Le chant pour Marko
289 pages
Français

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Le chant pour Marko , livre ebook

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289 pages
Français

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Description

Dans Sarajevo livrée à un encerclement impitoyable, Miro et sa petite soeur jouent et rêvent comme tous les enfants. C'était il y a quinze ans, autrement dit hier. Autour des deux enfants, on s'est organisé tant bien que mal et il a fallu apprendre à être très fort pour affronter les épreuves. Heureusement la vieille mamie qui en a vu d'autres, et Elaine qui ne connaît que la paix, apportent tour à tour leur présence chaleureuse. Et la musique est là...

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 octobre 2009
Nombre de lectures 100
EAN13 9782296235892
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,1100€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le Chant pour Marko
© L’Harmattan, 2009
5-7 rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-09850-3
EAN : 9782296098503

Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
Philippe Hécart


Le Chant pour Marko


roman


L’Harmattan
A Geneviève
MIRO
C ’tétait devenu un rite. Chaque fois qu’elle arrivait à cette hauteur de la rue Ferhadija, pas très loin du vieux marché couvert construit par les Autrichiens, Draga consultait la liste des morts de la semaine avec une appréhension mêlée d’une trouble curiosité. Depuis presque deux ans que le siège durait, la ville tenait consciencieusement le compte de ses disparus. Pas n’importe lesquels. Ils n’étaient pas victimes de la vieillesse, du cancer, du cholestérol ou d’accidents de la route, à supposer que les conditions propres à la guerre aient encore permis à quiconque de mourir d’un excès de cholestérol ou de rouler dans des voitures qui n’avaient plus d’essence. Ce n’étaient pas ces morts anodines que l’on aurait vite taxées de « bourgeoises » lorsque le pays était encore socialiste et autogestionnaire, pas ces morts de rien du tout qui n’auraient guère mérité que l’on s’y arrêtât. Ce n’étaient pas davantage celles qui, en des temps plus glorieux, conduisaient tout droit sur un beau monument, avec ceux de quatorze ou de la résistance aux fascistes.
Il ne pouvait se concevoir aucune stèle pour cette guerre-ci, pour des hostilités que nul ennemi n’avait jamais pris la peine de déclarer, pour un conflit qui opposait des êtres partageant la même histoire, la même langue, souvent aussi les mêmes demeures. Personne n’avait jusqu’à présent songé à ériger de monuments aux morts, ils étaient pour l’heure remplacés par des monceaux de listes que l’on tirait sur un papier rugueux irréductible à toute tentative d’impression correcte et que l’on placardait à la va-vite sur les précédentes.
Les morts de cette guerre n’étaient pas ordinaires, ou peut-être que justement, si ! elles n’étaient que trop et terriblement ordinaires : car le décompte monotone des éternelles victimes des combats, explosions et tirs en tous genres qui accablaient la capitale de la Bosnie-Herzégovine ignorait singulièrement la gent militaire et ne concernait en général que ceux dont les usages s’efforçaient pourtant de ménager les vies, les civils. Mais on ne respectait plus aucune loi, ni celles de la guerre ni les autres. C’était le triste privilège d’une cité qui s’était enorgueillie dix ans plus tôt d’accueillir, drapeaux en tête, l’hommage du monde entier convié à une joie olympique dont l’évocation aurait désormais paru bien dérisoire.
« Hasan Cubrinovic, 26 ans, Mehmet Muratovic, 58 ans, Asim et Irina Jovanovic, 67 et 61 ans, Emir Velecic, 11 ans… »
Draga parcourt l’affiche d’un œil expérimenté. D’abord, s’assurer qu’il ne s’y trouve aucune connaissance. C’est chose maintenant faite : ni l’oncle Ali, octogénaire et depuis longtemps incapable de sortir de chez lui, ni le cousin Efim avec lequel elle est d’ailleurs brouillée, ni sa copine Irfana qu’elle n’ose plus aller voir chez elle – c’est trop dangereux – du côté de Kosevo, aucun nom connu n’y figure. La famille et le cercle d’amis ne sont de toute manière pas bien grands. Ensuite, lire les notices nécrologiques. Aucun amateur de notices nécrologiques ne saurait nier le plaisir particulier qu’il retire à prendre connaissance de la mort des autres. Cela donne un coup de fouet de se savoir bien vivant alors qu’un tel, quarante ans, quelle calamité ! ou tel autre, marié et père de trois enfants, c’est épouvantable !… s’en sont allés suivre leur bonhomme de chemin de l’autre côté de la barrière. Plus elle lit, et plus Draga respire. Plus elle respire et plus elle vérifie, de tout son souffle, de toutes ses pores, qu’elle est vivante.
