Les portes de l Enfer
98 pages
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Les portes de l'Enfer

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Description

D'excellentes nouvelles, courtes, incisives, noires, souvent désespérées.

Informations

Publié par
Nombre de lectures 22
EAN13 9782824708980
Langue Français

Extrait

Maurice Level
Les portes de l'Enfer
bibebook
Maurice Level
Les portes de l'Enfer
Un texte du domaine public. Une édition libre. bibebook www.bibebook.com
SOUS LA LUMIERE ROUGE
ssis dans unlarge fauteuil près de la cheminée, les coudes aux genoux, les mains tendues au feu, il parlait d’une voix lente, s’arrêtant brusquement pour murmurer : « Oui… oui… », comme s’il avait eu besoin de reconnaître ses souvenirs je nAnaaîntieesdappsreied,hcsoffiSrulaatlbertoveequiluedisyasuosalqsn,iufour,yeamfldmenupuegasfcaesesmairise,et et d’approuver sa mémoire fatiguée, puis reprenait la phrase interrompue. ns, des livres. La lampe éclairait mal ; faisaient deux longues taches.
Le ronron du chat roulé devant le feu, et le crépitement des bûches où dansaient d’étranges lueurs, troublaient seuls le silence. Il semblait parler de très loin, comme dans un rêve :
– Oui… oui… Ce fut le grand, le plus grand malheur de ma vie. J’aurais pu supporter d’être réduit à la misère, de devenir infirme… tout… mais ça ! Avoir vécu dix ans auprès d’une femme adorée, la voir disparaître, et rester seul, tout seul, devant l’avenir solitaire… C’est dur !… Il y aura six mois bientôt qu’elle est partie !… Que c’est long ! et comme c’était court autrefois !… Encore, si je l’avais eue malade quelque temps, si l’on m’avait laissé comprendre !… C’est horrible à dire, mais quand on sait, n’est-ce pas, la raison se prépare… le cœur se vide peu à peu, et l’on s’habitue… tandis que là !…
– Je croyais, lui dis-je, qu’elle avait été souffrante quelque temps ?
Il hocha la tête :
– Du tout, du tout… Jamais les médecins ne purent me dire ce qu’elle avait eu… Elle a été emportée en deux jours. Depuis, je ne sais ni comment, ni pourquoi je vis. Tout le jour, je rôde dans les chambres, poursuivant un souvenir qui s’enfuit, m’imaginant qu’elle va m’apparaître derrière une tenture, qu’un peu de son odeur flotte encore parmi ces pièces inhabitées…
Il étendit la main vers la table :
– Hier, tiens, j’ai retrouvé cela… cette voilette, dans une de mes poches. Elle me l’avait confiée un soir, nous allions au théâtre, et il me semble qu’elle sent son parfum, qu’elle est encore tiède d’avoir effleuré son visage… Mais non ! Tout s’en va : seul le chagrin demeure… Il y a bien quelque chose, mais ça !… Dans le premier moment de douleur, il vous vient parfois des idées extraordinaires… Croirais-tu que je l’ai photographiée sur son lit de mort ! Dans cette pauvre chambre d’où son âme venait de partir, j’ai installé mon appareil, j’ai allumé du magnésium ; enfin, à cette effroyable minute, j’ai fait avec un soin et des précautions méticuleuses, des choses qui me révoltent aujourd’hui… Malgré tout, quand j’y pense, je me dis qu’elle est là, que je pourrais la voir telle que je la vis pour la dernière fois ! – Et, où as-tu ce portrait ? demandai-je. Il s’avança un peu, et me répondit à mi-voix : – Je ne l’ai pas, ou plutôt, si… je l’ai… J’ai le cliché. Mais je ne me suis jamais senti le courage de le développer… Il est resté dans l’appareil… j’ai peur d’y toucher… Et pourtant ! comme je voudrais, comme je voudrais !… Il posa sa main sur mon bras : – Ecoute : ce soir… ta présence… d’avoir parlé d’elle… je me sens mieux… je me sens fort… Veux-tu, viens avec moi dans mon laboratoire… Nous allons développer ce cliché ?… Il interrogeait mon visage d’un regard anxieux d’enfant qui tremble qu’on lui refuse le jouet
