Pour écrire des Mémoires, il faut disposer, ensuite, d'une identité qui se soit construite peu à peu, depuis l'enfance, et même avant, pour arriver au souverain Moi d'aujourd'hui. Or « mon enfance », oublions-la : non seulement je n'en parle jamais, mais j'en ai peu d'images, peu de souvenirs, je fais partie des écrivains qui considèrent que leur vraie naissance arrive après. « Avant » l'enfance, oublions aussi : j'ai la particularité de n'avoir pas de représentation du lieu de ma venue au monde, de n'en avoir d'images que très tardives, à 40 ans, quand les hasards d'un reportage sur Camus, ou sur la guerre d'Algérie je ne sais même plus, m'ont conduit à proximité de ce Béni-Saf où je suis né et qui n'avait été jusque-là, pour moi, qu'un lieu abstrait, un point sur une carte, à peine un nom — et encore ! même pas ! car il était si insignifiant, ce village, si petit, qu'il ne figurait, et ne figure encore, sur, je crois, aucune des cartes d'Algérie que l'on peut trouver en Europe. Avant, encore ? Avant ma propre naissance ? Pas vraiment d'« avant ma propre naissance ». Une généalogie obscure, sans traces ni vraies archives — une généalogie sans aveu ni parole, pas tout à fait inscrite dans les registres d'état civil, et c'est encore un autre problème. Des parents lettrés, bien sûr, merveilleusement lettrés et, à travers eux, le goût de la lecture, l'usage et l'expérience des livres. Mais, avant cela, avant eux, dans la génération d'avant, c'est-à-dire dès mes grands-parents, l'extrême pauvreté, le dénuement matériel et, surtout, des noms incertains, des prénoms approximatifs, une confusion des registres et des langues, et donc, comme disait Péguy (c'est l'un des rares points que j'aie en commun avec lui !), un « anonymat » qui est mon patronymat et qui fait que m'est étrangère l'idée même, par exemple, de ces arbres généalogiques dont sont semés les de Saint-Simon. Et, quant au moi souverain, sûr de son fait et de son droit, notamment le droit de se raconter, de narrer ses hauts faits ou ses intimes chagrins, je ne sais pas non plus ce que cela veut dire, tant ne m'intéresse, en « moi », que ce qui fait reflet des autres et du monde : on me reproche, quand je fais des reportages, de le faire à la première personne et de parler donc, incidemment, de moi — au moins s'agit-il de reportages et le moi n'y arrive-t-il que par incidence et, qu'on le croie ou non, parce que c'est la moins mauvaise manière que j'aie trouvée d'afficher la relativité, la modestie de mon point de vue !Mémoires