L amour, la colère, la joie, l ennui. La sémantique des émotions dans une perspective transculturelle - article ; n°89 ; vol.23, pg 97-107
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L'amour, la colère, la joie, l'ennui. La sémantique des émotions dans une perspective transculturelle - article ; n°89 ; vol.23, pg 97-107

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Description

Langages - Année 1988 - Volume 23 - Numéro 89 - Pages 97-107
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1988
Nombre de lectures 54
Langue Français

Extrait

Anna Wierzbicka
Elzbieta Jamrozik
L'amour, la colère, la joie, l'ennui. La sémantique des émotions
dans une perspective transculturelle
In: Langages, 23e année, n°89, 1988. pp. 97-107.
Citer ce document / Cite this document :
Wierzbicka Anna, Jamrozik Elzbieta. L'amour, la colère, la joie, l'ennui. La sémantique des émotions dans une perspective
transculturelle. In: Langages, 23e année, n°89, 1988. pp. 97-107.
doi : 10.3406/lgge.1988.1985
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1988_num_23_89_1985Anna WlERZBICKA
Université de Canbera (Australie)
L'AMOUR, LA COLÈRE, LA JOIE, L'ENNUI
LA SEMANTIQUE DES ÉMOTIONS
DANS UNE PERSPECTIVE TRANSCULTURELLE
La sémantique vise essentiellement à décrire et à mettre en rapport les significa
tions. Toute langue constitue un système de significations moulées dans les mots et les
constructions grammaticales. Comprendre ces est d'une importance fon
damentale pour comprendre les hommes qui parlent la langue donnée. Toutefois,
l'identification des significations que véhicule le fonds lexical et grammatical d'une
langue s'est heurtée dans le passé à des obstacles infranchissables. Toutes les tentati
ves traditionnelles de fournir une description adéquate des significations et de les com
parer se brisaient avant tout sur l'écueil de la circularité.
Si par exemple Le Petit Larousse en Couleurs (1972) définit Y amour comme une
« affection vive », Y affection comme « attachement, amitié, tendresse », et Y attache
ment comme « sentiment d'amour, d'amitié », etc., il est évident que ce sont là des
pseudo-définitions, qui, pour citer Descartes, « n 'éclaire issent rien et nous laissent
dans notre ignorance première » (1952 : 892). Le schéma suivant — combien fréquent les dictionnaires — illustre la circularité complète du champ sémantique présenté
dans le Petit Larousse mentionné :
amour
tendresse
Ce problème a été élucidé depuis longtemps de façon tout à fait univoque dans la
réflexion théorique sur la langue grâce aux grands penseurs français du XVIIIe siècle,
en particulier Descartes et Pascal. Les deux philosophes ont également indiqué une
issue possible de l'impasse : afin d'éviter la circularité, il faudrait délimiter à l'inté
rieur du lexique d'une langue donnée un ensemble de mots traités comme ultérieur
ement non-définissables, et définir tous les autres mots de la langue uniquement en ter-
97 de ces unités primitives. C'est ainsi que cette question se trouve formulée par mes
exemple chez Arnaud et Nicole (1965 : 90-91) :
« Je dis de plus, qu'il serait impossible de définir tous les mots. Car pour définir
un mot, on a nécessairement besoin d'autre mots qui désignent l'idée à laquelle on
veut attacher ce mot, et si on vouloit encore définir les mots dont on se seroit
servi pour l'explication de celui-là, on en auroit encore besoin d'autres, et
ainsi à l'infini. Il faut donc nécessairement s'arrêter à des termes primitifs qu'on
ne définisse point, et ce seroit un aussi grand défaut de vouloir trop définir,
que de ne pas assez définir, parce que par l'un et par l'autre on tomberait
dans la confusion que l'on prétend éviter. »
Bien qu'un tel programme paraisse absolument clair, simple et d'une logique irréfuta
ble, la linguistique ne l'a pratiquement jamais adopté ni développé jusqu'à une époque
récente, le considérant utopique. Le premier linguiste moderne qui ait repris l'idée de
rechercher les unités non-définissables et l'ait érigée en tâche — foncièrement réalisa
ble — de la sémantique linguistique fut Andrzej BogusZawski (1966, 1970).
Personnellement je considère que le programme initié par BogusZawski peut tout à
fait être accompli réellement, et j'essaie de le mettre en œuvre depuis une vingtaine
