Taiwan et la Corée, ou la mondialisation encadrée - article ; n°1 ; vol.8, pg 149-161
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Critique internationale - Année 2000 - Volume 8 - Numéro 1 - Pages 149-161
Dès avant la crise asiatique, la Corée et Taiwan avaient commencé à réviser leurs modèles économiques d' Etat développeur (developmental state). La Corée avait déréglementé le secteur financier pour échapper aux liens très forts qui unissaient les chaebols et l'Etat. Mais elle s'en est trouvée plus vulnérable à la crise. Aussi est-ce l'Etat, et non le marché, qui conduit aujourd'hui sa restructuration ; en outre, l'ouverture du marché s'accompagne paradoxalement d'un retour en force de la réglementation. A Taiwan, les principaux défis de la mondialisation ont été successivement l'appréciation du NT$ puis la perspective de l'adhésion (et de celle de la Chine) à l'OMC. Dans l'un comme dans l'autre cas, le résultat de ces transformations n'apparaît pas encore nettement mais il est clair que ce qui se met en place n'est pas un modèle néo-libéral. Le système qui sortira des réformes en cours se situera plus vraisemblablement dans le droit fil des structures préexistantes.
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2000
Nombre de lectures 47
Langue Français

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Taiwan et la Corée, ou la mondialisation encadrée
par Linda Weiss
u n « État développeur » ( developmental state ) – concept originellement appliqué au Japon, à la Corée, à Taiwan et à Singapour aux époques de leur croissance la plus vive – est plus qu’un État favorisant le développement. Ces quatre pays se distinguaient en ef fet par la priorité qu’ils donnaient à leur « transformation », à l’augmentation de la production et à la croissance ; par l’organisation mise en place pour y par venir (une agence pilote r elativement indé-pendante, responsable du projet) ; et par une collaboration systématique entre pouvoirs publics et monde des affaires (sous forme de relations formelles et infor-melles, les acteurs économiques impliqués étant plutôt les associations de secteurs ou de branches que les entreprises) pour négocier les politiques et les mettre en œuvre. À ces trois éléments fondamentaux s’ajoute un système politique qui défend un projet commun de transformation économique, où l’élite s’accorde sur les prin-cipaux objectifs nationaux, et où l’administration économique a les coudées suffi-samment franches pour prendre des initiatives et agir avec efficacité (Woo-Cumings 1999 ; Weiss 1998). Les trois facteurs cités (volonté de changement, agence pilote, collaboration entre pouvoirs publics et monde des affaires) sont indispensables au modèle. En l’absence
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de l’un ou l’autre des deux premiers, il manque un « cerveau », et l’État risque d’être récupéré par des intérêts particuliers. En l’absence du troisième, les politiques ne sont pas assez inscrites dans le social pour que leur conception et leur mise en œuvre soient efficaces ; l’État est vulnérable à des blocages liés à l’information et risque l’échec de sa politique. Je désigne par « interdépendance dirigée » ce dispositif ins-titutionnel, qui dans sa forme la plus évoluée implique la mise au point négociée des politiques sous le parrainage du gouvernement. La maîtrise de ressources essentielles telles que la finance a aussi son poids, mais l’importance d’instruments spécifiques de politique économique ne doit pas être exagérée. Si la Corée, pendant sa période de forte croissance (1960-1980), s’est davantage appuyée sur le crédit contrôlé par l’État pour augmenter l’investissement dans le secteur privé et créer de vastes conglomérats industriels (les chaebol ), Taiwan a plutôt joué sur les crédits d’impôts au secteur privé et sur le contrôle de grandes entreprises publiques dans les secteurs clés en amont de la production (pétrochimie et acier). De plus, la nature des tâches de la transformation économique ayant évolué, les instruments nécessaires pour les accomplir en ont fait autant. Ainsi, à Taiwan, l’im-portance accordée par l’administration, au lendemain de la guer re, à l’augmentation de l’investissement et de l’expor tation a fait place dans les années quatr e-vingt à la promotion des nouvelles technologies et à l’amélioration per manente. Le succès rencontré par cette évolution paraît moins évident en Corée, où l’État s’est mû entr e deux extrêmes : dans les décennies soixante et soixante-dix, il s’est exclusivement appuyé sur le contrôle du crédit pour imposer la présence de la Corée dans les principales industries d’exportation ; ensuite il a procédé, jusqu’en 1993, à un pr ogressif des-serrement du contrôle sur les institutions financièr es et l’investissement. Le gou -vernement du président Kim Young-Sam, premier gouvernement entièrement civil démocratiquement élu, a donc cher ché son modèle de libéralisation financièr e plutôt dans les conceptions libérales américaines que chez le voisin japonais. Les raisons politiques de ce changement et ses conséquences à plus long ter me (par exemple la vulnérabilité de la Corée à la tour mente financière de 1997, dans laquelle elle s’est trouvée totalement prise) sont très importantes mais nous n’en discuterons pas ici. Il suffit de noter qu’une raison essentielle de l’abandon par la Corée du contrôle étatique du crédit et du modèle dirigiste au cours de la décen-nie qui a précédé la crise n’était pas tant une réponse aux pressions américaines 1 qu’un effort pour dépasser les contradictions du modèle qui avait eu pour résul-tat un blocage total de la relation entre administration et monde des affaires.