C’est si important lorsque neuf mille huit cents personnes de tous sexes, âges, religions et conditions, sont passées à leur corps défendant de vie à trépas en moins de deux ans.
« Zajko Diklic, 89 ans, Risto Popovac, 19 ans, Senad Kisic, 2 ans, Enver Ljubovic, 3 mois, Ladislav Ramie… »
Tiens, il doit y avoir une erreur : Ladislav, c’était le prénom que voulait lui donner sa mère, Rubina. Elle devait bientôt accoucher mais elle a été tuée il y a trois semaines. Comment pourrait-il s’agir de Ladislav ? Si c’était le cas, ce ne serait ni scientifique ni bien honnête de le compter tout d’un coup avec les autres victimes. Certes à Sarajevo comme ailleurs on sait ce que valent les statistiques, quand il faudrait par exemple leur ajouter les trois morts que vient de causer la roquette tombée à l’instant sur le quartier de Bistrik, et dont nul, sauf les pompiers, n’a encore eu connaissance. Le service statistique municipal est en principe responsable de tous les calculs et évaluations officiels, mais il faut préciser à sa décharge que les bureaux qui l’abritaient depuis toujours dans une aile de la mairie, ont été complètement détruits aux premiers jours des bombardements. On n’a d’ailleurs jamais retrouvé le corps du meilleur statisticien de l’équipe – un ancien formé à Belgrade –, ce qui est un comble puisque la disparition de ce pauvre type n’a même pas pu être répercutée dans les chiffres dont il s’occupait : le règlement étant le règlement, il faut absolument avoir un cadavre à produire pour pouvoir ajouter « un » dans la colonne mortuaire. Notre gaillard doit s’en retourner de honte et de colère sous son tas de gravats dont il ne pourra être dégagé, si Dieu le veut, qu’à la fin du conflit, avec sa vieille machine à écrire soviétique et un spécimen assez bien conservé du calendrier Playboy de 1991.
« Branko Hadjidovic, Zalia L. »
Branko Hadjidovic ? Serait-ce Branko, fils de Milena, la vieille copine de collège ? Il y a peu de chance puisqu’en principe il a dû être évacué dans un convoi du HCR en octobre dernier. A vérifier tout de même. Et Zalia ? Ce n’est pas possible non plus ! On sait bien qu’au début de la guerre, ses voisins serbes de Grbavica s’en sont tout d’un coup pris à elle après des années et des années de bonne entente. On dit qu’elle aurait été violée puis aussitôt égorgée. L’autre doit donc être une homonyme, c’est sûr. La vie et la mort sont faites de peu de choses et parfois d’homonymies. Il est jusqu’aux morts sans nom, ces pauvres paquets humains que l’on retire en miettes, impossibles à identifier, des trous faits par les obus, il est jusqu’à ces anonymes qui peuvent avoir des homonymes.
Mais à la vérité, qui cela dérangerait-il ?
Qui donc le siège de Sarajevo peut-il à l’évidence déranger ? Quelles autorités supérieures ces confins de la vieille Europe pourraient-ils alerter tandis qu’on y massacre avec une ardeur qui ne faiblit pas ?
Draga a fini de lire l’affiche et il lui faut céder la place. Elle n’est pas la seule à s’y intéresser. Un homme d’une trentaine d’années tient une jeune femme blonde dans ses bras. Ils sont un peu à l’écart des autres et sanglotent en silence. Nul ne leur prête attention, les Bosniaques ne sont pas expansifs dans le chagrin. Un grand-père très bien habillé mais mal rasé et le cheveu hirsute agite nerveusement un mouchoir – geste d’adieu ? pour qui ? Il voudrait parler, cependant rien ne sort de ses vieilles lèvres desséchées. Un adolescent vient doucement le prendre par la main et il parvient enfin à articuler quelques mots : « mon fils, mon fils ! »
C’est une superbe journée. Il fait un temps splendide. Des pigeons que rien ne semble perturber roucoulent à perdre haleine malgré le froid et l’hiver, et doivent déjà lubriquement se préparer à l’amour. Un soleil tout de franchise et gaieté habille la rue Ferhadija de franges d’or déroulées autour d’immeubles autrefois pimpants. C’est une de ces journées où, dans un temps plus normal, la confiance en la vie ne serait pas un improbable pari mais une évidence. Draga est peut-être sensible aux souvenirs d’une époque engloutie, heureuse qu’elle est d’être encore là, vivante, à constater que des pigeons pleins de puces continuent de se rouler dans la poussière ou les flaques d’eau, tandis qu’elle-même n’en finit pas de se sentir palpitante d’un souffle, d’un sang qui font de plus en plus défaut à ses concitoyens. Elle sait qu’elle doit prendre soin du fragile ruisseau qui coule dans ses veines en faisant saillie à ses poignets et ses jambes rendues plus épaisses par la fatigue et les queues interminables pour manger. Elle doit le protéger bien hermétiquement pour qu’il puisse longtemps encore l’irriguer d’énergie et de vitali

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