Pénombres
117 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

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Description

Huit histoires, que l'on croirait de huit auteurs différents. Des personnages dans leur terrible et magnifique solitude. Ils se rattachent obscurément à nous : que ce soit pour sauter les barrières d'un quotidien sans promesses. Pour prendre un otage par nécessité. Pour séduire une femme anonyme. Pour se laisser entraîner vers des antipodes inconnus...

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Informations

Publié par
Date de parution 01 février 2010
Nombre de lectures 182
EAN13 9782296691506
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Pénombres
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-10915-5
EAN : 9782296109155

Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
Jean-Paul Raemdonck


Pénombres


Histoires en gris et noir
en huit endroits du monde


L’Harmattan
À Virginie
1 Yes
Ah ! elle en a le souffle coupé, et de ce vent et de ce désir,
et de ce besoin d’obéir à la grande obéissance.

La raison n’a rien à faire contre les désirs du corps.
Et quand elle y fait, elle se trompe.
Jean Giono


T oute chambre d’hôtel respire l’interdit. Ce lit toujours trop grand où l’empreinte du corps précédent, fossilisée par une nuit, a été pudiquement effacée, vous êtes le premier à y dormir. L’emplacement des oreillers indique le sens du coucher – qui a jamais osé l’incongru, s’étendre à l’envers ? Mais qui ne songe à la solitude de l’oreiller vacant qui lui tient compagnie ? Pire encore, parfois une porte communicante barre passage et regard vers la chambre voisine. Le trou de la serrure est bourré d’ouate ou de papier, scellé d’un ruban – c’est qu’on vous connaît. On se prend aussitôt à songer à cette autre personne si proche, distincte de millions d’humains par sa seule proximité, à imaginer le voisinage solitaire d’une femme suffisamment belle et accessible, soudain nantie elle aussi d’une audace nouvelle. Toutes les chambres d’hôtel sont érotisantes, elles sont bâties autour d’un lit et le voyageur s’y trouve anonyme et seul, dans cet éloignement protecteur qui lui offre une virginité nouvelle.


Mon regard accroche le verrou de laiton que la femme de chambre a poussé en nettoyant – ordre, propreté, morale – comme elle le fera dans la pièce voisine. Je songe avec découragement que ces deux chambres ont dû abriter des couples dont les deux parties ne se sont jamais trouvées, un homme et une femme endormis à trois mètres l’un de l’autre, de part et d’autre de cet écran traversé de fantômes, ignorant que pendant leurs sommeils solitaires du temps a passé qui aurait pu être du bonheur. Pas seulement du plaisir : du bonheur, impromptu et sans suite, petite page blanche prise sur la vie. Les gens de rencontre vous apprendront tout d’eux-mêmes, sauf cela d’essentiel, de toujours tâtonnant : – J’ai envie de vous connaître et j’ai envie de vous, serait-ce pour l’éphémère d’un partage, d’un oubli dans ce lit de hasard destiné à l’amour. L’évolution nous a donné pour vivre et survivre tous les outils bien huilés avec, pour l’essentiel, un mode d’emploi balbutiant.


Nuwara Eliya. La journée s’achève, discrète, dans l’imposant salon cuir et bois de l’hôtel Grand. Silence de gestes, thé noir et whisky écossais. On n’entend que le bruit d’os des boules de billard : la salle voisine aligne ses tables monumentales, autels verts sous les lumières dorées et les lambris d’acajou. Le décor est venu intact de l’époque coloniale, l’hôtel entier, comme un vaisseau de briques et de poutres, à hauteur des collines à thé du Sri Lanka, avec les cueilleuses harnachées de paniers, qu’on retrouve sur les emballages maquillées d’un sourire au-dessus de leurs longues robes rouges. Décor pour jouer, les Anglais savaient vivre, pour cela ils n’ont jamais ménagé la peine des autres. Aujourd’hui seuls les acteurs sont démodés. Ils viennent dépenser leurs dernières minutes de jour entre ces boiseries de cathédrale où chacun se donne distraitement au regard de l’autre.

Il a plu. Mille plantes infusent dans ce qui reste de chaleur. Le jour décroît par tous ses pores. On aimerait passer au sommeil entre les bras de cuir des fauteuils éléphantesques.

L’hôtel craque encore un peu. Les figurants disparaissent, s’éteignent dans les pénombres. Les portes se referment sur les solitudes. Au bout du long couloir des chambres parfumé d’encaustique, ma journée s’achèvera dans le refuge confidentiel d’un livre dont j’ai oublié le titre.