souhaité. – Soit, lui dis-je. Il se leva vivement. – Oui… avec toi, ce ne sera pas la même chose… avec toi, je serai plus calme… et cela me fera du bien… beaucoup de bien… tu verras… Nous entrâmes dans son laboratoire : un cabinet très sombre où des flacons étaient alignés sur des étagères. Une tablette chargée de cuvettes, de fioles et de livres, s’étendait d’un mur à l’autre. Il ne parlait pas, vérifiant les étiquettes des bouteilles, essuyant les cuvettes, et la lueur de la bougie qui tremblait faisait danser autour de lui des ombres. Il alluma une lanterne à verre rouge, éteignit sa bougie, et me dit : – Ferme la porte. Cette nuit déchirée par la lumière sanglante, avait quelque chose de dramatique. Des reflets inattendus s’accrochaient aux flancs des bouteilles, à ses joues sabrées de rides, à ses tempes creuses. Il dit : – La porte est bien fermée ? Alors, je commence. Il ouvrit un châssis, et en tira le cliché. Il le prit avec soin, les doigts écartés, les pouces et les index posés aux angles, et le regarda longuement, comme si ses yeux avaient pu voir l’image endormie qui tout à l’heure allait s’éveiller. Il murmura : – Elle est là ! C’est horrible !… Ensuite, lentement, il le laissa glisser dans le bain, et se mit à remuer la cuvette. Je ne sais pourquoi, mais il me sembla que la porcelaine frappant à intervalles réguliers la planchette, rendait un son bizarre et douloureux. Sous la lumière rouge, le liquide caressait la plaque dans un va-et-vient monotone : le bruit léger qu’il faisait le long des parois évoquait un bruit de sanglots, et je ne pouvais détacher mes yeux de ce carré de verre à la couleur laiteuse qui, peu à peu, se teintait de noir, vers les bords. Le bain, d’abord très clair, fonça insensiblement ; bientôt, une tache apparut au milieu de la plaque, une tache qui, peu à peu, s’élargit, adoucie par endroits de nuances plus claires. Je regardai mon ami. Ses lèvres, agitées d’un tremblement, murmuraient d’inintelligibles paroles. Il retira le cliché, l’éleva à la hauteur de ses yeux, et, comme je me penchais sur son épaule, il parla : – Cela vient… doucement… Mon bain est trop faible… Mais ce n’est rien… Voici que les blancs apparaissent… Attends… tu vas voir… Il replaça la plaque, qui s’enfonça dans le liquide avec un bruit de ventouse qu’on tire. Elle avait pris une couleur presque uniformément grise. Il baissa la tête, et dit simplement : – Ce rectangle noir, c’est le lit… Plus haut, ce carré que tu aperçois (il me l’indiqua d’un mouvement du menton), l’oreiller ; et, au milieu, cette zone plus claire avec une raie pâle qui tranche sur le fond noir… c’est Elle… avec le crucifix que j’avais mis entre ses doigts. Sa voix s’étrangla un peu : – Ma pauvre petite… ma chérie !… Des larmes coulaient sur ses joues, de grands hoquets soulevaient sa poitrine… Et il pleura, sans effort, comme savent pleurer ceux qui ont l’habitude du chagrin, et à qui les sanglots
sont devenus plus familiers que le sourire. Parmi ses larmes, il disait : – Les détails se précisent… Voici près d’Elle les cierges allumés et le rameau de buis bénit… ses cheveux que j’aimais tant… ses mains dont elle était si fière… et le petit chapelet blanc, retrouvé dans un livre de messe… Mon Dieu !… Cela me fait mal de revoir tout cela, et cependant, je suis heureux… très heureux… Il me semble que je la regarde, ma pauvre petite… Sentant que l’émotion le gagnait, je voulus abréger, et lui dis : – Ne crois-tu pas que le cliché soit assez venu… ? Il prit la plaque, l’approcha de la lanterne, l’examina de près, la remit dans le bain, la retira de nouveau, l’examina encore, la replaça, et murmura : – Non… non… Je me souviens que le son de sa voix et la brusquerie de son geste me frappèrent. Mais je n’eus pas le temps de réfléchir, car il se remit à parler. – Il y a des choses qui vont venir, encore… C’est un peu long, mais, je t’ai dit… mon bain est faible… Alors, les détails n’apparaissent que progressivement. Il compta : Un… deux… trois… quatre… cinq… – Cette