Du narcissisme
254 pages
Français
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Description

Narcissiques, nous le sommes tous à divers degrés. L'avènement de la consommation de masse qui appelle des individus soucieux d'eux-mêmes à s'adonner à leurs désirs a ainsi libéré un amour décomplexé et immodéré de soi-même. Mais quelles sont précisément les relations entre le narcissisme de la vie animique et cet individualisme culturel ? À quelles conséquences nous expose la généralisation d'un tel processus psychique, jusqu'alors universellement canalisé par le fait religieux ?

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Date de parution 01 mars 2012
Nombre de lectures 135
EAN13 9782296483989
Langue Français
Poids de l'ouvrage 5 Mo

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Extrait

Du narcissisme
Questions Contemporaines Collection dirigée par B. Péquignot et D. Rolland Chômage, exclusion, globalisation… Jamais les « questions contemporaines » n’ont été aussi nombreuses et aussi complexes à appréhender. Le pari de la collection « Questions Contemporaines » est d’offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs, militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées neuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective. Derniers ouvrages parus Yvon OLLIVIER,La Désunion française. Essai sur l’altérité au sein de la République, 2012.Joachim MARCUS-STEIFF,La société sous-informée, 2012. Mikaël LACLAU,: nouvelles stratégies de laLe Grand Plan globalisation capitaliste, 2012. Michel JUFFÉ,Quelle croissance pour l’humanité ?,2012. Daniel ESTEVEZ,Représenter l’espace contemporain, Projets et expérimentations architecturales dans les aéroports, 2012. Stéphane JACQUOT, en collaboration avec Yves Charpenel,La justice réparatrice, 2012. Emilie PICOU,Démythifier la maternité. Concilier foi chrétienne et droit à l’avortement,2012. Lukas STELLA,L’invention de la crise. Escroquerie sur un futur en perdition, 2012. André ORTOLLAND,Rétablir les finances publiques, garantir la protection sociale, créer des emplois,2012. Linda CHAIB,Citoyenneté, droit de vote local et immigration, Les expériences nord-américaine et française, 2012. Alain CLUZET,Le climat sauvé par les villes ? Vers une solution européenne, 2012. Bernard LEGRAND,Être chômeur aujourd’hui, 2012. Vivien PERREC,Les Témoins de Jéhovah. Analyse psychosociale, 2012. Mustapha Baba-Ahmed,Le néomonétarisme, stade suprême du capitalisme, 2011. Catarina CAMARINHAS,L’Urbanisme de Lisbonne, 2011.Marc DELEPOUVE,Une société intoxiquée par les chiffres, 2011. André ROPERT,La gauche en France. Historique d’un enlisement, 2011.
Jean-Christophe Torres Du narcissisme Individualisme et amour de soi à l’ère postmoderne L’HARMATTAN
Du même auteur L’évaluation dans les établissements scolaires : théories, objets et enjeux, Editions L’Harmattan, janvier 2011 L’éthique du capitalisme : la question de la vertu à l’ère du libéralisme, Editions L’Harmattan, juin 2011 © L'HARMATTAN, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Parishttp://www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-96194-4 EAN : 9782296961944
« Un être me charme et je le vois ; mais cet être que je vois et qui me charme, je ne puis latteindre ; si grande est lerreur qui contrarie mon amour. Pour comble de douleur, il ny a entre nous ni vaste mer, ni longues routes, ni montagnes, ni remparts aux portes closes ; cest un peu deau qui nous sépare. Lui aussi, il désire mon étreinte, car chaque fois que je tends mes lèvres vers ces eaux limpides pour un baiser, chaque fois il sefforce de lever vers moi sa bouche. Il semble que je puis le toucher ; un très faible obstacle s’oppose seul à notre amour. […]cet Mais enfant, cest moi ; je lai compris et mon image ne me trompe plus ; je brûle damour pour moi-même, jallume la flamme que je porte dans mon sein. »
Ovide :Les Métamorphoses, livre III.
A Sandra, Lou-Andréa, Brice et Nina… Au-delà du narcissisme.
