Les anagrammes cosmopolites de l auteur dans son oeuvre, ou l identité renversée de Vladimir Nabokov - article ; n°3 ; vol.37, pg 337-348
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Les anagrammes cosmopolites de l'auteur dans son oeuvre, ou l'identité renversée de Vladimir Nabokov - article ; n°3 ; vol.37, pg 337-348

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Description

Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants - Année 1996 - Volume 37 - Numéro 3 - Pages 337-348
Laurence Guy, Les anagrammes cosmopolites de l 'auteur dans son œuvre, ou l 'identité renversée de Vladimir Nabokov.
Parce que V. Nabokov fut d'abord un écrivain russe avant de devenir cet auteur « extraterritorial » et bilingue que le monde entier salue depuis le succès international de Lolita, il paraissait nécessaire de s'interroger sur l'entreprise littéraire « autobiographique » d'un artiste qui, en forgeant d'oeuvre en œuvre son effigie, afficha un refus constant et éminemment suspect de la définir clairement dans son appartenance nationale. Celui qui, dissidence littéraire et esthétique oblige, fut très vite mis en demeure de prouver sa « russité » — puis, par le choix extraordinaire de l'anglais, se mit lui-même en position d'être condamné par contumace — s'amusa notamment à apparaître dans ses œuvres sous des anagrammes loufoques qui, toutes, mettaient en relief le polyglottisme et le cosmopolitisme de celui qu'elles désignaient. Il s'agit pour nous dans cet article de montrer comment ces anagrammes sont à lire comme la manifestation la plus éclatante d'une propriété capitale de l'écriture selon Nabokov, la loi de l'inversion. Celle-ci ne devrait pas laisser indifférent le « lecteur perspicace », espèce particulière de limier méthodique que Nabokov incite — par une série d'indices délectables — à s'interroger sur l'identité problématique de l'auteur.
12 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1996
Nombre de lectures 24
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Laurence Guy
Les anagrammes cosmopolites de l'auteur dans son oeuvre, ou
l'identité renversée de Vladimir Nabokov
In: Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants. Vol. 37 N°3. pp. 337-348.
Résumé
Laurence Guy, Les anagrammes cosmopolites de l 'auteur dans son œuvre, ou l 'identité renversée de Vladimir Nabokov.
Parce que V. Nabokov fut d'abord un écrivain russe avant de devenir cet auteur « extraterritorial » et bilingue que le monde entier
salue depuis le succès international de Lolita, il paraissait nécessaire de s'interroger sur l'entreprise littéraire « autobiographique
» d'un artiste qui, en forgeant d'oeuvre en œuvre son effigie, afficha un refus constant et éminemment suspect de la définir
clairement dans son appartenance nationale. Celui qui, dissidence littéraire et esthétique oblige, fut très vite mis en demeure de
prouver sa « russité » — puis, par le choix extraordinaire de l'anglais, se mit lui-même en position d'être condamné par
contumace — s'amusa notamment à apparaître dans ses œuvres sous des anagrammes loufoques qui, toutes, mettaient en
relief le polyglottisme et le cosmopolitisme de celui qu'elles désignaient. Il s'agit pour nous dans cet article de montrer comment
ces anagrammes sont à lire comme la manifestation la plus éclatante d'une propriété capitale de l'écriture selon Nabokov, la loi
de l'inversion. Celle-ci ne devrait pas laisser indifférent le « lecteur perspicace », espèce particulière de limier méthodique que
Nabokov incite — par une série d'indices délectables — à s'interroger sur l'identité problématique de l'auteur.
Citer ce document / Cite this document :
Guy Laurence. Les anagrammes cosmopolites de l'auteur dans son oeuvre, ou l'identité renversée de Vladimir Nabokov. In:
Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants. Vol. 37 N°3. pp. 337-348.
doi : 10.3406/cmr.1996.2466
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_1252-6576_1996_num_37_3_2466ESSAI
LAURENCE GUY
LES ANAGRAMMES COSMOPOLITES DE L'AUTEUR
DANS SON ŒUVRE,
OU L'IDENTITÉ RENVERSÉE DE VLADIMIR NABOKOV
« Je sais bien que ce n'est pas Pouchkine, mais un
cabotin que je paye pour qu'il tienne ce rôle.
Qu'importe je me plais à ce jeu, et voici que j'y
crois moi-même. »
Vladimir Nabokoff-Sirine, « Pouchkine ou le vrai
et le vraisemblable », La Nouvelle Revue française
[Paris), janvier-juin 1937, XLVII, pp. 362-378.
En lisant les épreuves du manuscrit de l'énigmatique écrivain vedette de La
transparence des choses, le héros transformé en lecteur nous donne le modèle de
notre lecture :
« II signala d'un point d'interrogation la particule du nom d'un personnage secondaire,
"Adam von Librikov", car sa consonance germanique semblait jurer avec la suite ; ou cet
assemblage n'était-il qu'une malicieuse anagramme ? »'
Ce goût de Nabokov pour les anagrammes « malicieuses » semblant « jurer avec
la suite » est bien connu, au moins autant que celui de ses papillons emblématiques.
Anagrammes et papillons fonctionnent de façon complémentaire dans un système
exhibitionniste où l'auteur se montre et cherche à se dire. Mais tandis que le papillon
unifie l'être, l'anagramme en suggère plutôt l'éclatement. « Nabokov — his life and
parts » (« Nabokov — sa vie et ses parties »)2, tel est le titre que Nabokov aurait
souhaité que son premier biographe donnât à son travail, suggérant ainsi que sa bio
graphie ne saurait être que partielle et sa vie... livrée au public « en pièces déta
chées ». Si Andrew Field choisit de ne pas satisfaire totalement le romancier, celui-
ci s'en était par avance largement dédommagé dans son œuvre.
Les anagrammes s'y chargèrent en effet de suggérer toutes les possibilités de
fractures de son identité (éclatement « joué » de ses parties ?). Comme l'onomast
ique gogolienne, « certains de ces noms résonnfèrjent de curieux accents
étrangers », « noms bizarres, hybrides », suggérant qu'une « déformation optique »
Cahiers du Monde russe. XXXVII (3). juillet-septembre 1996. pp. 337-348. 338 LAURENCE GUY
empêchait sans doute de voir correctement cet être « difforme ou pas encore tout à
fait formé »3 qui constituait l'image de l'auteur dans son œuvre, comme une poupée
cabotine que Nabokov avait payée pour qu'elle tînt son rôle...
L'anagramme suppose un fractionnement et une recomposition ; c'est un jeu
combinatoire qui a pour effet de masquer la présence d'un nom sous un autre nom.
Rien d'étonnant par conséquent à ce que Nabokov en ait proposé souvent : le jeu de
cache-cache qui est tout l'objet de l'autobiographie nabokovienne y trouve une
exacte expression d'elle-même.
Fractionnement et combinaison sont partout à l'œuvre dans le système roma
nesque de cet auteur, dont les thèmes et motifs se fragmentent et se recombinent
inlassablement entre eux comme les éclats de ce kaléidoscope onirique qu'il disait
voir durant ses insomnies4. On peut ainsi dire que l'art de Nabokov est un art ana-
grammatique, tout comme d'ailleurs l'identité nabokovienne5 : les polarités de celle-
ci sont projetées dans des personnages certes distincts, mais dont on sent ici ou là
qu'ils sont tous reliés les uns aux autres par la cohérence profonde de l'auteur embus
qué dans son œuvre. Celui-ci, en jouant narquoisement avec les acquis vulgarisés de
la psychanalyse, entend prendre ses distances vis-à-vis de cette investigation gros
sière des profondeurs de son moi. Fragmenter et recombiner le nom, qui pose l'ind
ividu et vaut pour lui, c'est une façon simple de poser la question identitaire.
Mais ce jeu se fait à la surface du texte, et finalement à la surface de l 'être lui-
même. Ainsi, il permet à Nabokov de renoncer aux profondeurs de la psychologie en
restant à la surface des mots. Ce n'est pas un hasard si l'une de ses nombreuses ident
ités anagrammatiques, le baron Klim Avidov dans Ada, introduit dans le roman le
jeu verbal dit le « Flavita », une sorte de scrabble (du russe alfavit)b.
Si elles mettent d'abord en évidence le jeu des mots, les anagrammes soulignent
ensuite le polyglottisme de l'auteur : leur diversité cosmopolite en est l'élément pr
épondérant et montre ainsi que le souci identitaire premier (ou du moins exhibé
comme tel) est celui d'une appartenance nationale multiple ou indéterminée.
Le baron Klim Avidov est, grosso modo, russe7, le baron Von Librikov plus net
tement germanique, tandis que MacNab est pour sa part anglo-celte (d'origine écos
saise ou irlandaise ?) ; Van Bock est, lui, franchement hollandais ; quant à tous les
Vivian, ils sont anglais — en tout cas pour l'essentiel : il se pourrait en effet que le
très anglo-saxon « Vivian Darkbloom » de la version américaine de Lolita et son
homologue russifié de la version russe de Lolita, « Vivian Damor-Bloc » (allusion au
poète russe symboliste ?) aient par ailleurs en commun quelques gouttes de sang
juif...
Cette valse des anagrammes cosmopolites s'inscrit en réalité dans une onomast
ique plus large qui s'appuie sur le principe d'une instabilité chronique, particulièr
ement développée dans Ada, mais que l'on trouvait bien avant. Comme l'a remarqué
Valérie Burling : « [...] l'utilisation particulière que Nabokov fait du nom s'associe à
une entreprise générale dans son œuvre, celle de miner tout ce qui tend à figer les él
éments du réel dans un ordre rigide et prévisible. »8
En ce sens on pourrait dire qu'une telle mobilité des éléments onomastiques
correspond à ce que Brian Boyd a analysé dans son étude čl Ada comme une ANAGRAMMES COSMOPOLITES DE NABOKOV 339
recherche de la liberté créatrice maximale9. Rien n'est figé et déterminé une fois pour
toutes, car le sujet de l'écriture entend affirmer sans cesse sa liberté d'invention (en
particulier sa liberté de s'inventer soi-même, donc de se nommer). Dans cette pers
pective, les anagrammes cosmopolites de l'auteur dans son œuvre expriment la
liberté qu'a l'artiste de changer de passeport, car l'art n'en a pas.
Cette valse onomast

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