fois, c’est suffisant. A trop vouloir pousser, j’abîmerais… Il prit le cliché, le secoua verticalement, le passa dans l’eau, et me le tendit : – Regarde. Mais soudain, comme j’allongeais la main, je le vis reculer vivement, se courber, approcher la plaque de la lanterne et, dans cette seconde, son visage éclairé par la lumière rouge m’apparut si effrayant que je m’écriai : – Qu’est-ce que tu as ? Ses yeux étaient démesurément ouverts, ses lèvres relevées découvraient ses dents, ses mâchoires s’entrechoquaient ; j’entendais son cœur bondir dans sa poitrine, et je voyais son grand corps osciller d’avant en arrière. Je mis la main sur son épaule, et, cherchant à me rendre compte de ce qui faisait naître en lui cette effroyable angoisse, je lui criai pour la seconde fois : – Voyons… Réponds… Qu’est-ce que tu as ? Alors, tournant vers moi une face qui n’avait plus rien d’humain, plongeant ses yeux sanglants dans mes yeux, il me saisit le poignet d’un mouvement si brutal que ses ongles entrèrent dans ma chair. Par trois fois, il ouvrit la bouche, essayant de parler, et, tout à coup, brandissant le cliché au-dessus de sa tête, il hurla dans la nuit éclaboussée de rouge : – J’ai !… J’ai !… Misérable ! Bandit ! Assassin que je suis ! J’ai… qu’elle n’était pas morte !… J’ai… Que les yeux ont bougé !…
q
SOLEIL
omme il avaitramassé un soir d’hiver, petite chose vagissante, près d’une été borne ; comme rien dans ses pauvres langes n’indiquait même l’initiale d’un nom qui pût être le sien, et que les enfants douloureux sont ceux que le Seigneur enfC,snaezuodàuqusJéstiatjua,ruous,bens,téuipstA-sssixuEfnnarestéailétaitiqtralpouaueecaseba,sodualaprise,lrout,ieuiattvani.g préfère et qu’il réclame, on l’avait appeléParadieu.
Depuis, il avait vécu au hasard, un peu de charité, un peu en s’employant aux travaux des campagnes. Jamais, il ne restait longtemps au même endroit, craignant peut-être qu’on ne découvrît sa trace, peut-être seulement guidé par un obscur instinct qui le poussait vers le large horizon, vers les champs que l’été soulève, et les grands bois qui chantent d’éternelles chansons, avec des airs et des paroles que seuls ceux qui s’endorment dans leur ombre comprennent.
Il devint un homme. Un matin, les gendarmes l’éveillèrent au bord d’un fossé, et l’arrêtèrent pour vagabondage. On fit sur lui une enquête rapide ; on apprit qu’il appartenait au contingent qui partait et que, déclarébon absent, il devait être rendu quelques jours plus tard à la caserne. On lui dit : – Tu as de la chance d’avoir été rencontré ainsi !… Une semaine de plus, tu étais insoumis. Il ne saisit pas très exactement quelle était cette chance, ce que signifiait ce mot : « insoumis » ; mais, comme il était doux et timide, il sourit : – Oui, j’ai de la chance ! Il se laissa conduire au régiment sans révolte ni regret. D’abord, la vie lui sembla facile et douce. Habitué à coucher le plus souvent à la belle étoile, à manger à la fortune du chemin, à grelotter, l’hiver, sous des haillons troués, à marcher tout le jour, le ventre creux, les jambes molles, il pensa, regardant le ciel d’automne, la terre nue, les arbres défeuillés et luisants, qu’en parlant de sa chance, on faisait allusion à son passé de misère, à ce présent de repos… Il s’étonnait d’entendre ses camarades se plaindre, et parlait peu, sachant très peu de mots. L’hiver fut rude. L’exercice achevé, il contemplait les toits ouatés de neige, les oiseaux qui, dans les gouttières, piquaient la glace pour se désaltérer, les cheminées d’où la fumée montait, droite et légère, songeant :
– Je suis à l’abri, moi !… j’ai un lit !… Dans la chambrée, le poêle ronfle… je suis bien !…
Mais lorsque, avec le printemps revenu, les premiers bourgeons pointèrent au bout des branches, lorsqu’il revit le soleil, le ciel clair et les matinées lumineuses, un étrange malaise s’empara de lui.
