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L’instantané terroriste
Nilüfer Göle
Je descendais au volant de ma voiture la petite colline du
Bosphore en compagnie de mon assistant Ugur qui fait
une étude sur les nouveaux cafés islamiques à Istanbul.
Nous discutions des nouvelles formes de visibilité que
l’islam acquiert dans l’espace public laïque, lorsque mon
portable a sonné. C’était ma nièce Zeynep qui travaille
dans le secteur des finances, et qui est branchée en perma-
nence sur Internet. Elle m’apprend la terrible catastrophe
qui vient de se produire aux Etats-Unis. A ce moment-là,
une seule des tours jumelles du World Trade Center avait
été touchée. J’ai roulé très rapidement jusque chez moi et
j’ai assisté presque en temps réel à la seconde attaque sur
l’autre tour. Pendant des heures, puis pendant des jours,
je suis restée pétrifiée devant l’écran de télévision,
zappant de
CNN
à Télé 5 et aux chaînes turques. Je cher-
chais en vain les mots qui donneraient un sens aux
images, dans un récit qui éclairerait cet événement
tragique. Le flux incessant et répétitif des images créait
un effet d’hypnose donnant à celles-ci une sorte d’auto-
nomie comme si elles cheminaient dans l’esprit plus par
les sens que par la raison.
C
omme je viens de m’y employer, les mots sont d’abord
recherchés afin de reconstituer le récit personnel de l’instant
vécu. Une récapitulation méticuleuse et détaillée grâce à la
mémoire – le lieu où l’on se trouvait au moment de l’attaque, dans
quelle circonstance on l’a apprise, les réactions que l’on a eues –, tout
cela a été un acte partagé par des individus situés dans des lieux et des
espaces publics différents, comme si, en mémorisant le vécu de l’ins-
tant, on pouvait comprendre le sens de l’événement. Par la répétition
des images, la circulation des récits personnels, l’instant avait été enre-
gistré dans notre mémoire collective. De même lors d’une déclaration
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de guerre, d’un tremblement de terre ou de la disparition soudaine de
l’aimé, il y a désormais une fracture dans la mémoire. On mémorise le
moment, comme l’on mémorise une date. Un avant et un après s’im-
posent. Cela fait date : «9-11», écrivent les Américains. En arabe, la
date et l’histoire sont désignées par un seul mot :
tarih
. Le 11
septembre est noté comme une date historique (ou faut-il plutôt le
noter comme une fin historique, comme un nouveau calendrier
annonçant la fin de la modernité progressiste?). En tout cas, on a eu
l’impression d’entrer dans l’Histoire (ou de l’enterrer) mais par la
porte personnelle. L’Histoire est écrite en majuscules mais par des
récits personnels. L’Histoire et le personnel se sont retrouvés dans le
même instant, presque en temps réel. L’instant du terrorisme a été
vécu personnellement, mais également simultanément et globale-
ment. Le 11 septembre a réuni non sans confrontation ni sans gêne
ceux que séparaient le temps, le lieu et la culture. Les juxtapositions
des images de New York et de Kaboul, de George Bush et de Ben
Laden ont créé ainsi une sorte de collage dérangeant et surréel
1
.
Les instantanés
«
En collage est fixée l’histoire, à la fois image et histoire racontée
»
2
. Le 11
septembre, l’image s’est imposée à nous, et depuis nous cherchons à
en élaborer le récit. Le terrorisme au début a été sans visage mais aussi
sans voix, comme l’est devenu New York : mutilé et muet. Cest l’arrêt
du temps, de la vie, comme l’arrêt sur l’image. On ne participait à ce
moment historique que passivement, comme devant un film muet ou
plutôt comme devant un vidéo-clip. Le silence accompagnait en sour-
dine la catastrophe, l’absence des revendications de la part des terro-
ristes, l’absence de récits de la part des spectateurs. On était spectateur
passif du terrorisme. D’un côté, ceux qui se trouvaient dans leur
gratte-ciel à proximité du lieu regardaient l’effacement des tours
derrière leur doubles-vitres, et de l’autre ceux qui se trouvaient
devant leur écran assistaient au terrorisme en temps réel. Le terro-
risme a été mis en scène, mis en vitrine, et la vitre transparente nous
réduisait, sidérés, à l’impuissance. L’histoire comme capacité d’agir et
de raconter a été défiée. La seule action héroïque était celle des
pompiers, transformés dramatiquement en martyrs involontaires.
