Jessie et Morgane
266 pages
Français

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Jessie et Morgane , livre ebook

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Description

Deux portraits de jeunes filles au relief tout "tolstoïeskien" ; un tableau de l'âge d'or de la bourgeoisie d'affaires russe à la veille de la guerre de 14, en plein essor, généreuse, sensible et éclairée ; une narration subtile portant la griffe du formalisme russe ; un roman qui a dû attendre 75 ans avant d'être réédité, pour sa non-conformité à l'image que l'on voulait donner de son auteur et de la période : toutes ces raisons confèrent aujourd'hui à la lecture de ce texte une fraîcheur spécialement attachante.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 02 mars 2008
Nombre de lectures 49
EAN13 9782296652118
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1050€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Jessie et Morgane
ALEXANDREGRINE
Jessie et Morgane
roman
Traduit par Claude Frioux
L’HARMATTAN
© L'HARMATTAN, 2008 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http ://www.librairieharmattan.com harmattan1@wanadoo.fr diffusion.harmattan@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-05125-6 EAN : 9782296051256
L’auteur dédie ce livre à Nina Nikolaevna Grine.
« La raison est ici impuissante, c’est pourquoi ne dépensez pas là vos déductions. Il suffira de vous dire que la question concerne les affaires du cœur.» R. L. Stevenson,Saint-Yves
CHAPITRE I
I: on regarde unl existe un ancien mode de divination miroir dans un autre placé en face du premier de telle façon qu’ils échangent leurs reflets, ce qui donne un corridor étincelant infini, tapissé de rangées parallèles de chandelles. La jeune fille qui pratique cette divination (seules les jeunes filles le font) regarde ce corridor, et ce qu’elle y voit alors montre le sort qui l’attend. Un jour, c’était au printemps à onze heures trente du soir, la jeune Jessie Trengan s’amusait de la façon ci-dessus décrite, seule dans sa chambre à coucher. Elle avait placé en face de sa coiffeuse un second miroir, allumé deux bougies et plongeait son regard dans le tunnel étincelant du reflet. Jessie Trengan allait avoir vingt-et-un ans dans un mois. C’était une jeune fille qui avait son caractère, mais gaie et bonne. Décrire son apparence extérieure n’est pas chose aisée, et les innombrables tentatives littéraires de cet ordre en sont la meilleure preuve. Personne n’a encore jamais donné à voir une femme à l’aide de l’encre ou des couleurs typographiques. Il arrive de temps à autre que l’on distingue nettement un front, des lèvres, des yeux, ou que l’on devine des cheveux pointant derrière l’oreille, mais jamais plus. Les illustrations les plus réussies ne font que semer le trouble, on se dit : « Oui, elle pourrait aussi être comme ça ! » Mais l’impression nouée ou dispersée que l’on peut avoir est toujours autre, ne fût-ce que par son impuissance à donner une image précise. Le passage à la suite est un peu
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inconséquent, mais nécessaire : Jessie avait des cheveux de couleur sombre, un beau visage ouvert, une complexion élégante et attirante, son profil évoquait dans l’âme un pétale attiré par la respiration contre la lèvre inférieure, de face elle ressemblait à un « Bonjour ! » sonore et gai. Dans le concept de beauté appliqué à Jessie, la nature avait inclus lumière et chaleur faisant large place aux meilleurs sentiments de tous ceux qui la regardaient à l’exception d’une seule personne qui était sa propre sœur, Morgane Trengan, tutrice de Jessie. Assise devant son miroir avec un sourire moqueur mais satisfait, Jessie ressentit soudain de la gêne puis de l’irritation et de l’humeur. C’était l’effet que produisait toujours sur elle tout empêchement inattendu de la part de Morgane. Apparue dans la chambre, Morgane dit : – Oh, Jessie ! Tu n’as pas honte ? N’as-tu pas encore assezexaminé ton visage ? ! Jessie s’arracha à son jeu, mais ne répondit pas pour une raison que nous allons tout de suite comprendre. Autant la sœur cadette était belle, autant l’aînée était affreuse et désagréable, et, du fait d’une acuité froide et âpre qui luisait dans ses yeux étroits aux regards sombres, sa laideur monstrueuse n’éveillait aucune compassion. Parmi les visages de femmes laides, une immense majorité est adoucie, parfois même de façon touchante, par une certaine dignité, de l’humilité, de la noblesse ou de la gaieté. On ne pouvait rien dire de pareil à propos de Morgane Trengan. Avec son expression d’ennemie, elle était horrible d’une façon militante, consciente, aussi soigneusement étudiée que le sont les traits d’une actrice célèbre ou d’une cocotte. Ses cheveux étaient coupés ras, et sa grosse tête semblait couverte d’un pelage sombre. Ce n’est que parmi les criminels que se rencontrent des visages semblables, à la face