1. Par exemple, la pression des États-Unis visait essentiellement à ouvrir les mar chés coréens (et non pas le compte capital de la Corée) aux institutions financièr es américaines. Il est amusant de constater que la Corée défendit l’accès à ses mar -chés mais ouvrit son compte capital aux flux à cour t terme. Cette faille du dispositif réglementaire (seuls les prêts à plus d’un an devaient être signalés aux autorités) a entraîné la perte de contrôle du système bancaire récemment libéralisé.
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La trajectoire coréenne Une description schématique de l’évolution du modèle de développement coréen jusqu’au milieu des années quatre-vingt ferait ressortir les éléments suivants : un État fort aux commandes des finances ; une politique industrielle axée sur la réduc-tion de l’écart technologique, impliquant un « soutien discipliné », c’est-à-dire des avantages importants en échange de résultats ; un investissement subventionné et étroitement coordonné par l’agence gouvernementale pilote responsable de la gestion de l’économie nationale (EPB selon le sigle anglais) ; la création et le déve-loppement de vastes conglomérats industriels ; et des transformations structu-relles rapides (par exemple passage de l’industrie légère à l’industrie lourde puis à une industrie de haute technologie). L’évolution qui se manifeste au moins depuis le début des années quatre-vingt-dix semble témoigner de l’érosion de ce modèle. C’est en partie parce que, de tous les États développeurs, la Corée avait la concep-tion la plus « dirigée », la plus éloignée du modèle libéral. Mais c’est aussi par ce que c’est en Corée que la contestation intérieur e du modèle a été la plus vive – que ce soit en provenance du secteur public ou du privé – et qu’il fallait donc le r edé-finir. La conviction que le dirigisme capitaliste d’État devait céder la place au pou -voir des marchés mondiaux a été renforcée par la tempête financièr e de 1997 et l’intervention du FMI qui a suivi. De nombr eux observateurs extérieurs pensent maintenant que la Corée n’a pas d’autr e choix que de transformer son système en s’alignant sur le néolibéralisme : sous l’égide du FMI, l’ouver ture devrait amener la gestion économique coréenne à se confor mer à ce qu’il est convenu d’appeler le « consensus de Washington ». Le résultat est contraire à ces attentes car, à la suite de la crise, deux orientations se dessinent clairement : d’une part, une restructuration importante est en cours, mais ce processus est conduit par l’État et non par le mar ché ; d’autre part, l’ouver-ture du marché s’accompagne d’un retour en force de la réglementation. Mais, avant de nous intéresser aux développements actuels, commençons par obser ver l’érosion du modèle coréen avant la crise.