INTRODUCTION Narcisse, ou de la difficulté dêtre soi Le mythe de Narcisse nous éprouve et nous émeut par son paradoxe inattendu et par le jeu dialectique quil instaure entre des idées en apparence simples. Létonnement est dabord suscité par un amour reporté sur soi-même : le sentiment amoureux nest-il pas, par destination comme par essence, de nature « altruiste » ; se présentant sous la forme dune adresse, voire dune supplique, à lautre ainsi érigé en objet dattention - même si lintérêt quon y prend est, en la matière, dune évidence manifeste ? Etonnement ensuite face au dénouement contradictoire de lhistoire : comment peut-on se laisser mourir à force de trop saimer ? Aimer, nest-ce pas justement et littéralement adresser un refus à la mort - ce quindique 1 létymologie latine du termea-more? Et ce refus de la mort nest-il pas dautant plus intense quil sagit de se ladresser à soi-même ? Le mythe originel, tel quil est formulé par Ovide, fascine et obsède par son association des contraires et ses dialectiques affectives en lesquelles lesprit ségare. Narcisse ne rejoindrait-il pas lénigmatique Sphinx, en dispensant une vérité opaque à force de contradictions ? Paul Valery donne alors lune des clefs de ce mystère : « O semblable !... Et pourtant plus parfait que moi-même, Ephémère immortel, si clair devant mes yeux, […]Jusquà ce temps charmant je métais inconnu, 2 Et je ne savais pas me chérir et me joindre ! » Les paradoxes de Narcisse prennent leur source dans ceux de lidentité personnelle. Ceux-là même qui se saisissent intuitivement à chaque occasion que nous avons de « nous surprendre nous-mêmes » ou de découvrir de manière plus générale à quel point nous nous ignorons nous-mêmes : dans les linéaments et replis dune identité que nous ne nous soupçonnons pas, ou que nous ne souhaitons pas nous attribuerMais dont il sagit en tout état de cause de « joindre » les failles et replis cachés. Narcisse nous rappelle alors à une obligation essentielle : pour nous connaître, nous devons nous aimer. Et nous aimer, cest aussi et du même coup nous connaître. Cette 1  Ablatif singulier du mot « amour » qui désigne lorigine de lpar amour,action : par un amour2 Valery,Fragments du Narcisse.
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exigence réciproque entre connaissance de soi et amour de soi constitue alors le premier des devoirs, celui que lon a envers soi-même. Y contredire, cest inévitablement déchoir et priver ainsi autrui des bienfaits potentiels de sa propre existence. Il y a donc de laltruisme en tout amour de soi, de même quil y a toujours une part damour-propre dans les manifestations de laltruisme. Ces vérités dialectiques sont également rappelées par Erasme : « Car y a-t-il rien daussi fou que de se plaire à soi-même, de sadmirer soi-même ? Et pourtant que fera-t-on de charmant, de gracieux, de conforme à la convenance si lon se déplaît à soi-même en le faisant? […]Tant il est nécessaire que chacun se complimente lui-même et se recommande à lui-même par un peu de flatterie avant de pouvoir être recommandé aux 3 autres ? » Il faut saimer soi-même par attention envers les autres, lamour de soi étant la propédeutique à lamour dautrui et sa condition première dexistence. Mais au-delà de ces leçons éthiques, qui indiquent les règles dune civilité de bon aloi, le mythe de Narcisse dispense une vérité plus cachée et de plus grande signification. Cette vérité est celle de sa mort : Narcisse meurt dun excès damour de soi, dune incapacité à se détacher dune image obsédante de lui-même. Comment comprendre cette seconde leçon ? Son message nest pas ici dordre moral, sa portée va bien au-delà de la simple civilité dun égoïsme modéré. A le considérer littéralement, le mythe indique le danger mortel quil y a à trop saimer soi-même, renvoie au risque potentiel de ne pouvoir sortir de soi et se déprendre de sa propre image. La psychanalyse nous montre alors que ce risque nest pas simplement métaphorique, quil existe certains types de névroses caractérisées précisément par cette symptomatologie dune fixation angoissée de la libido 4 sur le Moi . Mais cette forme de régression pathologique trahit une autre réalité : le narcissisme est une phase primitive de la vie animique, celle des premiers âges de lexistence individuelle marquée par une angoisse profonde de perte damour et caractérisée par la recherche éperdue dune satisfaction de tous ses désirs. Le narcissisme renvoie ainsi à une époque de la vie animique où le monde nétait que le prolongement du désir, où les plus fortes souffrances résidaient dans les privations de jouissances considérées comme des dus et interprétées selon le schéma dun manque damour. Cette structuration primitive de notre rapport au réel influera durablement sur nos représentations : au point dincarner un idéal de bonheur qui sera repris dans toutes les cultures et construira implicitement les schémas explicatifs de la 3 Erasme,Eloge de la folie.4 Les paraphrénies,cf supra.