d'années à travers de nombreuses études empiriques (c/. entre autres Wierzbicka
1972, 1980a, b ; 1985 ; 1986 a, b, с ; 1987 ; à paraître a, b, c). Ces recherches ont
abouti à établir des listes successives d'hypothétiques éléments sémantiques universels,
supposés représenter « des atomes de la pensée humaine ». La première de ces listes
(Wierzbicka, 1972) contenait les unités suivantes : moi, toi, quelqu'un, quelque chose,
ce(t), je veux, je ne veux pas, je sens /ressens, j'imagine, une part, le monde, devenir.
Leur version la plus récente renferme en outre savoir, place et temps, ainsi qu'une
série d'autres éléments soupçonnés indéfinissables, tels que par exemple bon et mauv
ais (v. Wierzbicka, à paraître c).
La principale nouveauté de mon programme de recherche par rapport aux concept
ions dix-septièmistes consiste à rattacher la recherche des éléments indéfinissables à
celle des universaux lexicaux, ces derniers étant des concepts qui se trouvent exprimés
dans toutes les langues du monde à l'aide de mots distincts. Ainsi par exemple les
mots français amour, colère ou ennui n'ont pas de correspondants sémantiques exacts
dans la langue des habitants de l'atoll Ifaluc sur le Pacifique, de même que les mots
russes xandra, toska et nadeolo (qu'on pourrait rapprocher vaguement de mélancolie
et dégoût) n'ont pas de correspondants sémantiques exacts en français; la signification
de ces mots se laisse toutefois décrire de façon adéquate dans chacune des langues
considérées à l'aide de termes plus simples, comme vouloir, savoir, ressentir et penser,
qui possèdent un correspondant sémantique dans chacune d'elles, voire peut-être dans
toutes les langues du monde (il ne s'agit pas de correspondants pragmatiques exacts,
qui n'existent pas, mais de correspondants sémantiques, cf. Wierzbicka, à paraître b).
L'ensemble de mots qui paraissent avoir leur correspondant dans la plupart des
langues du monde (sinon dans toutes) semble excéder l'ensemble des termes indéfinis
sables absolus. Il résulte de mes propres études empiriques et de celles de mes collè
gues (c/. en particulier Goddard, 1979 et à paraître ; Chappell, 1980, 1986a, b et à
paraître ; Wilkins, 1986 et à paraître ; Harkins, 1986 ; Ameka, 1987 et à paraître)
qu'un corpus plus large, formé non seulement des éléments hypothétiquement indéfi
nissables mais aussi d'autres universaux (ou presque-universaux) lexicaux est plus opé
ratoire pour la description et la comparaison des langues qu'un corpus à base des seuls
termes indéfinissables. Autrement dit, il semble utile d'admettre dans la pratique
sémantique un nombre majeur (de 50 à 100) d'éléments quasi- indéfinissables (c/. éga
lement Apresjan, 1980). Les éléments hypothétiquement et quasi-
98 indéfinissables s'associent pour former un dictionnaire du métalangage sémantique qui
nous permet, à mon avis, d'identifier et de comparer avec une relative précision des
notions appartenant tant à une seule langue qu'à toute paire ou groupe de langues,
même si celles-ci sont aussi éloignées génétiquement et culturellement que le français
et la langue des Ifalucs. Pour illustrer mes propos, j'analyserai par la suite cinq mots
de la des Ifalucs désignant des sentiments : song, fago, ker, nguch et maires,
ainsi que leurs correspondants français les plus proches. Les informations sur l'emploi
des mots ifalucs sont tirées de l'ouvrage de Catherine Lutz (surtout 1987, mais aussi
1982 et 1983).
SONG
Lutz traduit le terme ifaluc song par 'justifiable anger' ('colère justifiable'). De sa
paraphrase il résulte toutefois que ce mot ne correspond pas en fait au terme anglais
anger ('colère'), et ce non seulement parce qu'il suggère à la colère un aspect juste,
légitime : de toute évidence song est un sentiment moins agressif que la colère, un sen
timent qui se manifeste plus rarement par des actes de violence physique. Song s'exté
riorise généralement dans la réprimande, le refus de nourriture ou une expression de
visage désignée par le terme pout ('moue, grimace'). De plus, dans certains cas, song
peut mener au suicide, ou plutôt, ainsi qu'il résulte des exemples cités, à des tentatives
de suicide. Song a un

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