L’érosion de « Corée SA » avant 1997 L’expérience coréenne ne semble pas être une bonne référence pour juger des pouvoirs de transformation de la mondialisation, ne serait-ce que parce que les carac-téristiques qui ont amené la contestation du modèle dirigiste et qui ont conduit à sa nette érosion avant la crise asiatique sont propres à la Corée : elles ont trait aux vives tensions qui résultent des interactions entre un État fort, habitué à un contrôle par le haut et souvent répressif, et d’immenses concentrations de puissance indus-trielle appuyées sur les conglomérats familiaux (les chaebol ) qui, dans leur recherche
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permanente de diversification et d’expansion, étaient financièrement totalement captifs de l’État développeur, tandis que, par leur structure et leurs ambitions, ils tendaient à s’en affranchir de plus en plus. C’est à cette contradiction interne que le gouvernement a cherché à s’attaquer dès le début des années quatre-vingt, pour répondre à une crise financière antérieure. Il le fit par deux stratégies associées de restructuration : celle des chaebol et celle du système financier. Il s’efforça donc, d’une part, de réduire son rôle dans le financement des entre-prises industrielles en diversifiant ce dernier par une libéralisation partielle du système financier, d’autre part de ramener les activités des chaebol à leurs métiers de base de manière à limiter leur endettement. Autrement dit, l’attitude à adop-ter par l’État développeur, selon les vues du gouvernement de l’époque, ne devait plus être celle d’un guide ou d’un « accoucheur » (Evans 1995) – en aidant à la réa-lisation de nouveaux projets – mais celle du gendarme des tendances expansion-nistes de ses monstres industriels. Il faudra presque vingt ans et une faillite finan-cière ruineuse avant que les ef forts de restructuration de l’État commencent à porter leurs fruits. Ce démantèlement impor tant de l’État avant la crise culmina en 1993 avec la suppression de son agence pilote, l’EPB. C’était là l’œuvr e de fonctionnaires réfor-mistes qui considéraient le désengagement de l’État du financement de l’industrie (et donc de la politique industrielle) comme la solution à l’impasse des r elations entre l’État et le monde des af faires. Ainsi, à la différence de leurs homologues de Taiwan, qui se servirent des réformes financières pour augmenter leur pouvoir de coordination, les Coréens considérèr ent la libéralisation financièr e comme un moyen d’éloigner l’État de l’industrie. Les idées néolibérales conquir ent donc une assise plus large parmi les fonctionnaires des administrations économiques en Corée qu’au Japon ou à Taiwan, car elles étaient en phase avec les ef forts pour résoudre un problème spécifiquement coréen, celui de « l’impasse » : les rela-tions beaucoup trop étroites de gigantesques structures industrielles avec l’État empê-chaient celui-ci de les discipliner ; plus les chaebol étaient financièrement dépen-dants du crédit contrôlé par l’État, plus ce der nier était enclin à les protéger contre la faillite. À la veille de la crise asiatique, le modèle coréen de développement dirigé par l’État avait donc déjà connu une sérieuse érosion. Néanmoins, le désengagement de l’État eut son prix car il laissa un secteur industriel déjà très endetté libre de contracter de nouveaux engagements financiers et d’investir dans des branches aux débouchés saturés. La libéralisation financière, partielle mais mal conçue, déréglementant les flux à court terme dans la première partie des années quatre-vingt-dix – gage de la conversion de la Corée au « libre marché » pour sceller son adhésion à l’OCDE – accrut encore sa vulnérabilité, comme les événements de 1997 allaient le montrer. Avec son orientation incertaine et ses institutions intérieures
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affaiblies, l’État coréen se révéla mal préparé à gérer l’internationalisation. Son auto-démantèlement permit aux flux mondiaux d’exercer leurs ravages.