Le 11 septembre est gravé dans notre mémoire par les images bien
avant les mots. On a regardé, on a témoigné collectivement du choc
des avions, de l’effondrement des tours, de l’incendie, des corps en
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chute. Bien plus que par la rumeur, par les mots, c’est par la violence
visuelle que l’événement nous a saisis et que le terrorisme s’est
répandu à l’échelle mondiale.
Malgré le caractère inédit de l’événement, les arguments avancés
tiennent peu compte de la rupture et se réfugient dans le passé ou se
projettent vers l’avenir. D’un côté les raisons dérivées du passé (de la
politique américaine, de l’invasion soviétique) ou de la culture (la
discorde civilisationnelle entre l’Islam et l’Occident), de l’autre les
arguments éthiques contre le terrorisme et la guerre ou pour la
défense des libertés et de la paix sont des arguments situés en amont
ou en aval de l’événement. Mais peu présente est une réflexion basée
sur la description du moment, de la compréhension à partir de l’ins-
tant et de l’image, de la temporalité et du visuel, c’est-à-dire à partir
de l’instantané terroriste.
Pour élaborer un récit, il faut revenir sur l’instant et sur l’image et
repenser à l’événement comme un à instantané, comme à un «
moment-
bilder
» (au sens de Simmel), comme à une image momentanée. Il
faudrait s’arrêter alors sur l’image, faire une pause, la fixer, l’agrandir,
en voir les détails et la libérer de l’emprise du passé et du futur. Mais
au fond il y a eu deux instantanés. C’est seulement quand la deuxième
tour a été frappée que le terrorisme s’est révélé et que les noms de Ben
Laden et de l’islam ont été associés. C’est à ce moment-là que je me
suis entendue dire que ce n’était pas possible que ce soit l’œuvre du
terrorisme islamique, parce que l’ampleur de cette attaque terroriste
m’a paru trop grande, à l’image de l’échelle américaine, pour pouvoir
être imaginée par les musulmans. Deuxièmement, une expertise tech-
nologique de cette envergure et une organisation méticuleuse et
secrète de longue durée ne me paraissaient pas typiques de l’acti-
visme islamique. J’ai eu la conviction, comme beaucoup d’autres, que
les musulmans n’étaient pas à même d’accomplir à la perfection une
action si complexe. Par ailleurs, dans les premières heures qui ont
suivi l’attentat, l’Agence France Presse avait mentionné le nom d’un
groupe terroriste japonais, une rumeur qui m’avait paru plausible eu
égard à la tradition kamikaze, à l’avancée et à la maîtrise technolo-
gique et avec Hiroshima pour motif de vengeance. De plus dans le cas
terroriste d’Oklahoma, on a été trompé; les terroristes n’étaient pas
des musulmans mais desAméricains blancs. Evidemment, ce refus de
reconnaître le terrorisme islamiste a été un déni de ma part parce qu’il
signifiait une triple défaite pour moi. Il n’y a pas de public neutre, et
je parle en tant que public le plus concerné : musulmane,
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moyen-orientale et spécialiste de l’islam. Mais ce déni ne cachait pas
seulement la défaite. Mes arguments, comme ceux de beaucoup
d’autres sur l’incapacité des musulmans à entreprendre une telle
action, exprimaient au fond le mépris de soi que cette attaque préci-
sément a cherché à invalider, comme j’allais le comprendre après-
coup.
Une nouvelle carte de l’imaginaire islamique
Le 11 septembre nous oblige à repenser les rapports intrinsèques
entre l’islam et la modernité. Les terroristes ont eu accès à une forma-
tion théorique et pratique aux Etats-Unis et en Allemagne. Ils ont pu
suivre des cours, voyager et vivre dans les banlieues de villes occi-
dentales sans attirer l’attention, et en se faisant passer pour des
citoyens ordinaires. Non seulement, ils étaient familiarisés avec le
monde moderne et vivaient dans sa proximité, mais ils en étaient
également le produit. On ne peut pas dire qu’ils étaient des exclus de
la modernité. Ils ne se sont pas tournés contre le «choc» de la moder-
nité, contre une force occupante et exogène de celle-ci. On peut dire au
contraire, quitte à être cynique, que l’islam et la modernité n’ont
jamais été aussi proches, jusqu'à leur collision et leur annihilation
respectives, ce que la double frappe des avions contre les tours a
symbolisé de manière tragique.
