CHAPITRE LXVII. Schisme des Grecs et des Latins. Règne et caractère d' Amurath II. Croisade de Ladislas, roi de Hongrie. Sa défaite et sa mort : Jean ...
Histoire de la décadence et
de la chute de l’Empire
romain
Édouard GIBBON
Tome treizième
CHAPITRE LXVII
Schisme des Grecs et des Latins. Règne et caractère
d’Amurath II. Croisade de Ladislas, roi de Hongrie. Sa
défaite et sa mort : Jean Huniades. Scanderbeg, Constantin
Paléologue, dernier empereur de Constantinople.
UN Grec éloquent, le père des écoles de l’Italie, a comparé et célébré les villes de
Rome et de Constantinople1. Le sentiment qu’éprouva Manuel Chrysoloras à la
vue de cette ancienne capitale du monde, siège de ses ancêtres, surpassa toutes
les idées qu’il avait pu s’en former ; et il cessa de blâmer l’ancien sophiste qui
s’écriait que Rome était un séjour fait non pour les hommes, mais pour les dieux.
Ces dieux et ces hommes avaient disparu depuis longtemps ; mais, aux yeux de
l’enthousiaste éclairé, la majesté de ses ruines reproduisait l’image de son
ancienne prospérité. Les monuments des consuls et des Césars, des martyrs et
des apôtres, excitaient de toutes parts la curiosité du philosophe et celle du
chrétien. Manuel confessa que les armes et la religion de Rome avaient été
destinées à régner dans tous les temps sur l’univers ; mais sa vénération pour
les beautés respectables de la mère-patrie ne lui faisait point oublier les charmes
de la plus belle de ses filles, dans le sein de laquelle il avait pris naissance. Le
patriote Byzantin célèbre avec autant de chaleur que de vérité les avantages
naturels et éternels de Constantinople, ainsi que les monuments plus fragiles de
la puissance et des arts dont elle était ou avait été embellie. Cependant il
observe modestement que la perfection de la copie ne fait que tourner à la gloire
de l’original, et que les parents se voient avec plaisir retracés ou même
surpassés par leurs enfants. Constantinople, dit l’orateur, est située sur une
colline entre l’Europe et l’Asie, entre l’Archipel et la mer Noire. Elle joint
ensemble, pour l’avantage commun des nations, les deux mers et les deux
continents, et tient à son gré les portes du commerce ouvertes ou fermées. Son
port, environné de tous côtés par le continent et la mer, est le plus vaste et le
plus sûr de l’univers. On peut comparer les portes et les murs de Constantinople
à ceux de Babylone : ses tours hautes et nombreuses sont construites avec la
plus grande solidité ; le second mur ou la fortification extérieure suffirait à la
défense et à la majesté d’une capitale ordinaire. On peut introduire dans ses
fossés un courant fort et rapide ; et cette île artificielle peut être alternativement
environnée, comme Athènes2, de la terre ou des eaux. On allègue deux causes
qui durent contribuer naturellement et fortement à perfectionner le plan de la
nouvelle Rome. Le monarque qui la fonda commandait aux plus illustres nations
du monde ; et dans l’exécution de son dessein il employa aussi utilement les
sciences et les arts de la Grèce que la puissance des Romains. La grandeur de la
plupart des autres villes a dépendu du temps et des événements ; on trouve
toujours dans leurs beautés un mélange de désordre et de difformité ; et les
habitants, attachés à l’endroit qui les a vus naître, ne peuvent rectifier ni les
vices du sol ou du climat, ni les erreurs de leurs ancêtres. Mais le plan de
1 L’épître de Manuel Chrysoloras à l’empereur Jean Paléologue ne blessera point des yeux ni des oreilles
adonnés à l’étude de l’antiquité (ad calcem Codini, de Antiquitatitus C. P., 107-126) ; la suscription prouve que
Jean Paléologue fut associé à l’empire avant l’année 1441, époque de la mort de Chrysoloras. L’âge de ses deux
plus jeunes fils, Démétrius et Thomas, l’un et l’autre Porphyrogénètes, indique une date encore plus ancienne,
au moins l’année 1408. Ducange, Fam. Byzant., p. 224-247.
2 Un écrivain a observé qu’on pouvait naviguer autour de la ville d’Athènes. Mais ce qui peut être vrai,
rhétoriquement parlant, de la ville de Constantinople, ne convient point à celle d’Athènes, située à cinq milles
de la mer, et qui n’est ni environnée ni traversée par des canaux navigables. Constantinople, et son exécution, furent l’ouvrage libre d’un seul génie ; et ce
modèle primitif fit seulement perfectionné par le zèle obéissant de ses sujets et
de ses successeurs. Les îles adjacentes offraient une inépuisable quantité de
marbres, on transporta les autres matériaux du fond de l’Europe et de l’Asie ; les
édifices publics et particuliers, les palais, les églises, les aqueducs, les citernes,
les portiques, les colonnes, les bains et les hippodromes, furent tous construits
sur des dimensions convenables à la grandeur de la capitale de l’Orient. Le
superflu des richesses de la ville se répandit le long des rivages de l’Europe et de
l’Asie ; et les alentours de Byzance jusqu’à l’Euxin, à l’Hellespont et au grand
mur, ressemblaient à un populeux faubourg ou à une suite continuelle de jardins.
Dans ce tableau enchanteur, l’orateur confond adroitement le passé avec le
présent, les temps de prospérité avec celui de la décadence ; mais la vérité lui
échappe involontairement, et il avoue, en soupirant, que sa malheureuse patrie
n’est plus que l’ombre ou le tombeau de la superbe Byzance. Les anciens
ouvrages de sculpture avaient été défigurés par le zélé aveugle des chrétiens ou
par la violence des Barbares. Les plus beaux édifices étaient démolis ; on brûlait
les marbres précieux de Paros et de la Numidie pour en faire de la chaux, ou on
les employait aux usages les plus grossiers. La place de la plupart des statues
était marquée par un piédestal vide ; on ne pouvait juger des dimensions de la
plupart des colonnes que par les restes d’un chapiteau brisé. Les débris des
tombes des empereurs étaient dispersés sur le sol ; les ouragans et les
tremblements de terre avaient secondé les coups du temps, et la tradition
populaire ornait les espaces vides de monuments fabuleux d’or ou d’argent. Il
distingue toutefois de ces merveilles, qui n’existaient que dans la mémoire ou
n’avaient peut-être existé que dans l’imagination, le pilier de porphyre, la
colonne et le colosse de Justinien1, l’église et surtout le dôme de Sainte-Sophie,
qui termine convenablement son tableau, puisqu’il ne peut, dit-il, être décrit
d’une manière digne de ses beautés, et qu’après en avoir parlé on ne peut
nommer aucun autre objet. Mais il oublie d’observer que, dans le siècle
précédent, les fondements du colosse et de l’église avaient été soutenus et
réparés par les soins actifs d’Andronic l’Ancien. Trente ans après que l’empereur
eut consolidé Sainte-Sophie, au moyen de deux nouveaux supports