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aplatie, aux pommettes saillantes, avec des lèvres minces et une expression maladive de la bouche. Ses sourcils pitoyables donnaient à son regard lourd une nuance d’efforts méchants et impuissants. C’est avec nostalgie que le spectateur attendait un sourire sur ce visage désagréable, et, de fait, le sourire le changeait, il lui donnait un air paresseux et rusé. Morgane était grande, anguleuse, avec des épaules larges ; et tout le reste, d’amples enjambées, de grandes mains parsemées de tâches de rousseur et des oreilles saillantes, faisait que contempler ce personnage avait quelque chose de gênant et de rêche. Elle portait des vêtements d’une coupe spéciale, fermés, durs et de couleur sombre qui biffaient son sexe et, de façon générale, rappelaient un mauvais rêve. Le père des deux sœurs était mort quatre ans auparavant, et leur mère depuis un an. John Trengan était avocat, il avait vécu sur un grand pied et n’avait pas laissé d’héritage. Jessie en avait reçu un, considérable, de son oncle, frère de son père, tandis que Morgane, désignée tutrice de sa sœur jusqu'à sa majorité, avait hérité par testament d’une petite propriété comportant une maison de pierre nommée la Flûte verte. Le restant du capital, quarante-cinq mille livres et une grande maison de ville, était revenu à Jessie. Face à la silhouette ténébreuse de sa sœur, le peignoir de soie japonais était un insupportable rappel de la différence qui existait entre elles et aussi de leurs âges respectifs : 35 ans pour Morgane, 20 pour Jessie. – Tu n’as pas besoin de chercher à deviner ce qui t’attend comme fiancé, continua Morgane, savourant l’air sombre de la jeune fille, tu en auras toujours plus qu’il n’en faudra. Jessie rougit et repoussa d’un mouvement brusque le miroir qui faillit tomber.
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– Pourquoi te moques-tu de moi, Mory, une femme de chambre m’a montré cette façon de se dire la bonne aventure, et je m’amuse ; pourquoi cela te met-il tellement en colère ? – Oui, cela me met en colère et m’y mettra toujours, répondit Morgane avec la franchise qu’aurait eu un tiers pour parler d’elle. Regarde-moi, et, après, regarde ton cher miroir, un monstre pareil ne peut qu’être irrité en voyant ton visage. – Mais est-ce ma faute, Mory ? dit la jeune fille avec reproche, et elle eut pitié de sa sœur. Imagine que je suis si habituée à toi que je ne sais même plus si tu es bonne ou mauvaise ! – Je suis mauvaise, impitoyablement, horriblement mauvaise. – Pourquoi me hais-tu ainsi ? s’écria Jessie regardant avec désespoir les yeux fixes de Morgane. Cela fait longtemps que tu me tourmentes avec des scènes de ce genre. Je ne sais vraiment pas pourquoi nous sommes nées toutes les deux si différentes ! Crois-moi, je pleure souvent en pensant à toi et à tes souffrances ! – Je ne te hais pas, répondit doucement Morgane, étudiant avec jalousie le visage ému de sa sœur auquel le jeu des sentiments donnait encore plus de charme. Je t’aime, je t’aime beaucoup, Jessie, mais j’aime l’intérieur de toi, quant à cette parure, cette fête que sont ton visage et ton beau corps élancé, ils me sont plus que haïssables. Je voudrais que ne reste de toi que ta voix, alors mes paroles, à moi aussi, seraient tout aussi tendres, sincères et naturelles que ton discours enfantin. – Ce n’est pas ma faute, répéta Jessie déconcertée. Les frémissements d’âme impudents de Morgane lui inspiraient de la terreur, bien qu’elle les eût souvent observés. La cruelle franchise de sa sœur l’accablait toujours.
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