Servitude du créateur en face du mythe - article ; n°1 ; vol.20, pg 85-98
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Description

Cahiers de l'Association internationale des études francaises - Année 1968 - Volume 20 - Numéro 1 - Pages 85-98
14 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1968
Nombre de lectures 12
Langue Français

Extrait

Professeur Raymond Trousson
Servitude du créateur en face du mythe
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1968, N°20. pp. 85-98.
Citer ce document / Cite this document :
Trousson Raymond. Servitude du créateur en face du mythe. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises,
1968, N°20. pp. 85-98.
doi : 10.3406/caief.1968.900
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1968_num_20_1_900SERVITUDE DU CRÉATEUR
EN FACE DU MYTHE
Communication de M. Raymond TROUSSON {Bruxelles)
au XIXe Congrès de V Association, le 26 juillet 1967.
La liberté du créateur, dans ce qu'elle a communément de
plus apparent, est sans doute celle du choix d'un sujet et du
traitement de celui-ci. On Га assez dit, il a le droit de prendre
son bien là où il le trouve et de le manier à sa guise, soit qu'il
le tire de son propre fonds, comme Rousseau qui, pour la
Nouvelle Héloïse, n'entendait peupler sa solitude que « d'êtres
selon son cœur », soit qu'il l'emprunte à la réalité extérieure
pour la transformer à son gré. Ainsi, Stendhal lit un article
de la Gazette des Tribunaux, et c'est Le Rouge et le Noir ; ainsi,
Flaubert, informé d'un fait-divers de province, écrit Madame
Bovary. Ces supports fragiles, ces prétextes, ces points de
départ renforcent encore l'impression d'indépendance ;
l'écrivain, devant sa « matière première », se remémore vo
lontiers ces vers de La Fontaine :
Un bloc de marbre était si beau
Qu'un statuaire en fit l'emplette.
Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?
Ses personnages une fois imaginés, l'auteur devient leur
maître, sans restrictions. D'où que lui vienne son inspiration
initiale, il n'en garde pas tels quels les éléments ; il ajoute
ou retranche, choisit, élague, modifie, transpose, bref joue au 86 RAYMOND TROUSSON
despote, à Dieu le Père, il s'érige en fatalité. Proust avait le
droit de nous montrer Odette éprise de Swann ; Flaubert
avait le droit de mettre Rodolphe aux pieds d'Emma ; Mme de
Staël et Rousseau avaient le droit de changer le dénouement
de Delphine ou de la Nouvelle Héloïse — et d'ailleurs ils l'ont
fait. En somme, le créateur dépend tout au plus de lui-même.
Ainsi Madame Bovary, Delphine, Le Rouge et le Noir, la
Nouvelle Héloïse ressemblent à ces continents vierges dont les
conquistadores révélaient l'existence en y posant le pied : in
connus, ignorés, suspendus dans les limbes, ces sujets atten
daient la vie et, pour prix de leur existence, ils donnent au
créateur droit de vie et de mort.
Mais en va-t-il de même lorsque le sujet choisi a déjà une
existence propre, parfois séculaire, lorsque, au fil du temps,
des dizaines de créateurs lui ont déjà donné forme ? En vé
rité, le simple fait de poser une telle question sous-entend
que la réponse, probablement, sera négative. Essayons c
ependant d'étudier d'un peu plus près ce que devient la liberté
du créateur lorsqu'il aborde un mythe littéraire consacré par
une longue tradition ; en d'autres termes, de préciser où il
conviendra de fixer les bornes de son indépendance en face
de Don Juan, de Faust, de Prométhee.
Il est clair que le problème se pose, cette fois, dans des con
ditions fort différentes. D'avance, la liberté de l'auteur est
entravée, limitée. Alors que, dans la création « générale », le
choix du sujet est le point de départ de son autonomie créa
trice, ce choix marque maintenant l'instant initial de sa ser
vitude. D'emblée, le mythe lui impose ses composantes, les
éléments constitutifs qui lui sont propres et sans lesquels il
cesse d'être.
Mythe — est-il besoin de le dire ? — s'entend naturell
ement ici au sens le plus large : il ne s'agit pas seulement des
thèmes issus de la mythologie ou de la Bible, mais aussi de
