlede «urcondition de dépmaiendance »sde «leursâmes».L’expérience de lavie
d’usine, à l’époque où précisémentellesesitue,permetde comprendre ceque l’organisation du
travail faità l’âme de chaquetravailleur.C’estlà lepointdéterminant pourlequel j’ai entreprisce
travail.En effet, leJournal d’usineparlequel onsuitjouraprèsjourl’expérience ouvrière de la
philosophe est untexteunique,par sa forme commepar son contenu.Il est uneœuvre
inaugurale dansle cheminement philosophique de Simone Weil,une manière de commencer,
derassembler sesconceptionsetde leurdonner unpôle,unprincipe fondateur.La forme dujournal
m’a donc interesséepourelle-même,tantil estévident qu’elletranche avec la
formetraditionnellementdémonstrative des textes philosophiquesoùl’enjeu sesitue à l’extérieurde cequi estdit.
Il contientaussi les questionnementséternels portés parlaréflexionphilosophique concernantla
possibilité d’êtreun hommequelles quesoientlescirconstances.Il estdavantageun actequ’un
récit,une manière de faire de laphilosophie enrépondantà la nécessité de faire comme le jeune
Descartes:tablerase.Or, cette manière de commencerimpliquequ’il nes’agit pourSimone Weil
nisimplementde conditionsociale, ni de classe ouvrière(bienqu’il ensoitévidemment
question)maisde l’âme, lasienne etcelle desouvriers.
Laréflexionque je conduisn’a donc d’autreviséeque d’établircequ’unephilosophepeut
faire à l’usine en1934.Il importe de comprendre lesobstaclesauxquelsle jugement s’expose et
de bien établirleurnature.En effet, il nes’agit pasde difficultésd’ordrestrictementintellectuel
ou théorique carSimone Weil aurait pumettretouteson intelligence à
contournerlescontadictionsauxquelleselleva aucontraire chercheràs’exposer.Il faudra donc admettreque Simone
Weil fait œuvre dephilosophe en entrantchezAsthom en1934 et que, ce faisant, elle metla
philosohie au travail.

QUE VEUT DIRE«METTRE LA PHILOSOPHIE AU TRAVAIL» ?
Travaillerestéprouverleréel etformerlescontoursde lapensée de manière à
assurerl’existence dumonde.À défautdetravail, leschoses seprésententcomme dans unrêve et
sontfonction de lapuissance du sujet.Ce délire de lasubjectivité estcelui de l’enfance, l’enfantobtientou
n’obtient pascequ’il appète en fonction de forcesobscuresdontil estle centre.Cependant, la
toutepuissance fictive desenfants rapportée à leurfaiblesse età leurdépendance naturelle està
cetitreun moindre mal.Un délire nécessaire mêmepuisqu’en devenirlesenfantsnesont par
définitionqu’enpuissance.Mais unesociétéqui demande auxhommes« d’enfilerdes perles»
pour setenir tranquillesfait preuve d’uneviolence intolérablepuisqu’elle humilie lapensée
d’hommesetde femmes plongésdans un monde absurde.Ainsi la dernièrepage duJournal
d’usinecontientcetteremarquesurlaquelle nous reviendrons: «On nesesentnullementau
nombre des producteurs.On n’apaslesentimentnonplus, du rapportentre letravail etlesalaire.
L’activitésemble arbitrairementimposée etarbitrairement rétribuée.On a l’impression d’êtreun
peucomme desgossesàqui la mère,pourlesfairetenir tranquilles, donne des perlesà enfileren
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leur promettantdesbonbons.» Cependant, l’expérience ouvrière de Simone
Weilrépondpour

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La condition ouvrière, Journal d’usine, op. cit.,p. 204.

Avant-propos

tant au désir d’échapper au monde imaginaire auquel la destinait sa carrière d’intellectuelle.Un
monde également sanscontours, l’indignitésociale en moins, cequi n’est pasle moindre des
éléments.L’engagementà l’usine figureun moyen dese confronterau réel.
Toutefois, l’usine est toutle contraire d’un lieuconsacré au travail, il estcertesentièrement
consacré à laproduction maisil lui apparaîtnettement, dèslapremièresemaine deson
expérience ouvrière,quepersonne n’y travaille.Être ouvrier— auniveauoùellesesitue —signifie
êtreunrouage d’une entreprise deproduction,renoncerleplus possible à l’exercice de lapensée,
ycompriset surtoutentant qu’agentde ceprocessus.Maiscesommeil de lapensée ne l’abolit
pas toutà faitetc’estdanscetterésistance, dansce jeuoucetespace laisséparlesmachine

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