Le corps du témoin oculaire - article ; n°2 ; vol.8, pg 77-87

Renaud Dulong

Description

Réseaux - Année 1990 - Volume 8 - Numéro 2 - Pages 77-87
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

• Publié par: RESEAUX
• Publié le: 01 janvier 1990
• Nombre de lectures: 31
• Langue: Français

Extrait

Renaud Dulong
Le corps du témoin oculaire
In: Réseaux, 1990, Hors Série 8 n°2. pp. 77-87.
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Dulong Renaud. Le corps du témoin oculaire. In: Réseaux, 1990, Hors Série 8 n°2. pp. 77-87.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0984-5372_1990_hos_8_2_3550LE CORPS DU
TÉMOIN OCULAIRE
Renaud CEMS-CNRS Dulong
Ma communication s'inscrit dans le courant de recherche qu'on
pourrait nommer, en paraphrasant un texte de Don Zimmerman : la
fabrication de la factualité. Décrire les procédures grâce auxquelles les
membres soustraient au doute le fait qu'une description renvoie à un
état de chose, qu'un récit renvoie à un événement du monde. Parmi les
procédures de factualisation des événements, le témoignage de
quelqu'un qui est réputé y avoir assisté constitue une modalité
d'établissement de la vérité qui occupe une place importante dans
l'histoire de notre société : elle est codifiée par les juristes dès la
rédaction du livre biblique du Deutéronome et aujourd'hui elle a
connu un nouvel usage dans les reportages médiatiques. C'est moins
cette importance institutionnelle qui m'a conduit à réfléchir à ce
phénomène que l'obligation où il nous place, pour l'analyser, de
réfléchir aux modèles de l'intersubjectivité dont nous disposons pour
décrire les relations sociales.
Voici en effet ce que je viens tenter d'argumenter devant vous : le
phénomène du témoin oculaire consiste dans le fait que le corps-
ayant-perçu constitue un élément pertinent de la situation où intervient
(C) Renaud Dulong 78 Le corps du témoin oculaire
un témoin oculaire, indépendamment de ce que ce témoin dit ; cette
autonomie nous force à considérer ce qui se passe dans la rencontre
d'autrui au dessous du dialogue, ou plutôt avant le dialogue. Cette
nécessité invite alors à travailler avec Merleau-Ponty sur ce qui est
donné dans la relation à l'autre avant qu'une parole soit prononcée ou
un geste esquissé, sur cette intersubjectivité muette qui précède la
communication et qui, au moins dans le cas du témoin oculaire, lui
fournit sa garantie.
Pour ne pas disperser l'argumentation, je la centrerai sur la modalité
ordinaire d'occurrence de ce phénomène.
Pour autant que vous tolériez cette manière impressionniste de
procéder, j'en appelle un instant à votre expérience de membre pour
parler du sentiment d'évidence immédiate que provoque en nous le
témoignage de quelqu'un qui nous dit « j'y étais », « je l'ai vu », « c'est
à moi que c'est arrivé ». Par exemple, je vais tout à l'heure vous
présenter une donnée d'observation qui n'a pas été enregistrée par
vidéo, et dans l'argumentation de cette donnée, des gestes ont autant
d'importance que des énoncés. Qu'est-ce qui garantit à cette
description l'évidence de référer à un événement observé ? Jusqu'à
récemment j'aurais répondu que cette garantie est donnée par le jeu de
langage « décrire une donnée d'observation » qui limite par une règle
implicite le doute qu'on peut exercer sur le récit - on peut dire « es-tu
sûr d'avoir bien perçu cela ? », mais pas « es-tu sûr que tu y étais ? ».
Une telle question serait aussi absurde que « es-tu sûr de t'appeler
Renaud Dulong ? » (cf. L. Wittgenstein, 1965). Aujourd'hui je ne
parlerai plus dans ces termes et je dirai plutôt que le fait de me
présenter comme ayant passé trois journées dans le bureau des
plaintes d'un commissariat de police établit d'emblée un rapport de
vous qui m'écoutez aux événements auxquels j'ai assisté et cela, avant
même que j'en ai commencé le moindre récit. Je dirai que ma présence