ceux fournis par l'histoire et donnant matière à la littérature.
Particulièrement contraignants seront même ces mythes his
toriques, où l'histoire, la réalité remplacent ou renforcent la
tradition purement littéraire. Faire d'Antigone une fille
craintive ou de Médée une épouse complaisante, c'est déna- DU CRÉATEUR EN FACE DU MYTHE 87 SERVITUDE
turer une légende, une histoire inventée. Mais fera-t-on de
Napoléon un imbécile, de Cromwell un colon américain ou
de Waterloo une victoire française ? La rigidité des cadres
imposés à l'auteur est ici plus grande encore que pour les
mythes d'invention purement littéraire. En somme, le seul
choix d'un personnage, d'un nom, d'un fait empruntés au
domaine de l'histoire entraîne automatiquement le créateur
à renoncer à l'infini des possibilités qui est le propre des su
jets d'imagination pure.
Observons bien, en outre, que cette contrainte existe lors
même que le mythe, sans relever directement de l'histoire,
doit plutôt son existence à la coutume, à l'usage. Songeons,
dans cet ordre d'idées, à la peinture de certains types na
tionaux tels qu'ils se sont répandus dans les lettres à telle ou
telle époque. Un auteur était-il vraiment « libre » de camper
un Italien qui ne fût pas vindicatif, un Espagnol qui ne fût
pas jaloux, un Anglais qui ne fût pas flegmatique ? Et que
dire du Français inconstant, frivole et volage tel qu'il appar
aît dans Le Français à Londres de Boissy, en 1727, tel qu'il
hante tout le xvine siècle pour aboutir à cette tête folle qu'est
le comte d'Erfeuil dans la Corinne de Mme de Staël, ou encore
tel qu'il se dégrade dans le Riccaut de la Marlinière décrit
par Lessing ? Parce qu'il est une fois pour toutes entendu que
tous les Écossais sont avares et que toutes les Françaises sont
rousses, l'auteur se voit tenu de respecter une convention,
fausse peut-être en soi, mais qui seule, aux yeux du lecteur,
peut donner au type sa vérité.
Peut-être pourrait-on dire que, dans le cas des mythes his
toriques, l'auteur se voit contraint par la réalité, par une
vérité consignée dans tous les manuels, en quelque sorte par
une vérité officielle ; et que, dans le cas des types nationaux,
il se trouve tenu par une fiction à laquelle l'usage, le consensus
omnium ont donné valeur de réalité. En irait-il autrement
lorsque le mythe évoqué ne relève que d'une tradition exclu
sivement littéraire ?
Prenons par exemple le cas ď Antigone. Le premier obs
tacle auquel se heurte la volonté d'indépendance du créateur
est celui de la situation : que devient le mythe d 'Antigone si RAYMOND TROUSSON 88
l'on supprime la guerre fratricide entre Ëtéocle et Polynice,
ou l'obligation morale de l'ensevelissement du frère défunt ?
Deuxième obstacle : les personnages. Antigone cesse d'être
Antigone si l'on escamote ses comparses, Créon, Ismène,
Hémon. Troisième obstacle : la signification. Qui consentirait
à retrouver une Antigone là où son opposition fondamentale
avec ce que représente Créon aurait disparu ?
Bref, Antigone ne saurait avoir d'existence en dehors d'un
certain contexte. En d'autres termes, ce n'est pas la personn
alité individuelle de l'héroïne qui fait la situation ce qu'elle
est, c'est une situation donnée, intangible, qui, d'une quel
conque jeune fille, fait une Antigone : nous sommes aux ant
ipodes de Madame Bovary. Ainsi, la situation crée Antigone à
tel point que, pour nous, par un processus inverse, le seul fait
d'appeler une héroïne Antigone implique obligatoirement
cette situation. Il n'en irait pas autrement d'Œdipe, de Pan
dore, de Psyché, de Médée... Et croirions-nous à un Adam
dispensé du péché originel ? à un Amphitryon que n'accom
pagneraient ni Jupiter ni Alcmène ?
Ceci est valable pour les mythes littéraires où la situation
a une importance déterminante. N'en sera-t-il pas autrement
pour les mythes de héros, où la situation est contingente, où
le héros peut évoluer dans n'importe quelle situation ? Ainsi
pour Hercule, pour Ulysse, ou pour Prométhee. Ne nous y
trompons pas : ces mythes ne sont pas grevé

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