La division entre deux mondes malgré leur proximité, les riches et
les pauvres, le monde parlant au nom des droits de l’homme et celui
qui est pris en otage par les forces autoritaires, ceux qui sont en quête
du bonheur et ceux qui n’ont pas d’avenir, une société citoyenne et
une société corrompue, la marche de la consommation libidinale et
des populations aux prises avec la famine, tout cela crée un décalage
déstabilisant, susceptible de provoquer des blessures, des sentiments
de victimisation, d’injustice, de révolte et une soif de vengeance. Mais
les causes structurelles à long terme ne suffisent pas pour comprendre
le 11 septembre. Les arguments causals peuvent certainement nous
aider à comprendre le terreau social dans lequel de tels actes terro-
ristes s’implantent. On peut prolonger à l’infini la liste des causes
objectives, mais ceci nous éloigne d’autant plus de l’instantané terro-
riste en nous faisant oublier les motifs intrinsèques et en banalisant les
liens avec l’islam. Et lorsque cette volonté objective de la compréhen-
sion historique et causale de l’événement est accouplée à une bonne
intention : ne pas réduire l’islam en tant que religion à un acte
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terroriste, l’événement s’éloigne encore plus. L’instantané terroriste
devient secondaire. Ce n’est plus qu’un épiphénomène. D’un côté, les
arguments difficilement réfutables, par exemple «Ben Laden est un
produit de la politique américaine» ou «On a semé la mauvaise
graine», témoignent de ce souci de l’objectivité historique et de la
longue durée et en même temps de la volonté critique sur l’Occident
(et encore plus facilement sur l’Amérique). Mais cette vision occiden-
taliste est à double tranchant : elle se veut critique et questionne sa
responsabilité mais, du coup, elle s’attribue le pouvoir, se perçoit
toujours comme le seul maître de l’agir historique. Il est bien sûr
réconfortant de penser que le monde est toujours régi par le maître
occidental. Mais le 11 septembre, ne serait-ce qu’un instant, a renversé
les rôles, a révélé la vulnérabilité de l’Occident, a fait des Américains
des victimes. On continue de penser selon nos schémas habituels,
comme si cet instant terroriste n’avait pas eu lieu. Certes, nous
sommes déjà dans une phase de rétablissement des rapports de
pouvoir par la guerre, qui à son tour crée de nouvelles victimes dans
le monde musulman. Mais le 11 septembre a changé l’image de soi des
musulmans et les a dotés d’un sentiment de pouvoir, fût-ce par le biais
du mal et de forces destructrices. Même si ce sentiment inavoué ne se
traduit pas en une force collective politique, il participe à la produc-
tion d’un nouvel imaginaire collectif islamique.
Les attaques du 11 septembre ont dévoilé un nouvel imaginaire isla-
mique qui prenait déjà forme silencieusement et indépendamment
des différences nationales entre, par exemple, l’Arabie saoudite et
l’Iran, ou les sunnites et les chiites. Parmi «les jalons de la route», on
peut citer la prise des otages à l’ambassade américaine de Téhéran
(1979), la
fatwa
contre Salman Rushdie par Khomeyni, la destruction
des Bouddhas en Afghanistan par les talibans et le 11 septembre 2001.
Chaque attaque crée une icône politique ou plutôt métaphorique et
«métapolitique», et renvoie à une résonance religieuse islamique,
notamment le
jihad
, le martyre, le blasphème, l’idolâtrie, l’usure (que
le capitalisme financier et le World Trade Center peuvent symboliser).
Un répertoire oublié du langage islamique est réactivé dans un
contexte nouveau, dans un rapport antagonique avec la modernité.
Un lexique islamique est utilisé (et mal utilisé) pour donner sens à ces
«méta-actions» politiques et pour rappeler une mémoire collective
islamique. Dans un monde de tolérance, de liberté d’expression indi-
viduelle, de valorisation du multiculturalisme et de l’art, les frontières
religieuses du permis et de l’interdit sont rappelées, voire imposées.
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Le lexique islamique renvoie un sentiment d’appartenance à une
communauté imaginaire islamique (
umma
). Mais ce répertoire subit
une pratique syncrétique de vulgarisation ; il n’est pas en continuité
avec les interprétations classiques et traditionnelles de l’islam. Loin de
là. Les références coraniques sont sorties de leur contexte, et ceux qui
n’ont pas l’autorité religieuse pour interpréter le du texte coranique,
mais acquièrent une légitimité par leur activisme islamique en usent
et en abusent. Le 11 septembre en était le point culminant.