Accoudé à la fenêtre, les poings au menton, les oreilles remplies d’un bruissement confus, les yeux mi-clos, il oublia l’abri des mauvais jours, les vêtements chauds ; la bouche grande ouverte, il aspirait à pleins poumons la brise, qui lui portait, avec le parfum des campagnes, le souffle immense des espaces sans fin, et le ressouvenir de sa liberté en haillons…
Il devint triste, préoccupé, nerveux. Le soir, après la soupe, il s’enfuyait à travers champs. Mais, si loin qu’il courût, il humait encore l’haleine de la ville, il voyait les toits bleus des maisons, les longues cheminées des usines ; il entendait les sonneries de la caserne, et cela l’empêchait de regarder les vastes horizons, d’écouter la musique des plaines… Il se parlait à lui-même :
– Tu n’es point fait pour cette existence-là !… Il faut reprendre ton bâton, ta besace !… Oui… mais… et la prison ?… Il résista de toutes ses forces deux semaines. Il était si triste, si las, que des camarades lui dirent : – Faut te faire porter malade, Paradieu ! Mais il hocha la tête, et un beau soir, n’y tenant plus, il sortit comme de coutume, à cinq heures, déroba chez un fripier un vieux pantalon, une blouse, jeta par-dessus le pont son uniforme, sa baïonnette… et ne rentra plus au quartier. Il marcha toute la nuit et tout le jour. Une ivresse le tenait. Il allait sous le ciel profond, libre, joyeux, à l’aventure. A l’ombre des saules, assis près d’un ruisseau, il riait et pleurait à la fois, les mains jointes, en extase, devant l’eau transparente, suivant le vol des libellules, l’ondulation des herbes et la nappe verte des champs, où les bêtes, le genou fléchi, broutaient avec un bruit gras et cadencé. Pourtant, ce n’était plus en lui l’insouciance d’autrefois. Du contact rapide pris avec les hommes réguliers, il avait conservé, obscure et menaçante, la notion du châtiment. Certes, il aimait toujours les bois et les grands prés, les arbres qui pleurent et les sources qui chantent ; il les aimait peut-être plus qu’il ne les avait jamais aimés, et le soleil aussi, le compagnon géant qui fait les jours étincelants et permet les nuits tièdes ; il les aimait… mais avec la terreur de leur être arraché. Il n’osait plus traverser les villages ; il craignait les hommes, les fuyait, et, brusquement, au détour d’un chemin, des gendarmes lui mirent la main au collet. Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné, pour désertion et destruction d’effets militaires, à cinq ans de prison. Il ne comprit vraiment l’horreur – non de sa faute, mais de sa peine, – que lorsqu’il descendit de la voiture cellulaire, et pénétra dans le pénitencier. Il endossa le pantalon et la vareuse bruns, le képi à longue visière, et, à la vue de la cour toute petite entourée de murs blancs, si hauts qu’il lui fallait jeter la tête en arrière pour voir le ciel ; devant les casemates sombres et les arbres étiques, un froid mortel coula sur sa nuque. Il essaya de se raisonner un peu : – Je ne suis pas perdu tout à fait, puisque je vois encore le ciel… Tant qu’on voit le soleil et le ciel, il y a de l’espoir… Autrement, ce serait la mort… Mais au bout de vingt-quatre heures, il se mit à souffrir atrocement. A la caserne, c’était presque la liberté. Il pouvait, la journée achevée, galoper dans les champs. A l’exercice même (on les menait sur les remparts), ses pieds foulaient l’herbe verte et, devant lui, il regardait ce qui, jadis, était son bien : l’espace !… Tandis qu’ici, il fallait demeurer tout le jour à l’atelier, sous l’œil mauvais du sergent… Il devint hargneux et sournois. Comprenant enfin son impuissance, il opposait à tout la force d’inertie, étouffant mal la révolte de son cœur. Il devait rester apprenti trois mois. Au bout de ce temps, on le mit à l’ouvrage. Il dit : – Je ne sais pas… – Si votre tâche n’est pas faite, et bien faite, demain, vous aurez quatre jours de cellule… Il répondit avec calme : – Il est probable qu’elle ne le sera pas. – Eh bien, vous allez y aller tout de suite ! On le poussa jusqu’aux cellules. Il entendit la porte se refermer sur lui, les clés grincer dans les serrures, et resta seul dans l’obscurité complète. Il s’arracha les cheveux. Ah ! les bandits ! Comme du premier coup ils avaient bien trouvé le pire supplice ! Lui, pour