passée à ces événements est un élément pertinent de notre situation
présente. Tout se passe comme si l'événement rapporté faisait
intrusion dans notre assemblée. Le mot intrusion n'est ni excessif ni
métaphorique, j'essaierai de le montrer.
J'ai fait appel à votre expérience de membre en situation d'écoute
ordinaire d'un témoin oculaire dans la situation où il parle parce que
justement on repère le phénomène en le contrastant avec des situations
où il n'apparait plus. Par exemple si le récit effectué par le témoin
oculaire est rapporté en son absence par quelqu'un qui a entendu son Renaud Dulong 79
témoignage, ce quelqu'un ne peut factualiser le récit de l'événement
par le seul fait de l'avoir entendu dire : il peut témoigner de la qualité
du témoin oculaire, par exemple en spécifiant la proximité sociale à ce
témoin, mais tout ce qu'il pourra en dire ne comblera pas l'absence du le caractère indirect du témoignage. Ce qui m'a d'abord
intrigué dans ce phénomène, c'est le fait que ne soient nécessaires ni
récit, ni précision, ni même commentaire du témoin oculaire pour que
fonctionne la magie de ce contact direct à l'événement. Bien souvent
d'ailleurs, les témoins oculaires, comme les victimes, ne fournissent
spontanément que des propos d'une extraordinaire banalité. Le fait a
d'ailleurs été noté par Harvey Sacks dans un cours d'Avril 1970. Une
personne rescapée d'une catastrophe aérienne déclare au micro quand
on lui demande son témoignage : « oh, les hôtesses de l'air ont été très
gentilles avec nous ». Sacks argumentait à partir de là l'énergie que
dépensent les gens pour paraître ordinaires ; je me sers de cette
particularité typique de l'attitude du témoin oculaire pour dessouder,
dans le phénomène du témoin oculaire, ce que dit le témoin oculaire
de ce qu'il est. Sans doute l'importance sociale du phénomène tient à
la réputation du récit du témoin, des propos qu'il peut tenir, de ce qu'il
peut dire de ce qu'il a vu et de ce qu'il a ressenti, mais cette aura de
vérité est acquise avant même qu'il ne parle, parce que sa seule
présence comme témoin fournit à la situation dont il est un élément un
rapport particulier à l'événement. Même s'il se tait, sa présence
contraint ce que les autres peuvent en dire devant lui. Grâce à lui,
voudrais-je maintenant démontrer, ceux qui le perçoivent directement
sont en prise sur l'événement.
L'observation dont je vais partir pour décrire ce phénomène est
tirée d'un corpus recueilli dans le bureau des plaintes d'un
commissariat de police. Les plaignants ne sont pas dans la plupart des
cas les témoins oculaires des événements dont ils sont les victimes, ils
ne peuvent donc témoigner en rigueur que des traces, des dégâts, de
leurs sentiments, ce qui n'empêche nullement certains de raconter
l'action des malfaiteurs comme s'ils l'avaient vue. Mais bon nombre de
plaignants parlent finalement assez peu et se contentent, comme celui-
ci, de répondre aux questions du policier. Il était venu déclarer
l'effraction de sa voiture par bris de la vitre latérale avant droite et le
vol de son poste de radio. La particularité de ce cas tient en ceci :
l'homme est entré avec une pierre à la main, il a posé cette pierre sur
le bureau de l'inspecteur de police, puis il Га reprise au moment où 80 Le corps du témoin oculaire
l'un des deux inspecteurs a commencé à remplir le formulaire de
déclaration et il a joué avec, comme pour occuper ses mains, durant
les dix minutes qu'il a fallu pour frapper à la machine à écrire la
déclaration. A un moment il a dit, sans que cette déclaration n'ait été
sollicitée :. « la vitre a été brisée, j'ai retrouvé le caillou sur le siège »,
mais en disant cela, il a continué de jouer avec sa pierre sans la
regarder, au point que je me suis demandé à ce moment si la pierre
qu'il avait entre les mains était bien celle dont il parlait. A la fin de la
déclaration, il a signé le formulaire tout en tenant la