Les Twin Towers et le désir mimétique
Les cibles du 11 septembre, le Pentagone à Washington et le World
Trade Center à New York, représentent les visages de l’Amérique
tournés vers le monde extérieur par la force militaire d’un côté, le
capitalisme financier de l’autre. C’est l’attaque contre les Twin Towers
qui est devenue l’image et le symbole de la destruction diabolique : les
avions qui ont éventré les tours, l’incendie, les corps tombant dans le
vide, l’effondrement des tours, le nombre de vies humaines perdues,
les corps disparus, tout cela a causé un trauma visuel et éthique dans
la mémoire collective.
Les armes (les avions) tout autant que les cibles (les gratte-ciel) choi-
sies par les terroristes représentent les deux technologies de l’ère
industrielle qui ont facilité la mobilité humaine, le sens de l’explora-
tion et la possibilité de la concentration urbaine. Aller plus loin, plus
haut et le plus rapidement possible résume les motifs de l’innovation
technologique. Aujourd’hui, par comparaison avec les avancées dans
les technologies de communication, on peut parler d’une saturation
dans les progrès de la construction des gratte-ciel et le transport
aérien. En tout cas, on a développé un sentiment de familiarité à ne
pas s’en étonner, jusqu’au 11 septembre où soudain aussi bien les
avions que les gratte-ciel sont devenus des sites hostiles.
Du fait de leur transparence et de leur solidité, les Twin Towers,
construites par un maître de l’acier et du verre, étaient considérées
comme le symbole de l’architecture moderne. Elles cristallisaient l’ar-
rogance et le génie pour dépasser les limites imposés par la nature et
la géographie. Pour l’architecte des Twin Towers, Minoru Yamasaki, il
n’y avait pas de limite de hauteur : «
it does not matter how high you
go…what really matters in Manhattan is the scale near the ground
»
3
. Les
Twin Towers étaient devenues des icônes archétypales de New York.
Le mode d’architecture de ces immeubles ne donnait pas
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d’indication de leur mode d’utilisation. La transparence ne laissait pas
deviner les bureaux et dissimulait l’habitat humain. Et le 11
septembre, les tours s’effondraient sous nos yeux, mais la mort des
personnes ne se donnait pas à voir. Nous en avions connaissance par
un chiffre abstrait oscillant entre 3000 et 5000 disparus. Les corps
avaient tout simplement disparu dans les flammes, les débris de
métal, les éclats de verre et les ruines des tours. On essaie de contre-
balancer l’absence des corps par les récits de vie qui sont publiés
quotidiennement dans les journaux.
Selon Eric Darton qui a écrit son livre sur les Twin Towers bien avant
le 11 septembre, il y a une similarité d’esprit entre le constructeur des
gratte-ciel et leur destructeur. Pour l’architecte comme pour le terro-
riste, pouvoir entreprendre la création ou la destruction à une telle
échelle suppose de voir la vie humaine et la vie sociale à un degré très
élevé d’abstraction, qui offre à son tour un sentiment de domination
4
.
Le profil des victimes et des terroristes présente aussi des simila-
rités; ils appartiennent à la génération qui a la trentaine et qui est high-
tech (les récits de vie nous permettent même de penser que les terro-
ristes avaient eu accès à des études supérieures). Mais à la différence
des victimes, les terroristes ne se reconnaissaient pas dans les plaisirs
routiniers et quotidiens du travail. L’attaque a frappé l’innocence et
l’optimisme que la routine d’une journée de travail promettait à ceux
qui se rendaient à leur bureau par un beau matin ensoleillé.
Les deux arrogances se sont confrontées comme dans le mythe de la
Tour de Babel avec les bâtisseurs qui veulent s'élever à la hauteur de
Dieu et ceux qui rappellent à l’homme vaniteux sa condition et la
menace du chatiment sacré. L’une se définit par la construction, la
science et le travail, l’autre par la destruction, la religion et la mort. Et
là, à la différence de la Tour de Babel, il y avait deux tours et deux fois
destruction : l’attaque jumelle contre les tours jumelles.