qui la lumière c’était la vie, ils l’avaient jeté dans le noir ! On lui avait arraché le soleil par lambeaux… D’abord, un peu à la caserne… puis, à la prison… puis, dans les casemates… et puis, enfin, comme il lui en restait un peu, un tout petit peu, juste de quoi ne pas mourir… ils lui avaient tout enlevé… Pourtant, à force d’écarquiller les yeux, il remarqua qu’un peu de jour glissait entre les barreaux scellés au-dessus de la porte. Il suivit le rayon. Il semblait venir du fond du couloir… puis se perdait. Il marcha dans sa cellule, cherchant à s’orienter, réfléchissant : – Si la lumière vient jusqu’ici, c’est que le ciel n’est pas bien loin. Oui… Mais, le voir !… Voir le ciel… un tout petit peu… un petit coin… si petit, si petit… Il mit les mains dans ses poches, et sentit quelque chose de lisse, un bout de glace que, peu de temps avant, il avait ramassé dans la cour. Il le prit dans la main, et la glace lui parut lumineuse. Il pensa : – Tiens ?… Que veut dire cela ?…
Il se rendit compte qu’il était juste sur le trajet de la flèche de lumière. Et, soudain, comme, assis sur sa couchette, il fixait toujours le miroir, il poussa un cri. Au fond de sa main, sur ce carré de verre, une miette de ciel se mirait ; une miette, mais bleue, limpide, et si brillante, qu’on eût dit une étoile dansant au fond d’un puits. Sa détresse fondit en une joie immense. Il n’osait faire un mouvement, craignant de voir s’enfuir la chère image, et, peu à peu, une bizarre pensée le pénétra : – Il était mieux ici qu’à l’atelier : il faisait froid ?… Il faisait noir ?… Hé non ! puisqu’il y avait du ciel !… Il était seul, du moins… Il pouvait penser, pleurer ou rire à sa guise, sans que pesât sur lui le regard féroce de l’adjudant. Prison pour prison, il préférait celle-là. Il n’y avait donc qu’une chose à faire : Y rester. Dès lors, pour être puni de cellule, il apprit à ruser, supputant, au plus juste, le prix des fautes, se frottant les mains sitôt qu’on lui annonçait une augmentation, se faisant porter malade, sûr de n’être pas reconnu. Quand il se vit 120 jours en perspective – car, dans les pénitenciers, la durée du temps de cellule n’a d’autre limite que celle de la résistance de l’homme – il respira. Son coin de ciel dans le creux de sa main suffisait à son rêve. En s’éveillant, il se hâtait de le regarder, et disait : – Il fait beau aujourd’hui. Ou bien : – Mauvais temps !… Nous aurons de la pluie… Son imagination devenait de jour en jour plus aiguë ; il vivait pour lui seul, à lui seul, une vie intense et profonde, et si, par aventure, l’aile d’un oiseau rayait son ciel d’une flèche brune, il croyait voir tous les nids des forêts, entendre les trilles des milliers de becs qui font vibrer les branches. Or, un matin qu’il était plongé dans sa contemplation, l’adjudant ouvrit sa cellule et l’appela :
– Ici, Paradieu ! Perdu dans son rêve, Paradieu ne répondit pas. – Eh bien ! Vous êtes sourd ?… Allons ! Dehors ! Il ne bougea pas. L’adjudant le secoua par la manche : – Faut-il que je vienne vous chercher ? Comme il était très faible, il se laissa aller sans résistance, mais la lumière l’éblouit, et il se mit à trembler.