La restructuration en Corée après la crise Une considération d’un autre ordre, mais tout aussi importante, jette le doute sur le rôle de la mondialisation dans le démantèlement de l’État : c’est que l’État « post-développeur » coréen ressemble probablement plus à son prédécesseur qu’au modèle anglo-américain prédit par les tenants de la convergence des systèmes. Les formes actuelles de l’engagement de l’État dans la restructuration industrielle viennent conforter cette proposition, comme je l’illustrerai maintenant à partir de quelques aspects de la réforme de la réglementation après la crise. Sous la direction du président Kim Dae-Jung, le gouvernement coréen proclama son intention de mener à son terme la restructuration de l’économie, tout en conservant le principe du respect des mécanismes du mar ché et en s’interdisant d’intervenir dans les affaires des chaebol : l’État fixerait les échéances et le champ de cette restructuration, mais laisserait les chaebol libres de décider quelles divisions garder ou desquelles se défair e. Mais les échéances ar rivèrent, furent dépassées et les chaebol refusèrent de se séparer des filiales existantes et accumulèr ent davantage de dettes. Depuis la fin de 1998, cependant, tout cela a commencé à changer avec la mise en œuvre d’une nouvelle réforme de l’administration fondée sur un corps unique de contrôle, la Commission de contrôle financier (FSC). La FSC (ressemblant en cela à l’EPB à ses débuts) est autorisée à fair e beaucoup plus que réglementer l’ensemble du secteur financier : l’utilisation des mécanismes de la politique traditionnelle de limitation et de r efus du crédit place effectivement les chaebol sous sa dépendance. La FSC a donc le pouvoir de mettr e en œuvre la politique de restructuration économique de l’État, et a clair ement fait connaître son intention de faire rentrer dans le rang toute banque ou institution financière qui prêterait à des entr eprises que le gouvernement ne considérerait pas comme viables. De ce point de vue, il s’agit d’un r egain notable du pouvoir de l’État. Pouvoirs accrus sur les chaebol , renouveau du sentiment de l’intérêt national à remettre le pays dans le bon chemin : la Corée semble enfin avoir trouvé une issue à sa fameuse « impasse ». L’État dirige la restructuration de l’économie, qui est per-çue comme cruciale non seulement pour le redressement de la nation mais aussi pour sa capacité à affronter le défi central de la mondialisation : préparer les firmes coréennes de l’industrie et de la finance à parer les coups de la concurrence étran-gère au moment où les marchés coréens sont contraints à s’ouvrir sous l’effet des accords avec l’OMC et le FMI. Bref, la stratégie consiste à rationaliser les chaebol par un mélange de sanctions et d’incitations pour les forcer à se séparer des uni-tés non centrales et à consolider les autres grâce à un ensemble d’échanges, de fusions
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et d’acquisitions. Grâce à ce qu’on appelle ces grosses opérations », on espère non « seulement réduire le ratio élevé dettes/capitaux propres qui affecte les chaebol , mais aussi créer un petit nombre d’opérateurs dégraissés et hautement compétitifs dans les industries stratégiques, spécialement dans les secteurs exportateurs essentiels, auto-mobile et électronique. Le gouvernement cherche surtout à créer de nouveaux « champions nationaux » pour résister à l’entrée des multinationales étrangères : bien que, occasionnellement, les chaebol se voient obligés de vendre une filiale à une firme étrangère, le gouvernement s’efforce en général d’éviter de telles ventes dans ces gros secteurs exportateurs. Sous cet éclairage, le lien entre administration et monde des affaires se reconstitue pour renforcer le contrôle de la Corée sur ses actifs. Les chaebol bataillent ferme contre cette réforme, comme ils l’avaient fait dans la décennie précédant la crise. Mais l’État dispose maintenant de ce qui lui man-quait alors : d’un sens renouvelé de la direction à suivre et de l’intérêt national et, quelque peu paradoxalement, de l’autorité extérieure du FMI à l’abri de laquelle il peut poursuivre les objectifs, si longtemps r echerchés, d’une réforme économique.