Violence et Pureté
Les jumeaux inspirent une crainte ; la phobie des jumeaux est
connue dans les sociétés traditionnelles. La ressemblance physique est
juqée énigmatique, maléfique, car par l’effacement de différences, il
pose le problème de classification, de contagion du même, de l’impur,
nous rappelle René Girard. Et toute impureté se ramène à l’installa-
tion de la violence. Le rapport entre la violence et la sexualité est l’hé-
ritage commun de toutes les religions et les jumeaux sont impurs au
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même titre que la femme et le sang menstruel
5
. Et c’est à la violence
qu’il faut ramener toutes les formes d’impureté (le sang comme une
seule et même substance est à la fois ce qui salit et ce qui nettoie).
Le 11 septembre a exprimé la recherche de la pureté par une action
terroriste absolue, par une attaque contre les symboles les plus
«
malé-
fiques» de l’Occident. Cette quête de la purification est une quête
également personnelle des terroristes-martyrs. Un manuscrit qui
détaille les consignes religieuses et pratiques à respecter pour mener
à bien la dernière mission est méticuleux : «
Réviser le plan, vérifier son
arme, ajuster ses vêtements pour qu’ils couvrent les parties intimes du corps,
prier, purifier son âme, laver son corps de toute souillure en l’épilant et en
l’aspergeant d’eau de Cologne
». Le testament de Mohamed Atta, rédigé
bien avant l’attentat, exprime l’obsession de la peur de la souillure par
la sexualité et les femmes: «
Celui qui lavera mon corps au niveau des
parties génitales doit porter des gants afin qu’elles ne soient pas touchées
», et
pour son enterrement il exige d’être revêtu de «
vêtements neufs taillés
dans du tissu blanc
», «
aucune femme enceinte ou personne impure
» ne sera
autorisée à lui faire ses adieux avant l’enterrement ; «
aucune femme ne
devra y assister ni, plus tard, ne pourra venir pleurer sur sa tombe
»
6
.
La phobie des femmes et la phobie des jumeaux est la même réponse
contre la proximité avec la ressemblance et l’impur. C’est la similitude
qui fait problème à l’homme islamiste d’aujourd’hui. Les sociétés
modernes sont régies par la mise en oeuvre des ressemblances, des
similitudes. L’aspiration à une société égalitaire et démocratique a
comme conséquence l’effacement des frontières entre hommes et
femmes, jeunes et vieux, naturel et culturel. Les certitudes religieuses
et culturelles assises sur les frontières de la nature (géographique,
biologique, corporelle) sont ébranlées. La femme se trouve au centre
de ces transformations, symboliquement et corporellement. Plus elle
affranchit les frontières de l’espace du privé, du biologique, du
naturel, plus elle brouille les différences entre privé et public, culturel
et naturel, femme et homme. L’interchangeabilité des rôles, des vête-
ments, voire même des sexes est banalisée par la modernité. Le monde
moderne valorise les hybridations et les métissages. Il se multiplie, se
clône, se propage à l’échelle planétaire. (Il y a un «World Trade
Center» dans toutes les grandes villes du monde). Et le monde
musulman n’est pas une exception, tout au contraire. L’islamisme en
est le symptôme.
Car c’est cette similitude et le rapprochement entre le monde
moderne et l’islam, entre les hommes et les femmes qui pose
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problème. Ce n’est pas le «choc» de la différence et de la distance,
mais au contraire la proximité et la similitude qui déclenchent
l’anxiété. C’est l’islam et encore surtout celui du Moyen-Orient (par la
proximité avec l’Europe- spatiale, monothéiste
et terre d’immigra-
tion) qui exemplifie le plus dramatiquement la problématique de la
«petite différence».
L’islamisme est loin d’être fidèle aux traditions religieuses ; le
discours islamiste est simpliste, anachronique, décontextualisé de sa
référence coranique. Il y a un amalgame entre des traditions popu-
laires, des cultures nationales et des écoles religieuses différentes.
L’islamisme opère une espèce de syncrétisme entre plusieurs islams.
Le retour de l’islam se fait par un détournement des traditions reli-
gieuses, aussi bien des textes que des
oulémas
. L’autorité religieuse de
l’interprétation du texte coranique subit une érosion démocratique. Le
djihad
peut être ainsi déclaré par un homme qui n’a aucune autorité
religieuse et qui n’a acquis sa légitimité que grâce son activisme.