Deux silhouettes féminines peuplent encore cette dernière scène, tout au bout, un couple mère-fille sans doute, elles ne m’offrent que leurs dos. L’inutile traînée de parfums fatigués marque le territoire de leurs corps et je me fais l’effet d’un personnage de dessin animé réveillé par la piste d’un effluve. Les deux femmes échangent trois mots indistincts, la plus âgée gagne sa chambre, puis la fille, que je distingue mal dans la tiède lueur d’un contre-jour. Tandis qu’elle introduit sa clef, en intruse de sa propre chambre, me voit-elle arriver forçant un pas léger pour ne faire craquer aucune brindille sur la piste de ce vieux plancher, au cas où elle serait belle, comme ça, comme toujours, même pour ne plus jamais la revoir ? La silhouette est gracieuse mais son visage échappe à l’impitoyable gradation, à l’examen qui n’a besoin que d’un morceau de seconde. Elle disparaît dans la cloison par le même trucage qui masque chaque dormeur à la vue des autres.


Nous sommes voisins, je le sais, j’en suis sûr. J’entends encore quelques pas légers, le bruit d’une clef lestée de cuivre déposée sur un meuble étonnamment sonore. Ma conviction se nourrit de mon souhait inéluctable. J’écoute. Plus un bruit, comme si elle aussi écoutait. Qui osera le premier griffer le silence ? Je lui rends les bruits, les sons qu’elle m’a donnés, la clef, les pas. Je brûlerais soudain mes livres pour des instants à venir qui s’imposent brutalement.


Senteur d’œillet sur plancher poivré, une fragrance s’insinue sous la porte. L’imagination ne peut provoquer de parfum, c’est elle qui s’introduit chez moi à son insu, dans un mouvement de vêtements rejetés. Se trouve-t-elle comme moi, droite devant cette porte, découvrant que le jour n’a pas épuisé ses ressources ? Rien qu’une porte que nous aurions pu trouver ouverte, oubli de la femme de chambre, mise en scène de ma part, nous aurions souri, échangé quelques mots, le temps, pour chacun, de prendre mesure de l’autre. Je me prends d’agacement de ne pas oser tout de suite, pressentant plus de peine au terme d’une attente, mais qui est coutumier de pareille entreprise ? l’impulsion ne peut y répondre. Que la vie est mal faite… Les clenches mâle et femelle sont emboîtées de part et d’autre de la porte et le symbole du verrou de cuivre est limpide. De deux doigts j’éprouve sa mobilité. Aller plus loin me paraît inaccessible. Si ces verrous étaient munis de petits voyants rouges comme aux portes des toilettes, rouge ou vert, ici ils diraient ou l’oubli ou l’invite, la provocation, hasard ou nécessité. Ouvrant la porte on feindrait l’erreur, en manque subit d’audace ou face à une femme sans charme – Pardonnez-moi, je croyais ouvrir la porte de ma salle de bains. Quelquefois ces portes sont doubles, elles demandent deux fois plus de courage.

Quel silence à côté. Pas le moindre écoulement d’eau, pas de pas sur les lames de bois, pas de glissement de tiroir, pas de grincement de sommier. Elle se trouve à la salle de bains, elle se lave de trop de regards mâles. Est-il tant audacieux de supposer aux femmes les attentes des hommes ? Tout son bonheur présent ne peut-il aussi dépendre de cet instant ? non plus absurdement lié à une durée, début d’une longue histoire, mais aventure sans lendemain, oui, comme si les lendemains devaient justifier l’éblouissement de l’instant. Et pourquoi la crainte devant un geste aussi beau, porteur de seul plaisir ?

À trop attendre elle s’endormira. Elle est peut-être en route vers le sommeil, vers son lit, à pas retenus pour ne pas troubler l’homme dont elle sent la présence. Il faut que je la garde éveillée. Je me plaque à la porte. J’aimerais qu’elle y pose l’oreille. Ce grand stéthoscope de bois lui dirait les battements de mon cœur, de ma crainte. Je me mets à fredonner, pas cette chanson, non, Purcell, c’est plus noble, cette ritournelle sublime, mais il ne m’est donné qu’une issue, saisir la poignée. Quelque chose me convainc, je sais qu’elle a ouvert son verrou, sans croire à rien, qu’elle l’a trouvé ouvert ou qu’elle l’ouvrira. Cette femme est en attente. Il ne m’en reste pas moins à oser. Oser. Le don est aussi arbitraire que la foi. Et ma peur est double, peur d’oser mais surtout peur de ne pas oser, peur asséchée du regret, seule certitude de remords – et pour quel risque ? L’acte manqué ne serait pas son refus mais ma crainte stérile.

Aucun signe. Pourquoi est-ce toujours à l’homme de signifier son souhait ? Je gagne du temps, comme si j’attendais la stimulation d’un indice favorable, refuge de faible. J’en perds, dans un compte à rebours où m’a déjà été donné un peu de lumière, un peu

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