Retour à la réglementation du secteur financier Un schéma analogue est valable pour la r estructuration du secteur financier. L’État coréen réglemente de nouveau les institutions financièr es étrangères et conduit une politique de fusion dans le secteur bancair e national au moment même où les marchés financiers coréens s’ouvr ent sous l’effet des accords avec l’OMC et le FMI. On sait que le FMI exige une plus grande par ticipation étrangère dans les banques coréennes. Or, deux ans après la crise, il a déploré l’immobilisme du pays en la matière 2 . La plupart des engagements étrangers dans les banques coréennes ont pris la forme de participations minoritaires. De fait, après l’injection de plus de 50 milliards de dollars dans ce secteur, on considère que l’État a pratiquement « nationalisé » les plus grandes banques, au moins à cour t terme. Si le gouvernement proteste de son attachement à une économie libérale et à l’investissement étranger dans tous les secteurs, cela ne signifie pas pour lui un envi -ronnement non réglementé où règne la loi de l’étranger le plus fort. Au contraire, l’importance accordée récemment aux « règles prudentielles » vise à corriger les dommages causés antérieurement par une déréglementation hâtive. Ainsi, l’État, qui soutient les institutions coréennes en limitant la participation des banques étrangères, a également multiplié les mesures réglementaires pour contrôler les opé-rations de ces dernières : soit par la redéfinition de ce qu’est le capital d’une banque étrangère, soit par la mise en place de nouveaux plafonds de crédit, soit encore par l’établissement de nouveaux mécanismes de contrôle. Les deux premières mesures ont pour but de réduire les prêts consentis par les banques étrangères sur le marché intérieur et de limiter le montant du crédit
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qu’elles peuvent accorder à un chaebol . La troisième vise les transactions de change. Bien que les restrictions sur le change aient été abolies, la nouvelle réglemen-tation exige de toutes les banques qu’elles soumettent quotidiennement jusqu’à cent rapports en ligne à la Banque de Corée « pour prouver la légitimité de chaque tran-saction en devises sur le marché » 3 . Les dirigeants des banques étrangères peuvent s’étonner du fait qu’en Corée la libéralisation marche main dans la main avec le retour de la réglementation. Mais, comme l’a montré l’étude comparative des réformes réglementaires de Steven Vogel (1996), des « marchés plus libres » signifient généralement « davantage de réglementation ». Selon le contexte conceptuel et institutionnel, la nouvelle régle-mentation peut accélérer le désengagement de l’État ou, au contraire, perpétuer sa présence. Dans la Corée d’après la crise, c’est cette deuxième éventualité qui saute aux yeux. Le leadership de l’État et le renouveau de la relation entre les pouvoirs publics et le monde des affaires constituent la contrepartie d’une ouverture éco-nomique croissante.
Taiwan : l’ajustement à l’appréciation de la monnaie Pour Taiwan, le premier grand défi de la mondialisation a été la fluctuation des mon -naies au cours de la période 1985-1987 qui, en r enforçant rapidement le dollar tai -wanais (dollar NT) 4 , rendit ses exportations moins compétitives par rappor t à celles des pays du Sud-Est asiatique à faible coût de pr oduction. Face à ce problème, les fonctionnaires du ministère des Affaires économiques travaillèrent en colla-boration étroite avec les associations d’hommes d’af faires pour élaborer une double stratégie : il s’agissait, d’une part, d’implanter plus solidement la haute technologie sur l’île grâce à un programme national d’amélioration des compétences et d’élé -vation du niveau technique ; d’autre part, de délocaliser la production à forte intensité de main-d’œuvre. Les fonctionnaires du Bureau de développement indus-triel du ministère des Affaires économiques se souviennent des discussions pas-sionnées et des longues visites sur les lieux qu’ils ef fectuèrent pour convaincre les hommes d’affaires des avantages qu’ils pourraient retirer à monter dans la hiérar-chie de la spécialisation à Taiwan, plutôt que de se laisser aller à la facilité en délo-calisant la production, notamment en Chine continentale.
2. La Corée s’était engagée auprès du FMI à vendre deux de ses plus grandes banques commerciales moins de deux ans après son sauvetage. En décembre 1999, une seule était vendue, la Banque de Séoul, trop mal en point, n’ayant pu l’être C’est . alors que le FMI renouvela sa demande d’une plus grande participation étrangère aux banques nationales ( Korea Times, 3 décembre 1999). 3. Korea Times , 18 mars 1999. 4. Le dollar de Taiwan s’apprécia de 28 % vis-à-vis du yen et de 40 % vis-à-vis du dollar US pendant cette période.
