Double absurde et autres nouvelles
240 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Double absurde et autres nouvelles , livre ebook

-

240 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Description

Imaginez que Jacques le Fataliste croise tristram Shandy, que Tartarin de Tarascon se prenne d'amitié pour Sancho panza, que Lafcadio organise l'évasion de Meursault, échappant ainsi au contrôle des écrivains qui leur ont insufflé la vie?ŠLes dix nouvelles de ce recueil sont autant de mondes imaginaires où les célébrités romanesques se rencontrent, vivent des histoires en dehors de leurs oeuvres respectives ou dialoguent avec leurs créateurs...

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 novembre 2011
Nombre de lectures 23
EAN13 9782296472525
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0900€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© L’Harmattan, Paris, 2011

Fabrication numérique : Actissia Services, 2012
Double absurde et autres nouvelles
Cécile Avouac


Double absurde et autres
nouvelles


nouvelles


L’Harmattan
Première partie : rencontres romanesques
I Double absurde
I l y a plus d’un siècle, dans ces contrées arides de Sicile boucanées par le soleil, il existait une geôle si redoutable que sa réputation seule expédiait bon nombre de ladri dans le droit chemin. Son édifice se dressait au pinacle des rochers de la Caltanisseta, à une hauteur vertigineuse qui dissuadait les forçats de toute tentative d’évasion. L’intérieur du bagne était un boyau opaque, cyanosé de moisissures, que criblaient de minuscules alvéoles. Les bagnards survivaient dans ces cellules crasseuses, étendus sur des lattes grouillantes de larves écœurantes. Ils mangeaient la pâture qu’on leur jetait à même le sol, à quelques pas seulement des latrines. Et le soir venu, lorsque poignait la quiétude du sommeil, il leur fallait encore subir le tapage incessant d’indésirables coléoptères qui chargeaient l’air de leurs ronflements d’élytres. C’est dans ce cloaque affreux qu’était incarcéré le célèbre Lafcadio Wluiki, coupable d’un meurtre d’autant plus infâme qu’il était sans mobile.
Ce scélérat, par simple jeu, avait défenestré un homme en le poussant d’un train en marche. La victime – un dénommé Fleurissoire – s’était écrasée au fond d’un gouffre. Par un concours de circonstances, Lafcadio fut pourtant lavé de tout soupçon ; la police arrêta le mauvais malfaiteur. S’il avait finalement échoué dans le terrible cachot sicilien, c’est qu’il n’avait cessé d’œuvrer à l’encontre de son salut.
En effet, alors même que l’impunité lui souriait, Lafcadio avait trouvé le moyen d’agacer les faveurs du destin. Car c’était bien là le vice suprême de ce farceur : par-dessus tout, il aimait miser son existence. Comme il oscillait entre se dénoncer aux autorités par défi ou couler des jours tranquilles avec la séduisante Geneviève de Baraglioul, il avait joué sa décision à pile ou face. La pièce avait désigné le bagne. Ne pouvant résister à jouxter le hasard d’un pied de nez, le jeune homme s’était donc livré à la justice.
Aux prémices du procès, l’aveu de Lafcadio – qui avait été interprété à tort par la Cour comme un acte de piété déférente aux lois – ainsi que la magistrale plaidoirie de son avocat, le talentueux maître Defouqueblize, lui avaient valu l’indulgence des juges. Mais, poursuivant sa stupide gageure, Lafcadio avait clamé à tue-tête qu’il n’éprouvait aucun remords. Proche de la délivrance, il avait ajouté qu’il ne craignait pas plus la justice des hommes que celle de Dieu. Par la virulence de cet affront blasphématoire, qui profanait simultanément l’intangible balancier de la justice et la loi divine, Lafcadio s’était attiré les foudres du Tribunal. La complaisance de l’assemblée s’était aussitôt évanouie.
Toutefois, par excès de vice, les jurés n’avaient pas voué Lafcadio à la potence, qui était le sort traditionnellement réservé aux criminels. À la place, ils l’avaient condamné à l’enfermement à perpétuité, en prenant soin d’ajouter une condition malicieuse au verdict : si Lafcadio finissait par éprouver les remords devant naturellement découler de ses actes, sa peine serait annulée et la justice ferait de lui un homme libre.
Un si était une occasion trop belle pour un joueur invétéré. Le lendemain du procès, dans sa cellule de détention, Lafcadio avait misé et perdu sa liberté au poker. Il dut jurer devant témoins de ne jamais regretter son crime.