Les acteurs de l’islamisme ne sont pas de «purs» religieux non plus;
ils sont les produits mixtes de la modernité. Les deux acteurs centraux
de l’islamisme marquent ce caractère hybride dans la mesure ou ils
révèlent un amalgame entre la rationalité et la foi, le voile et l’éduca-
tion :
«
Les ingénieurs islamistes, les étudiantes voilées
»
7
. Le 11 septembre
a été réalisé conjointement, par la présence des uns et l’absence des
autres. Le mariage entre les talibans et Ben Laden est un mariage qui
explique la phobie de la modernité d’un côté et de la femme de l’autre.
Le mouvement taliban est l’expression la plus fanatique de la phobie
des femmes, la tentative la plus radicale de réclusion, d’enfermement
des femmes dans leur corps, dans leur espace intérieur. La quête
violente de la pureté se dirige contre l’éloignement de la femme et de
la modernité.
Autrement dit, la modernité islamique ne peut être écrite qu’au
féminin : «
Musulmanes et Modernes
»
8
. Le voile islamique représente la
volonté de dessiner, de préserver la différence entre homme et femme,
privé et public, islam et modernité. Mais en même temps les femmes
islamiques investissent les espaces de la modernité, gagnent une visi-
bilité publique, s’approchent de l’homme dans les lieux mixtes. Ce
paradoxe est le pivot central quant à l’orientation du mouvement isla-
miste en général et des femmes en particulier. La reconnaissance de ce
paradoxe ouvre un champ de réflexion critique et de conflictualité
créatrice. Le contraire mène au dogmatisme et à la destruction. La
question centrale posée aux islamistes en particulier et au monde
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musulman en général est de savoir comment se réconcilier avec leur
propre modernité. Les islamistes du 11 septembre, en croyant
exprimer un antimodernisme radical, ont avoué leur propre moder-
nité et les impasses du refus de cette modernité. Les «néo-martyrs»
9
,
acteurs acculturés du monde musulman, en détruisant les symboles
les plus troublants de la modernité, la gémellité, ont détruit leur
propre jumeau. Ils se sont automutilés, comme ils ont mutilé leurs
femmes. Ils ont laissé le monde musulman en deuil de modernité.
Mais depuis, l’islam est plus que jamais présent dans l’espace public ;
il fait son apparition dans l’espace public américain qui jusqu’alors a
été relativement indifférent au phénomène islamique (on voit Bush
dans une mosquée,
CNN
et Al-Jazira ensemble pour informer).
L’Amérique et l’Afghanistan, deux pays en marge (l’un protégé,
l’autre délaissé par le terrorisme), entrent dans un processus de globa-
lisation. L’intérêt pour l’islam accélère la formation d’un espace public
transnational. Il acquiert tous les jours de nouvelles formes de visibi-
lité. Le lexique islamiste entre dans l’usage courant des langues occi-
dentales (
jihad, fatwa
sont des mots couramment employés) ; la vente
des livres sur l’islam augmente, marque les salons du livre (comme
celui de Francfort), propulse de nouveaux profils, experts ou porte-
parole de l’islam. Le 11 septembre, par un effet pervers, fait apparaître
l’islam plus que jamais et nous force à nous interroger sur le caractère
monocivilisationnel de la modernité.
Nilüfer Göle, Cadis, EHESS
Notes :
1. Guy Peellaert and Nik Cohn,
Rêves du 20e siecle
, Paris, Ed. Bernard Grasset, 1999.
2. Reinhart Kösseleck,
Le Futur Passe, Contribution à la sémantique future des temps
historiques
, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, éd. de l’EHESS,
Paris, 1990.
3. Eric Darton,
Divided We Stand, A Biography of New York’s World Trade Center
,
Basic Books, NY, 1999.
4. Ibid., p.119.
5. René Girard,
La Violence et le Sacré
, Bernard Grasset, Paris, 1972, p. 59-88.
6.
Le Monde
, 2 et 9 octobre 2001, p.14.
7. Nilüfer Göle, «Ingénieurs islamistes et étudiantes voilées en Turquie”,
Intellectuels et
militants de l'Islam contemporain
, Gilles Kepel and Yann Richard eds., Seuil, Paris, 1990.
8. Nilüfer Göle,
Musulmanes et Modernes. Voile et civilisation en Turquie
, ed. de la
Découverte, Paris, 1993.
9. Terme utilisé par Farhad Khosrokhavar, «Les nouveaux martyrs d’Allah»,
Le Monde
, 2
octobre 2001.
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