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Les analyses classiques de « l’État fort » ou du développement par le haut ne sai-sissent pas bien ce processus de transformation (et la capacité de l’État qui le sous-tend). L’État et les milieux économiques se sont engagés ensemble, dès le début, dans un projet d’élévation du niveau. Le ministère de l’Économie a constitué un réseau très complet à partir des bureaux de l’administration économique, des instituts de recherche, des groupes d’industriels et des experts de l’industrie pour identifier et sélectionner les branches, les technologies et les produits à promouvoir. La coor-dination entre le ministère de l’Économie, la Banque centrale, l’ITRI (l’institut de recherche technologique patronné par l’État) et l’industrie a permis aux milieux d’affaires et au gouvernement d’enraciner localement une industrie de haute techno-logie en délocalisant hors de l’île les industries de main-d’œuvre. Ce changement de politique fut officialisé en 1989 avec le remplacement du Programme pour l’encouragement de l’investissement industriel par le Programme pour l’élévation du niveau, plus tard encore élargi. Cette infrastructure a créé les conditions d’une amélioration permanente 5 . Elle a contribué au recentrage de la production sur les secteurs exportateurs de technologie avancée, et ce faisant à l’augmentation de l’ex -cédent commercial et des réserves en devises, ce qui allait par tiellement protéger Taiwan de la tempête financière 6 . Les fluctuations du marché des changes ont donc joué un rôle essentiel dans la r edéfinition de la stratégie industrielle de Taiwan, l’inter-nationalisation de sa production, et l’implantation des fabrications de haute techno -logie dans la seconde moitié des années quatr e-vingt. Mais l’histoire de l’ajustement ne s’ar rête pas là. Aujourd’hui, ce ne sont pas les mouvements des devises qui posent pr oblème, mais l’impact de l’OMC. Le pr o-blème majeur pour Taiwan, qui n’en est pas encor e membre, est la menace de l’entrée des produits chinois sur ses mar chés. Au fur et à mesur e de l’évolution de l’organisation du commerce mondial, il faut s’attendre à voir les dirigeants taiwanais maintenir plutôt qu’abandonner cette orientation stratégique.
Gérer l’impact de l’OMC Au moment où Taiwan se prépare à adhérer à l’OMC, les partisans de la mondia-lisation pensent que l’aptitude de l’État à poursuivre ses ambitions de développeur et à coordonner les adaptations nécessaires sera obérée, sinon réduite à néant, par la nouvelle organisation du commerce international. Certes, de nombreux com-mentateurs s’interrogent aujourd’hui sur l’autorité de l’OMC et sa capacité à assu-mer ses responsabilités. Mais que cette dernière sorte renforcée ou non de la débâcle de Seattle n’est peut-être pas le plus pertinent ici. Ce qui compte, c’est que, si les règles de l’OMC limitent fortement les possibilités d’intervention de l’État dans l’économie, elles ne sont vraisemblablement pas si étanches ou rigides qu’elles lui interdisent toute action. Nous allons en examiner quelques exemples.
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L’adhésion à l’OMC imposera des baisses de tarifs douaniers qui auront à Taiwan une influence négative sur les secteurs orientés vers le marché intérieur (en parti-culier les appareils ménagers et l’agriculture), mais cela est considéré comme un coût acceptable 7 . Ce qui pose beaucoup plus de problèmes aux stratèges de l’île, ce sont l’ajustement qui sera demandé aux industries de haute technologie après l’entrée de la Chine dans l’Organisation, et l’augmentation subséquente de l’investissement étran-ger qu’elle stimulera sur le continent. Les autorités prévoient que la Chine entrera rapidement