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plupart des religions. Lidée de ne faire quun avec le monde, de vivre en communion de désir avec une réalité au sein de laquelle le Moi lui-même sabsorbe comme le reflet en son miroir, telle est fondamentalement la nature du sentiment religieux, que Freud qualifie après Romain Rolland de 5 « sentiment océanique » . La vérité première du narcissisme, comme sa puissance dévocation, sont dabord là : dans cette aspiration irrépressible à retrouver un lien direct avec le cosmos, à revenir à un stade antérieur de conscience identitaire où le principe de réalité nimposait pas encore sa loi. Mais pourquoi Narcisse meurt-il alors de trop saimer ? Quel message caché y a-t-il fondamentalement dans cette mort paradoxale ? Pourquoi lamour de Narcisse nest-il pas finalement un amour heureux : le seul amour, dun certain point de vue, qui puisse lêtre authentiquement, puisque par essence préservé de toute frustration comme de tout revers ? La réponse à cette question nous conduit alors, par le détour dun parcours aux multiples chemins, à réinterroger notre temps, et à voir en quoi notre époque est culturellement comprise dans ce mythe fondateur. Ce que la psychanalyse avait identifié à la fois comme un stade primitif du développement animique et comme une régression névrotique, est aujourdhui érigé en norme culturelle des sociétés postmodernes. Le narcissisme, au sens psychanalytique, est le produit dune fixation, excessive parce que tardive, de la libido sur le Moi : ce qui empêche tout déplacement vers des objets extérieurs et prive donc lindividu de toute intériorisation possible des règles morales. Lhomme narcissique est dabord celui qui saime lui-même et qui naime tout que par rapport à lui-même. Il est ensuite celui en qui laptitude à la civilisation se réduit à la seule crainte de perte damour : à lexclusion de tout processus dintériorisation structurée des règles sociales. A la conscience morale est donc substituée chez lui le souci de soi et langoisse de ne plus être aimé, cause directe et postulée dune impossibilité de saimer soi-même. Or, force est de constater quun tel schéma animique est celui là même qui se trouve culturellement porté par notre civilisation : marquée à la fois par leffondrement des figures normatives dautorité, conditionnées par une intériorisation des règles morales chez les individus, et par lhédonisme social qui est le vecteur culturel de la consommation de masse. Le déclin des valeurs, si trivialement caractéristique de notre époque, correspond très exactement à lavènement parallèle du narcissisme : érigé désormais en mode nouveau de socialisation et en structure animique fondatrice dun vivre-ensemble inédit. La culture postmoderne est donc celle qui a promu laspiration narcissique, primale et universelle, en mode de socialisation et vecteur dune dynamique économique. La consommation de masse exige des individus libres de leurs choix et spontanés dans leurs envies, ouverts à tout changement et offrant le moins de résistances possibles aux sollicitations 5 Freud,Le malaise dans la civilisation.
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hédonistes. Leffondrement des figures morales et des prescriptions éthiques était donc requis par cette dynamique de progrès : rien désormais ne doit réfréner la libre expression des désirs, retenir la curiosité avide du consommateur toujours gourmand de plaisirs nouveaux. La norme est donc dans labsence de normes, ou plutôt dans la codification souple de règles adaptables et offertes aux innovations insoupçonnables de lavenir productiviste. Narcisse trouve enfin sa place dans ce grand marché, il est le roi de cette fête sans fins quest aujourdhui la société de consommation. La première hypothèse quil convient donc de soutenir et de vérifier ici est celle dune libération inédite des pulsions narcissiques par lavènement du capitalisme postmoderne : la caractéristique essentielle de ce moment historique résidant justement dans cet accomplissement spécifique de la libido. Mais sitôt projetée dans cet espace social, cette libido narcissique subit alors un destin particulier. Sous laction des exigences diverses et contradictoires des différents champs de la société, le cours de ses pulsions se scinde et bifurque en deux voies balisées avec soin : ces deux fleuves reproduisant alors un delta impromptu dans chaque secteur spécifique de lexistence sociale. Education, famille, travail ou loisirs : partout simpose le même dualisme des narcissismes, ou plutôt celui dun même narcissisme qui sincarne socialement en deux individualismes distincts. Ce concept doit alors être compris comme la traduction, en langage sociétal et structurel, de la vie animique une fois sédimentée dans la réalité collective. Sorti de son élément animique, le narcissisme se transmue ainsi en individualisme : à limage de certaines créatures marines, comme les méduses, qui changent daspect une fois extraites de leur élément liquide, dont les tissus diaphanes sopacifient et se rigidifient au contact de lair sitôt privés de leur support aquatique. Lénergie psychique, pur courant pulsionnel, se structure donc en une dynamique sociale complexe qui organise les différents champs de lexistence collective : donnant ainsi une chair et une ossature à ce qui nétait que tendance et impulsion. Et cet individualisme prend alors deux apparences différentes. Il revêt tout dabord limage dunindividualisme itinérant, lorsque la libido assume pleinement son errance imposée et cherche dans la démultiplication des objets autant doccasions données pour saimer soi-même et se retrouver dans les choses. Cest en ce sens la figure la plus pure de lhédoniste, « victime de la mode » et offert à tous les changements, ouvert à toutes les expériences de vie. Saimer soi-même, cest ainsi renouveler perpétuellement les opportunités de saccomplir et de saffirmer : démultipliant par là même les chances de se réaliser. Mais le choix peut être inverse, dans la recherche - pourtant vaine et rendue impossible par absence détayage social susceptible daccomplir objectivement cette aspiration -dune identification substantielle de soi-même au travers dappartenances postulées. Cest alors le défi delindividualisme identitaire, en recherche
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