– Vous ne savez plus rectifier la position ?… Il s’appuya au mur pour ne pas tomber, essayant de dissimuler son bout de miroir. – Qu’est-ce que vous cachez là ? Il balbutia : – Rien… Rien… L’adjudant lui ouvrit les doigts et, apercevant la minuscule glace, ricana : – Qu’est-ce que c’est que ça ? Il le regarda bien dans les yeux et répondit : – Mon soleil ! – Voulez-vous me flanquer « votre soleil » en l’air !… Paradieu referma vivement la main et s’adossa au mur. – Allons, allons, grogna l’adjudant, au trot ! D’un revers de main, il lui frappa le poignet d’un coup si sec, que la glace tomba à terre et se brisa.
Une chose effrayante traversa le regard du prisonnier. Ses paupières s’ouvrirent, démesurées ; il ne dit pas une parole, avança d’un pas ; brusquement, ses mains s’abattirent sur le cou du sous-officier, s’y cramponnèrent si fort que la peau saigna sous ses ongles, que le corps fléchit, et roula inerte. Alors, penché sur la face violette, à bout de souffle, l’écume aux dents, il râla :
– Tu m’as volé mon soleil !… Tu me l’as volé… volé…
Puis, il s’agenouilla, ramassa d’une main tremblante les débris de son débris de glace, et se mit à pleurer à grands sanglots silencieux, comme pleurent les vieillards et les petits enfants…
q
LE DROIT AU COUTEAU
sseyez-vous, docteur, jeprie, et pardonnez-moi de vous avoir fait vous attendre… A D’un hochement de tête, le docteur refusa le siège qu’on lui offrait. C’était un tout petit homme mince, aux membres grêles. Il avait une figure très pâle avec de grands yeux fatigués, une barbe d’un blond indécis qui, par places, laissait voir ses joues maigres, barbe triste d’adolescent ou de malade. Il était vêtu tout de noir, de ce noir mat qui, lorsqu’il s’use, blanchit aux coudes et le long des coutures. Dans ses habits trop larges, il paraissait encore plus menu, plus souffreteux, et ses mains, à demi recouvertes par le bas des manches, semblaient fluettes et débiles, des mains d’enfant, de fillette malingre. – Qu’y a-t-il pour votre service ? D’une voix qui tremblait, et si basse qu’on l’entendit à peine, il répondit : – Je viens vous demander de m’arrêter, monsieur le commissaire… Le magistrat ouvrait la bouche pour se récrier, il reprit : – Oui, j’ai bien dit : je viens vous demander de m’arrêter. Et, comme si ces mots avaient soudain fouetté son courage prêt à défaillir, le geste plus souple, et la voix raffermie, il parla : Vous savez que depuis deux ans, je suis installé dans le quartier. Je crois y avoir, en toutes circonstances, fait acte d’homme honnête et bon. Chaque fois que ce fut nécessaire, j’ai visité, soigné les indigents. Je n’ai jamais marchandé ni mon temps, ni ma peine. Mais, ce que vous ignorez peut-être, c’est la situation exacte dans laquelle je me trouve. J’ai besoin de vous dire cela après la démarche que j’ai faite auprès de vous, avant l’aveu que je vais faire. J’avais quatorze ans quand mon père mourut. Je restais seul avec ma mère, sans autre ressource que les quelques billets de cent francs qui se trouvaient à la maison. J’aurais pu, j’aurais dû entrer dans le commerce, essayer tout de suite d’apprendre un métier, de gagner ma vie. Ma mère ne voulut point consentir à me retirer du collège. J’achevai donc mes études, et mécaniquement, sans consulter mes aptitudes ni mes goûts, on décida que je ferais ma Médecine… parce que j’étais fils de médecin. Je me trouvai donc, à vingt-cinq ans, un diplôme entre les mains, mais sans un centime en poche. C’est très beau d’avoir un titre… encore faut-il posséder le moyen de s’en servir ! Pourtant, je ne me décourageai pas. En quémandant de droite et de gauche je parvins à m’acheter quelques meubles, à réunir de quoi payer un terme ou deux. Je m’installai dans votre quartier. J’étais rempli d’illusions. Au bout de six mois, il m’en fallut rabattre : j’avais mangé les quelques sous durement récoltés, et ce que j’avais gagné ou rien !… Alors commença pour ma pauvre mère et pour moi l’existence horrible de ceux qui n’osent pas crier leur misère. Il y a des métiers où l’on n’a pas le droit d’être besogneux. Je perdis deux ou trois malades, parce que j’envoyais trop tôt la note de mes honoraires. Que voulez-vous ? Quand depuis deux jours nous n’avions mangé que du pain, quand je tremblais à l’approche du terme, et que je songeais : on te doit cent francs… Je les demandais. D’abord, je m’étais dit : – Prends courage. Des jours meilleurs viendront. Ah oui ! Plus ça allait, moins je voyais de malades. Quelquefois, pour donner à ma mère un
bout de pain plus gros, je rentrais vers deux ou trois heures de l’après-midi, affirmant que j’avais déjeuné avec un camarade. Et les dettes montaient… montaient !… Des idées de suicide me traversaient par instants la cervelle. Mais, même ça, c’était trop cher pour moi. Il y avait des matins où je n’aurais pas eu de quoi m’acheter six sous de charbon pour me tuer.