sur les marchés d’ordinateurs individuels de Taiwan. La réponse de cette dernière est, une fois de plus, de mobiliser le sentiment national et les réseaux d’innovation existant entre l’administration et les milieux d’affaires pour franchir une nouvelle étape de sophistication technologique. Pour les fonctionnaires du ministère des Affaires économiques, il s’agit aujourd’hui de se préparer à l’ère « post PC » : des programmes sont mis en place pour pousser les industriels actuelle-ment occupés à produire des ordinateurs personnels vers des produits tels que CD-ROM, DVD et LCD, ainsi que pour accélér er le développement des biotechnologies. Dans chacun des cas d’ajustement – dans les années quatre-vingt et de nouveau au tournant du siècle – une même réponse a donc été appor tée au défi extérieur : une stratégie nationale pour coor donner de rapides améliorations de la pr oduction. Et, dans chaque cas, l’État a utilisé un mélange d’incitation par l’impôt et d’action des réseaux subventionnés de r echerche-développement, menés par l’ITRI, l’agence gouvernementale qui pilote l’ef fort technologique de l’île. Ces réseaux sont géné -ralement financés à par ts égales par le gouvernement et les entreprises. Mais quel effet vont avoir, après l’adhésion de Taiwan, les règles de l’OMC sur ces stratégies d’ajustement ? Ces règles veulent que les subventions publiques soient supprimées pour les biens ou les ser vices marchands. Cela va-t-il mettr e un terme aux ambitions de changement de Taiwan et à sa capacité d’adopter des technologies toujours plus élaborées ? Contrairement aux idées reçues, il semble qu’il existe une marge de manœuvre importante pour l’État, même à l’intérieur du cadre de l’OMC tel qu’il se présente aujour d’hui. Beaucoup dépend des modalités du soutien de l’État aux entr eprises. À Taiwan, comme les exigences de la démocratie posent de plus en plus de contraintes au budget, le gouvernement a reporté les coûts de la politique industrielle sur l’industrie
5. L’efficacité de cette stratégie se manifeste dans la modification de la composition de la production industrielle : la part des produits de haute technologie est passée de 20 à 30 % au cours de la période 1981-1991, et devrait atteindre 40 % en 2002. Quelque 50 000 demandes de brevet ont été déposées en 1998 et presque 6 500 aux États-Unis en 1997, juste der-rière le Japon et l’Allemagne parmi les demandeurs étrangers ( Free China Journal , 11.12.1998, p. 7). Sur le développement dirigé de la haute technologie dans les entreprises d’Asie orientale, voir Mathews et Cho, 1999. 6. Voir Weiss (1999a). 7. Les ajustements du tarif douanier pour 8 100 articles (sur un total de 8 700 importés) fera baisser les droits de douane de 8,25 %, réduisant le taux moyen à 7,55 % un an après l’entrée dans l’OMC.
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elle-même. Lorsque des fonds de l’État sont avancés pour aider les entreprises à acquérir de nouvelles compétences, ils doivent désormais être remboursés quand la technologie a été commercialisée et les ventes réalisées. Ainsi, l’élément subvention disparaît virtuellement – c’est en fin de compte l’industrie qui paie ses propres sub-ventions ! – de sorte que les règles de l’OMC ne sont pas enfreintes. La restruc-turation de l’industrie peut donc continuer à dépendre d’une bonne gouvernance plutôt qu’être laissée à l’influence du marché. De tels exemples tendraient à démon-trer que des États animés d’une volonté de changement et dotés de la capacité de le mener à bien, comme Taiwan, peuvent encore trouver d’importantes marges de manœuvre à l’intérieur du cadre existant pour développer, protéger ou consolider les entreprises nationales, en vue de l’entrée dans l’OMC ou même après.