Dès son arrivée au pénitencier, bon nombre de prisonniers eurent vent des conditions particulières dont avait bénéficié Lafcadio. Certains d’entre eux manifestèrent subitement un excès de repentir pour leurs fautes, pensant ainsi pouvoir s’extirper du trou. Ils n’obtinrent rien d’autre qu’une cuisante volée de coups de matraque. Lafcadio était haï car il dédaignait la liberté que tous convoitaient et s’obstinait à ne pas user de ce privilège pourtant à la portée d’un simple remords, même factice. Ses compagnons de cellule, animés d’une jalousie féroce, prirent l’habitude de le molester à la moindre occasion, tant et si bien que les vigiles jugèrent bon d’isoler le jeune homme pour épargner sa vie.
Pour autant, les manifestations d’hostilité témoignées à Lafcadio n’étaient pas complètement unanimes. Il s’attira la sympathie d’un maton un peu plus âgé que lui, surnommé Grillo. Outre son moralisme des plus élevés, Grillo était un catéchumène accompli, dévot jusqu’au fond des entrailles. Son existence était entièrement tournée vers les détenus, qu’il entendait convertir à tout prix. Aussi Lafcadio représentait-il un sujet à endoctriner de premier choix. S’il faisait pénitence, la liberté lui serait rendue : preuve serait enfin faite que la résipiscence pouvait allouer davantage qu’une vague promesse de rédemption outre-tombe. Quelle puissante affirmation de la clémence divine ! C’était sans compter avec la philosophie du jeu du prisonnier, qui n’avait foi qu’en son attachement au hasard.


En dépit des conseils dispensés par son ami Grillo, plus de trente années s’écoulèrent sans que Lafcadio eût battu sa coulpe. Fidèle à son gage, il conserva en toutes circonstances son impassibilité d’apostat. Lorsqu’il atteignit l’âge de cinquante-huit ans, son déclin était déjà extrême. Ravagé par la détention, il ressemblait à un octogénaire. Ses membres de phtisique s’étaient vidés de leur substance ; sur sa peau parcheminée, le temps avait creusé son lit.
Grillo avait lui aussi pris de l’âge, bien que le ruisseau des années se fût écoulé paisiblement sur son visage, altérant à peine sa physionomie juvénile. En outre, sa position s’était considérablement améliorée puisqu’il venait d’être nommé directeur de la prison. À la faveur des mouvements d’éradication de la pègre dans les campagnes du Mezzogiorno, la prison ne désemplissait plus, assurant la prospérité du dirigeant fraîchement promu.
Or Grillo n’avait pas oublié son protégé. Dès sa prise de fonction, sa croisade eut pour point de mire Lafcadio et il usa de tous les moyens en son pouvoir pour animer le sentiment de culpabilité du criminel. Il fit intervenir une pléthore d’aumôniers, qui exposèrent au séquestré d’affreux tableaux de géhennes, décrivant les tortures des damnés qui brûlaient dans des étangs de feu pour avoir dédaigné le pardon divin. Les menaces des ecclésiastiques n’effrayèrent nullement Lafcadio.
Il vint alors à l’esprit de Grillo une autre manœuvre pour émouvoir l’âme de l’incorrigible athée. Le directeur crut pouvoir se féliciter d’avance tant son idée lui paraissait judicieuse. Convaincu que l’atrocité des actes de Lafcadio ne lui serait révélée que s’il était forcé d’observer les noirceurs de son âme, il eut l’idée de le confronter à un double ; un meurtrier qui aurait commis un crime identique au sien. Il y avait bien ce détenu dont les journaux faisaient gorge chaude, qui à l’instar de Lafcadio avait tué un homme sans le moindre mobile, mais il était incarcéré à Alger, à des kilomètres de là. Il en aurait fallu davantage pour décourager l’homme de foi. En usant de persévérance, Grillo réussit à convaincre les hautes instances de transférer le prisonnier.
Quelques semaines plus tard, un nouveau bagnard débarqua dans le cachot sicilien. Tous ceux qui croisèrent son chemin, qu’ils fussent prisonniers ou vigiles, ressentirent de la répulsion à son égard. Le sentiment qu’inspirait le prisonnier ne s’expliquait pourtant pas au premier abord ; il ne pouvait venir ni de son aspect ni de son attitude. C’était un homme transparent : un physique banal, un âge qui pouvait se situer entre trente et trente-cinq ans, une personnalité discrète, presque effacée. Il semblait si inoffensif que s’il ne s’é

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents