HISTOIRE GRECQUE
ERNEST CURTIUS.
Traduite de l'allemand sur la cinquième édition par A. Bouché-Leclercq.
TOME QUATRIÈME. — PARIS 1882 ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
LIVRE CINQUIÈME. — LA DOMINATION DE SPARTE EN GRÈCE.
CHAPITRE PREMIER. — Athènes sous les Trente.
§ I. - L'hégémonie spartiate. — § II. - La tyrannie des Trente. — § III. - La guerre civile. — § IV. -
La Restauration.
CHAPITRE DEUXIÈME. — Athènes après sa restauration.
§ I. - L'art et les mœurs. — § II. - La philosophie socratique.
CHAPITRE TROISIÈME. — Sparte et la Perse.
§ I. - Sparte victorieuse. — § II. - Sparte menacée.
CHAPITRE QUATRIÈME. — La guerre de Corinthe.
§ I. - Les huit années de guerre. — § II. - Avant et après la paix d'Antalcidas.
CHAPITRE CINQUIÈME. — Les conséquences de la paix d'Antalcidas.
LIVRE SIXIÈME. — THÈBES AU RANG DE GRANDE PUISSANCE
GRECQUE.
CHAPITRE PREMIER. — Soulèvement et résistance de Thèbes.
§ I. - Affranchissement de Thèbes. — § II. - Thèbes et Athènes contre Sparte. — § III. - Thèbes
seule contre Sparte
CHAPITRE DEUXIÈME. — Guerres offensives de Thèbes.
§ I. - Restaurations dans le Péloponnèse. — § II. — Apogée et fin de la puissance thébaine.
LIVRE CINQUIÈME. — LA DOMINATION DE SPARTE
EN GRÈCE (DE 404 A 379 AV. J.-C.)
CHAPITRE PREMIER. — ATHÈNES SOUS LES TRENTE.
§ I. — L'HÉGÉMONIE SPARTIATE.
La lutte des deux principaux États de la Grèce était terminée, non par suite de
leur épuisement réciproque ou par un traité qui assignat de nouvelles limites à
leur domination, mais par la victoire complète d'un parti et la soumission sans
réserve de l'autre. Cette victoire, si brillante et si fort audessus des espérances
qu'avait pu concevoir, durant les longues années de la guerre, le Spartiate le
plus ambitieux, cette victoire était gagnée soudainement, sans danger ni peine,
sans sacrifice d'argent ni du sang des citoyens ; elle était tombée aux pieds des
vainqueurs comme un fruit mûr. Le succès était pour eux tout entier, sans
bornes, et c'est avec l'argent étranger qu'ils s'étaient créé leur puissance
maritime ; leurs propres ressources restaient intactes, et les forces à l'aide
desquelles l'ennemi les avait si longtemps bravés, ils les tenaient maintenant à
leur disposition.' Sparte demeurait le seul État puissant sur terre et sur mer,
étroitement allié aux Perses, qui n'attachaient à leur assistance aucune condition
oppressive pour Sparte. Les défaillances passées, les fautes, les défaites étaient
oubliées ; c'est avec un nouveau respect que les Hellènes la considéraient ; ils lui
montraient une grande confiance, et saluaient pleins d'espoir le triomphe qu'elle
avait enfin obtenu sur Athènes comme le début d'une ère nouvelle et fortunée.
Depuis Cythère jusqu'en Thrace, il ne se trouvait pas une cité grecque où se fit
entendre une protestation contre la suprématie de Sparte et le droit qu'elle avait
de diriger les affaires helléniques. Ni Sparte, ni aucun État de la Grèce n'avaient
jamais atteint à ce degré de puissance ; puissance qui reposait sur une antique
tradition, mais qui prenait un nouveau et solide point d'appui sur des bases
matérielles et morales.
D'autre part, cette haute situation n'allait pas sans des exigences et des
prétentions considérables. On était en droit de compter que Sparte remplirait ses
anciennes promesses, et qu'elle s'était préparée à sa nouvelle mission. Sparte
était le plus ancien État qui eût exercé l'hégémonie ; elle n'avait jamais renoncé,
non plus que ses partisans, au droit exclusif qu'elle s'attribuait à ce poste
d'honneur : depuis l'expédition de Brasidas, elle était sortie de son étroite sphère
; elle était devenue puissance maritime, s'était familiarisée avec toutes les
questions européennes et asiatiques et instruite aux leçons les plus diverses de
l'expérience. Elle ne pouvait se dissimuler qu'il fallait créer en Grèce un nouvel
ordre de choses répondant aux promesses qu'elle avait faites en s'engageant
dans la guerre, trente ans auparavant ; elle sentait qu'il fallait remettre le vies x
droit en honneur parmi les Grecs, et que l'assujettissement d'un État par un
autre ne devait plus être toléré. Aussi tous les yeux se tournaient vers Sparte :
la marche ultérieure de l'histoire grecque devait dépendre de la façon dont
Sparte userait de son pouvoir pour répondre aux exigences de l'époque.
On s'en remit pour les premières mesures à l'homme auquel on devait la victoire
; car on n'en a guère vu remporter de plus décisive, à laquelle l'État victorieux et les citoyens intéressés eussent si peu de part, qu'à la journée d'Ægospotamoi.
Lysandre seul avait rendu possible et gagné la victoire ; en ses mains étaient
concentrés les moyens qui semblaient indispensables pour en recueillir les fruits ;
lui seul tenait dans sa main les fils qui lui servaient à diriger les partis et à régler
au nom de Sparte les affaires de la Grèce. Il procédait en cela selon les principes
traditionnels de la politique lacédémonienne.
Ce qui avait de tout temps le plus sérieusement compromis la prépondérance de
Sparte en Grèce, c'est que le mouvement des esprits avait fait naître et
développé dans le pays des principes d'ordre social différents de ceux qu'on
appliquait à Sparte. Aussi cherchaitelle, partout où elle se sentait les mains
libres, à déposséder les gouvernements contraires, et à ramener sous son
influence les cités qui s'étaient éloignées d'elle, en y établissant une constitution
analogue à la sienne. C'est ce qu'elle avait fait à Argos, à Sicyone, en Achaïe1, et
même son hostilité contre le régime de la tyrannie, cette lutte où elle avait jadis
déployé toute son énergie, n'était autre chose au fond qu'une lutte contre la
démocratie.
Cette politique n'avait réussi qu'incomplètement dans le Péloponnèse même ; en
dehors, elle n'avait été appliquée que dans des cas isolés. Le développement que
prit Athènes en suivant son génie propre fit dégénérer le contraste offert depuis
longtemps par les constitutions en un antagonisme des plus déclarés entre les
États euxmêmes : autant la société athénienne affranchissait sa volonté de
toutes les entraves et marchait en avant d'un mouvement incessant, autant
Sparte se raidissait et se tenait sur la réserve. Chez elle la direction des affaires
publiques é tait échue en partage à un groupe de plus en plus restreint ; elle
s'était réduite de plus en plus à un État de guerriers et de fonctionnaires, ne
faisant consister son rôle que dans la résistance à toutes les nouveautés. Ce
contraste dans la politique extérieure devait devenir aussi au plus haut point le
nœud de la politique intérieure ; la question constitutionnelle se confondit