Réglementer les flux financiers internationaux Notre dernier exemple d’ajustement concer ne les marchés financiers, le secteur considéré comme le plus sensible pour les États, en par ticulier pour les petits : on considère généralement que, lorsque ces der niers libéralisent le secteur financier et ouvrent leur compte capital, ils se dessaisissent plus ou moins des outils de ges -tion de l’économie nationale. Cependant, cer tains travaux ont montré que, par fois, des réformes réglementaires offrent de nouveaux outils de gestion de l’économie et de stratégie de l’investissement 8 . L’expérience de Taiwan, petite économie ouver te qui a entrepris une libéralisation financière progressive à partir du milieu des années quatre-vingt, fournit une illus-tration éloquente de la manièr e dont un État, même lorsque l’action d’une agence gouvernementale semble être strictement « réglementair e », peut utiliser les règles pour accroître ses capacités de développeur et obtenir des résultats réels. Par exemple, quand la Banque centrale libéralisa, en 1993, l’accès au mar ché obli-gataire outre-mer, elle utilisa les nouvelles dispositions réglementaires pour renfor-cer plutôt qu’abandonner ses pouvoirs de coor dination. Les nouvelles règles fur ent mises en œuvre pour favoriser l’investissement productif des entreprises taiwanaises, tout en se protégeant de la spéculation sur les devises étrangères : les entreprises taiwanaises sont autorisées à émettre des obligations outre-mer et à en rapatrier le produit à Taiwan en dollars NT, à condition que ces fonds soient investis dans des projets à long terme (nouvelles usines ou extension d’usines existantes). Les réformes ont été utilisées, simultanément, pour se protéger contre les afflux soudains qui bou-leversent les marchés monétaires (en particulier quand ils sont utilisés pour spécu-ler contre la devise locale) et pour améliorer la capacité de développeur de l’État. La manière dont Taiwan a réglementé les changes avant et après la crise asia-tique fournit un aperçu de sa stratégie globale que j’appelle « l’ouverture calculée » 9 . En principe, il n’y a pas à Taiwan de restriction sur le change. Le marché des
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changes est libre, mais les opérations sont étroitement surveillées. Les banques natio-nales et étrangères doivent rendre compte de toutes les transactions de ce type (on a vu plus haut que c’est la méthode maintenant adoptée par les autorités coréennes, qui avaient payé cher leur déréglementation hâtive). Les banques étrangères comme la Citibank sont peut-être libres de se livrer à des opérations quotidiennes de change, mais elles ne peuvent éviter de les signa-ler aux autorités. La formule paradoxale de Vogel, « marchés plus libres, davan-tage de réglementation », fait vraiment partie de l’expérience quotidienne de la com-munauté bancaire internationale à Taiwan et en Corée 10 . L’utilisation ou non par les États de tels contrôles réglementaires dépendra des orientations, des priorités et des dispositifs institutionnels préexistants. Dans le cas de la Corée, on a vu comment la crise a discrédité l’idée que la libéralisation finan-cière peut par elle-même (c’est-à-dire sans qu’on l’accompagne d’une nouvelle réglementation soigneusement étudiée) être profitable. La Corée est ainsi en train de reconstruire ce qu’elle a naguère démantelé en faveur de solutions plus libérales à son « impasse ». Dans le cas de Taiwan, les pressions géopolitiques persistantes ont préservé le sentiment de l’intérêt national et favorisé une réponse au pr oces-sus d’intégration mondiale moins chaotique, par ticulièrement pour la finance. Pour Taiwan, dont la sécurité est toujours menacée par la Chine continentale, la possibilité d’une déstabilisation financièr e reste toujours présente (r emarquable-ment illustrée, en 1995-1996, par les neuf mois de crise des missiles, qui eur ent pour conséquence une ruée sur la monnaie entraînant une baisse des réser ves de 17 mil-liards de dollars). C’est cette pr ession qui reste d’une importance capitale pour les calculs des autorités financièr es nationales. L’isolement diplomatique et les r ela-tions tendues avec la Chine r enforcent la raison d’État, et pr otègent l’orientation développementaliste. Même le niveau élevé de réser ves en devises – qui reflète la forte capacité à améliorer la production et à maintenir les excédents commer-ciaux – est attribuable à cette impulsion extérieur e. De plus, Taiwan, n’étant pas membr e du FMI ni de la Banque mondiale, ne peut compter sur le soutien de ces institutions en cas de menace financièr e sérieuse. C’est pourquoi le gouvernement a adopté en septembre 1999 une réglementation pro-visoire établissant un fonds de stabilisation spécifiquement conçu pour répondre aux fluctuations importantes du marché. C’est aussi en partie ce qui explique que le ministère des Finances et la Banque centrale aient mis en œuvre, à la fin des années
8. Voir, par exemple, Vogel (1996). 9. Voir Weiss (1999b). 10. Pour déterminer si la Banque centrale est une autorité réglementaire efficace, il faut considérer que les opérations de change, la source de profit la plus importante des banques étrangères à Taiwan, ont diminué de 48 % en 1998 quand la Banque centrale surveillait les spéculateurs inter nationaux sur les monnaies ( Free China Journal , 17.6.1999, p. 7).
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