Le courage, la force, ont des limites, et je les avais dépassées quand, une nuit, on sonna à ma porte. Il faut avoir été médecin débutant pour comprendre la joie du coup de sonnette qui vous fait sauter à bas du lit. Je m’habillai en hâte, et me rendis au chevet du malade. Auprès de lui, il y avait sa femme, ses deux enfants, une bonne. Tous ces gens étaient affolés. Il avait été pris brusquement de douleurs, de vomissements, de hoquets. Je n’eus pas besoin d’un bien long examen pour établir mon diagnostic : c’était une appendicite. Je le dis à sa femme. Elle me demanda : – Faut-il l’opérer ? Le cas me parut si foudroyant, si grave, que, contrairement à la règle qu’on suit en général, et qui conseille d’attendre que la crise soit passée, je répondis : – Oui. Elle supplia. Quand ? – Au plus tôt. Demain, à la première heure. Jusqu’ici, rien que de très licite dans ma conduite. Mais, je n’eus pas plutôt prononcé le mot « opération » qu’une idée sauta devant mes yeux et ne s’en éloigna plus. Je regardai autour de moi. La chambre à laquelle je n’avais pas prêté attention jusque-là, me parut élégante, presque luxueuse. C’était la première fois que j’étais appelé dans un milieu riche depuis mon installation. Mon premier mouvement avait été pour dire : – Faites appeler un chirurgien.
Mais la phrase ne sortit pas de ma bouche, car aussitôt je me répondis :
– Imbécile ! Tu vas faire profiter un autre de cette aubaine. Tu vas faire gagner cinquante ou cent louis à un monsieur que tu ne connais pas ! qui n’en a pas besoin, et toi, pauvre diable, tu auras dix francs pour ta visite de nuit, un point, c’est tout ! Opère donc toi-même ! Je me débattais bien un peu contre cette voix impérieuse. – Mais je ne saurai pas… Je le tuerai… Je n’ai pas le droit… La voix ricanait : « Pas le droit ? On t’a délivré un diplôme, à quoi te sert-il donc ? Il ne te dit pas : Je te permets de faire ceci et non cela. Il te laisse carte blanche. Tu n’as que ta conscience pour arbitre, et c’est moi qui suis ta conscience et qui te crie : Va ! va ! c’est du pain ! Depuis deux jours, tu n’as pas mangé. Ta vieille mère meurt de faim. Dans quinze jours, ton propriétaire va vous jeter tous les deux à la rue… » Et ce fut cette voix abominable qui parla par ma bouche lorsque je dis :
– J’opérerai le malade demain matin. Je dus trembler en prononçant ces mots. Si la famille avait élevé la moindre objection, je me serais récusé. Je vous dirai plus encore : je souhaitai qu’on me proposât un maître : on ne me dit rien. J’avais inspiré confiance à ces gens… ils se livraient à moi… De retour dans mon cabinet, je me pris la tête à deux mains, me disant : C’est de la folie ! C’est un crime ! A peine si tu sais disséquer, et tu t’arroges le droit de prendre un couteau et d’opérer sur le vivant !… Non… Non… Pour de l’argent, tu ne feras pas ça !… Mais la canaille qui s’était déjà penchée sur moi tout à l’heure, me nargua encore : – Sot ! timide ! lâche ! Elle siffla ainsi toute la nuit, et quand le jour parut, elle avait retourné ma raison.
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